Sexe, genre et bibliothèque

Journée d’étude Médiadix – 13 décembre 2013

Fabien Ughetto-Monfrin

Malgré son titre un tantinet provocateur, « Sexe, genre et bibliothèque », la journée d’étude organisée à Médiadix a traité avec sérieux les thématiques autour du genre et des inégalités qui concernent tout particulièrement les bibliothèques. Les initiatives et les exemples ont été nombreux. Les points de vue différents des intervenants ont permis de croiser les expériences.

Comprendre la construction du genre à l’adolescence

Christine Détrez, sociologue et maître de conférences à l’École normale supérieure de Lyon, à la fois spécialiste des pratiques adolescentes et de l’approche des problématiques de genres, présente les résultats de deux enquêtes. La première montre qu’au regard des inscriptions, les filles comme les garçons se détournent de la bibliothèque en grandissant, quel que soit le milieu d’origine. La seconde enquête porte sur les jeunes lecteurs de manga. Il est possible de généraliser les résultats. Le but est de comprendre comment se construit l’identité de soi et du genre à travers la lecture.

Les critères de choix de lecture ne sont pas les mêmes durant l’adolescence. Un livre n’est pas lu de la même manière par un garçon et par une fille. Ce qui détermine le choix de lecture à 11 ans c’est d’être un garçon ou une fille. Quand on a 17 ans, c’est l’appartenance au groupe dans les milieux favorisés qui devient le critère déterminant. Le modèle de virilité masculine traditionnel est le passage obligé de tous les garçons et ils n’en éprouvent aucune honte. Dans cet imaginaire masculin, fréquenter le territoire des filles rend homosexuel. Cette homophobie se retrouve aussi bien chez les parents que dans toutes les catégories sociales. Dans les pratiques culturelles, le masculin est en haut de la hiérarchie par rapport au féminin. Même pour les filles de classes favorisées, il est plus valorisant d’avoir des lectures masculines que stéréotypées « fille ». Mais l’appartenance sociale n’explique pas tout. Il faut aussi interroger ce qui se cache derrière les stratégies de contournement. À 17 ans, les jeunes de classes favorisées vont développer un goût pour les mangas plus psychologiques et qui développent des réflexions philosophiques. Ces jeunes vivent de véritables expériences philosophiques par leur lecture.

Lutter contre les inégalités de sexes
et de genre dans les bibliothèques

Maria-Eleonora Sanna est chargée d’étude égalité de genre à la MIPADI – Mission de la parité et de la lutte contre les discriminations, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Créée en 2009, elle avait pour mission de s’occuper de l’évolution des carrières et de l’égalité professionnelle. Depuis deux ans, la MIPADI propose une stratégie globale pour les politiques d’égalité et de lutte contre les discriminations dans les établissements publics. En effet, les bibliothèques ne sont pas épargnées par les inégalités professionnelles liées au sexe et aux genres.

Les stéréotypes persistent : on attend d’une femme qu’elle soit patiente, altruiste et rigoureuse alors que l’on attend d’un homme qu’il agisse et soit dynamique. Par ailleurs, la profession de bibliothécaire se féminise. Cette évolution cache une double situation. D’une part, ce métier est perçu comme dévalorisant parce que féminin, et d’autre part, malgré la majorité féminine, peu de femmes accèdent aux postes de conservateur général, elles se heurtent à un plafond de verre et sont par conséquent surreprésentées dans ce grade de débouché.

Pour lutter contre ces problèmes, la MIPADI impulse la collecte de données sexuées annuelles. Le débat permet de mettre en évidence la nécessité de croiser les données telles que l’âge, le salaire ou le délai de titularisation. D’après les statistiques, même si l’accès des femmes aux études supérieures ne cesse d’augmenter, la mixité ne sera sans doute atteinte qu’en 2078.

Bibliothèque féministe et centres de ressources
sur le genre

Annie Metz présente la bibliothèque Marguerite Durand, dont elle est la directrice, et plus largement les centres de ressources sur le genre et le féminisme. À l’origine, ce fonds documentaire a été constitué par la journaliste et féministe Marguerite Durand dans le souci de témoigner de l’activité des femmes dans tous les domaines. Il continue d’être enrichi et actualisé. Annie Metz souligne toute l’originalité et la modernité de cette démarche à une époque où l’on ne se posait pas autant de questions sur le genre.

La bibliothèque souffre d’un manque de place dès les années 2000, ce qui la force à refuser des dons. Le centre d’archive du féminisme créé à la BU d’Angers prend le relais en valorisant les dons grâce au master d’archivistique. La numérisation des collections a réellement débuté en 2006 et est accessible depuis un catalogue en ligne. Annie Metz déplore la mauvaise ergonomie du site web qui est indisponible la nuit. Une situation handicapante pour un fonds qui intéresse les chercheurs étrangers. L’appui du numérique est pourtant très important comme c’est le cas du guide des sources d’archives du féminisme qui permet de localiser des archives sur le féminisme géographiquement dispersées.

L’intervention se termine par la présentation du centre de ressources sur le genre à la bibliothèque municipale de Lyon accessible en ligne, et l’espace « Égalité de genre » au sein de la médiathèque Olympe de Gouges de Strasbourg. Au final, il existe de nombreux centres de ressources mais qui souffrent d’un manque de visibilité malgré les accès en ligne.

La nécessité de valoriser les initiatives
autour des questions de genre

Thomas Chaimbault, responsable de la formation des bibliothécaires d’État à l’Enssib, présente la Légothèque : Bibliothèque, construction de soi et luttes contre les stéréotypes, une commission de l’ABF créée en janvier 2012. Elle réunit treize membres issus de tous types de bibliothèques. Son acceptation a rencontré quelques difficultés de la part de collègues professionnels. Sa création a été influencée à la fois par les initiatives étrangères sur le genre et les inégalités et par les textes fondateurs tels que la Charte des bibliothèques de 1991 ou le manifeste de l’Unesco. Cette commission considère que la bibliothèque a un rôle politique à jouer dans la construction de l’individu en étant le reflet des tendances du moment et de l’évolution de la société.

Elle cherche à interroger les rapports entre culture et pouvoir dans la société et la place de la bibliothèque comme agent d’exercice de ce pouvoir ou au contraire comme espace d’émancipation. Il s’agit pour ses membres de porter un discours égalitariste et antisexiste. Elle ne veut pas nier les différences homme/femme mais affirmer que cette hiérarchisation est construite socialement et culturellement. Les objectifs de la Légothèque sont de favoriser l’épanouissement de tous et de toutes sans se focaliser sur les différences de sexe, de proposer un espace qui permette d’extraire garçons et filles de cette hiérarchie et d’enclencher une prise de conscience autour de ces inégalités, des discriminations, de leur reproduction par les usagers et les bibliothécaires.

La commission travaille autour de trois axes : le multiculturalisme, l’orientation sentimentale et sexuelle, les questions de genres, en essayant d’apporter des outils à la fois réflectifs et pratiques, comme un séminaire de recherche et une formation professionnelle. Elle travaille de manière transversale grâce à des partenariats. Elle met en valeur les initiatives des collègues ou des centres de ressources en France grâce à son site internet. Enfin, la commission veut élaborer des boîtes à outils regroupant des éléments qui seront réutilisables par les collègues sur des sujets actuels comme le mariage pour tous.

La drague en bibliothèque est-elle virtuelle ?

La drague en bibliothèque est un sujet étonnamment peu traité. Christophe Pavlidès présente ces quelques travaux. Seulement deux références indirectes sont présentes dans le BBF. La première traite le sujet en revenant sur les violences urbaines et le comportement des filles et des garçons en bibliothèque et la seconde porte sur le règlement dans les margess. Il ne s’agit à chaque fois que de quelques lignes. Dans la collection Bibliothèque des Éditions du Cercle de la Librairie, deux ouvrages développent davantage le sujet : l’ouvrage collectif Écrire la bibliothèque aujourd’hui et surtout Drôle de bibliothèques… d’Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître. Dans ce dernier, quatre extraits traitent chacun à leur manière d’une romance entre un lecteur et une bibliothécaire. En plus d’entretenir le stéréotype de genre, ils semblent vouloir tous dire que la drague en bibliothèque est fictionnelle. Quelques mémoires proposent des approches intéressantes comme celui de Mathilde Servet ou celui d’Adèle Spieser. Parler de drague et plus si affinité en bibliothèque semble difficile, alors qu’en privé la profession est intarissable sur le sujet.

Pourtant le phénomène existe bel et bien comme l’atteste le phénomène des spotted. Dans ce cas, c’est le fait de vouloir retrouver quelqu’un seulement aperçu. Sur les réseaux sociaux, des groupes et des pages sont créés par des étudiants dans le but de déclarer sa flamme à sa voisine ou son voisin de table. De nombreuses bibliothèques sont concernées : la BnF, les bibliothèques universitaires (à Angers, à Toulouse) et les bibliothèques municipales (à Bordeaux). Si pour la drague, le lieu physique de la bibliothèque ne suffit plus, la question de la concurrence avec le virtuel est plus que jamais d’actualité et mérite davantage d’intérêt.

Finalement, les bibliothèques ne manquent pas d’initiatives sur les thèmes de sexe et de genre comme le prouvent les nombreux exemples. Pourtant de nombreuses questions restent inexplorées. Comment l’espace est réparti entre les sexes ? Quelle influence peut-il avoir sur les genres ? Pourquoi la drague entre bibliothécaires est-elle taboue ? Cette journée a le mérite d’ouvrir de très intéressantes perspectives de recherche.