Responsabilité sociétale et environnementale : quelles compétences pour les professionnels des bibliothèques ?

Le Printemps des métiers – 12 mai 2022, Villeurbanne

Véronique Heurtematte

Le 12 mai 2022, l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) 1

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L’Enssib est l’éditrice du Bulletin des bibliothèques de France.

consacrait la première édition de son nouveau rendez-vous Le Printemps des métiers à la thématique « Responsabilité sociétale et environnementale : quelles compétences pour les professionnels des bibliothèques ? ». Gestion des bâtiments, numérique et consommation responsables, égalité des chances, bien-être et santé : la rencontre a donné de nombreuses clés de réflexion sur ces enjeux de société majeurs, actuellement au cœur des réflexions des établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR). « La question de la formation dans les domaines du développement durable et de la responsabilité sociétale est crucial car on ne peut pas faire bouger la société si ses acteurs ne sont pas formés pour faire face à ces défis », a relevé Pascale Bourrat-Housni, sous-directrice de Territoires, Sociétés, Savoirs au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI). L’intégration de cette dimension plus spécifiquement dans les formations aux métiers des bibliothèques et de la documentation, de même que l’identification des compétences nécessaires, ont servi de fil rouge à la journée. « La mutation à l’œuvre dans nos métiers depuis 25 ans est immense mais on peut penser qu’elle le sera encore plus dans les 25 ans à venir, a souligné Nathalie Marcerou-Ramel, directrice de l’Enssib. Comment faire évoluer la formation pour répondre à ces enjeux ? »

48 % des établissements de l’ESR engagés dans la transition écologique

Alors que la loi dite « Grenelle 1 » du 3 août 2009 impose à tous les établissements d’enseignement supérieur la mise en place d’une démarche de développement durable à travers un Plan vert, un travail collectif associant la Conférence des grandes écoles, la Conférence des présidents d’universités, le ministère de la Transition écologique et celui de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation a donné lieu à l’élaboration d’un référentiel Développement durable et Responsabilité sociétale (DD&RS) dont la dernière version a été éditée en 2021. Son objectif est d’accompagner les établissements dans leur démarche de développement durable et de leur fournir des outils d’autoévaluation. Cinq grands enjeux, tous liés entre eux, ont été identifiés : enjeux environnementaux, recherche et innovation, enseignement et formation, politique sociale, stratégie et gouvernance.

La forte mobilisation des étudiants sur ces questions, notamment au sein de l’association Pour un réveil écologique, a conduit le MESRI à commander le rapport intitulé « Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur », remis par Jean Jouzel à la ministre en février dernier. Il fait un point sur l’engagement des établissements en matière de développement durable et responsabilité sociétale. Sur les 156 établissements interrogés, 48 % ont mis la transition écologique et le développement durable dans leur stratégie, 21 % ont le label DD&RS, 45 % ont des axes de recherche ou une chaire dédiée à une thématique de transition écologique ou de développement durable. Des résultats encourageants, a estimé Gérald Majou de La Débutrie, chargé de mission développement durable et responsabilité sociétale, vie étudiante et politique régionale à la Conférence des grandes écoles lors de son intervention, avant de rappeler qu’une démarche de DD&RS doit se traduire par « une transformation rapide, transverse et radicale ».

À l’université de Bordeaux, un engagement via une démarche participative

L’université de Bordeaux a mis en place sa politique de transition écologique via une démarche participative associant tous les acteurs : les réseaux de proximité constitués par les étudiants « ambassadeurs » et les référents personnels ; le Conseil des transitions qui supervise, évalue, émet des recommandations et auquel la gouvernance de l’université rend des comptes ; les pilotes des engagements qui coordonnent les différentes actions ; la coordination générale qui pilote la stratégie globale.

L’université mène plusieurs actions phares parmi lesquelles la Rentrée climat qui a pour but de sensibiliser de manière ludique les étudiants aux problématiques du changement climatique, ou encore la participation à l’initiative ACT (pour Augmented University for Campus and World Transition), un campus expérimental pour la transition sociétale et environnementale. « Nous avons fait le constat qu’il faut penser localement, collecter les idées et les besoins, et travailler en partenariat car certains enjeux comme la mobilité implique différents acteurs du territoire », a expliqué Mélanie Bayens, chargée de mission transition environnementale et sociétale à l’université de Bordeaux.

La bibliothèque universitaire (BU) a été impliquée dans la réflexion dès l’élaboration de la feuille de route de l’université en 2019. Elle s’est engagée dans plusieurs actions dont la mise en place d’un réseau de référents, l’engagement de réduire de 3 % par an la consommation énergétique des bâtiments, le nettoyage des données numériques. Elle a également entamé récemment un travail de recensement des bonnes pratiques et initiatives des autres bibliothèques. « Cette démarche dynamise notre projet de service, a témoigné Caroline Lafon, directrice de la Direction de la documentation de l’université de Bordeaux. Elle nous fait sortir de notre zone de confort, nous conduit à changer nos pratiques, à convaincre nos usagers. »

Développer des compétences en premiers secours en santé mentale

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme « un état complet de bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », proposant ainsi une approche qui n’est pas seulement médicale mais qui prend également en compte la dimension sociale et le rôle de l’environnement sur la santé des individus. Comment les BU peuvent-elles contribuer au bien-être des étudiants qui, lors d’une enquête menée en 2016, étaient 60 % à déclarer une situation de stress ou d’épuisement, 45 % à mentionner des problèmes de sommeil, 32 % un état de dépression, et 28 % un sentiment de solitude ? La bibliothèque de l’université d’Angers a mis en place plusieurs actions : un partenariat avec le service Santé de l’université qui tient un corner dans la BU une fois par mois, un partenariat avec le Relais handicap qui permet de mieux connaître les publics concernés, la coorganisation des forums du handicap de l’université, la formation de bibliothécaires volontaires aux premiers secours en santé mentale (PSSM) selon une méthode élaborée en Australie et aujourd’hui déclinée en France. « Il est indispensable de ne pas rester derrière le guichet, de s’habituer à être dérangé dans ses habitudes, de pratiquer une écoute active, de connaître les acteurs vers qui réorienter les usagers en difficulté, a détaillé Nathalie Clot, directrice de la BU d’Angers, les bibliothécaires doivent s’investir dans ces compétences. » Pour Maxime Gignon, chargé de mission au Département de la qualité de vie étudiante de la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGSIP) du MESRI, la santé mentale des étudiants doit être une priorité. Il a préconisé, notamment, le développement de la présence de secouristes en santé mentale.

Une enquête sur l’implication des bibliothèques dans le développement durable

Pour entamer les échanges de l’après-midi, Mathilde Larrieu, coordinatrice de la mission Prospective métiers et compétences de l’Enssib, a présenté les résultats d’une enquête menée au printemps 2022 auprès des bibliothèques pour mieux connaître leurs actions en matière de développement durable. L’enquête a obtenu 255 réponses dont 35 % d’établissements de lecture publique, 35 % de bibliothèques universitaires, 4 % de bibliothèques départementales et 25 % autres (établissements publics, bibliothèques associatives). Plus de la moitié (51 %) mènent des actions DD&RS et 25 % ont des projets en cours. Les actions concernent le fonctionnement de la bibliothèque, la formation des équipes, la sensibilisation des usagers, les services au public. Les initiatives touchant à la sobriété numérique, à la consommation responsable, les ateliers zéro déchet, la collecte de consommables comptent parmi les initiatives les plus fréquemment mentionnées.

30 % des actions sont ponctuelles et menées surtout en partenariat (19 %), 16 % sont intégrées dans le projet d’établissement. Une grande diversité d’acteurs accompagnent ces actions et l’acquisition de compétences : référents en interne, services de la collectivité (Parcs et jardins, développement durable), associations (Zéro déchet, Académie du climat), organismes de formation.
L’enquête a souligné l’importance d’un portage de la part de la tutelle, d’une équipe impliquée, de l’acquisition des compétences nécessaires par la formation, du recours à la formalisation des actions, de l’intégration des démarches DD&RS dans tous les activités du métier. « Le DD&RS est pleinement au cœur de l’évolution du métier de bibliothécaire, moins sous la forme de nouvelles compétences à acquérir que dans une coloration des compétences traditionnelles, a souligné Mathilde Larrieu. Les professionnels, dans leur grande majorité, s’y intéressent et s’en emparent. »

« Le développement durable ne doit pas être punitif »

Les retours d’expériences de trois établissements, de nature très différente, ont illustré les multiples manières dont peut se traduire la prise en compte des problématiques de développement durable. Les enjeux écoresponsables ont été présents dès la conception du projet du grand équipement documentaire (GED) du campus Condorcet, ouvert en septembre 2019 et installé dans un bâtiment bioclimatique de 23 000 m2 offrant un grand confort visuel et acoustique et dans lequel les matériaux et produits écologiques ont été privilégiés. « Nous nous sommes appuyés sur des compétences extérieures pour le projet de configuration. Il a fallu développer un vocabulaire commun pour dialoguer avec l’architecte et les autres métiers du bâtiment et de la programmation, a expliqué Stéphanie Groudiev, directrice du GED. Nous avons demandé aux entreprises de traduire en langage simple des aspects techniques. C’est très important car nous devons développer une capacité de travail transversal mais sans sortir de nos métiers. »

Ouverte en 2016 au cœur de Paris dans le quartier des Halles au pied d’un immense centre commercial et d’un hub de transport public où transitent 800 000 passagers par jour, la médiathèque de la Canopée la fontaine de la Ville de Paris s’est d’abord interrogée sur la dimension écologique de son activité en interne et des gestes métier : tri des déchets, équipement et seconde vie des documents. Elle a créé un fonds écologie et une grainothèque en 2019, puis a progressivement développé un vaste ensemble d’actions en interne et en direction des publics. Côté publics : des conférences, des ateliers pédagogiques sur le recyclage, des expositions. Côté professionnels : un travail de lanceur d’alerte auprès de la tutelle, une évaluation des actions menées en interne et pour le public au sein du groupe de travail Bibliothèque verte, un Guide de la bibliothèque verte publié sur le blog de la bibliothèque et qui recense toutes ses actions mais aussi les bonnes idées repérées ailleurs. Cette démarche est adoptée par toute l’équipe, donne lieu à un plan de formation et fait partie des critères retenus pour les nouveaux recrutements. Plutôt qu’à des compétences spécifiques, cette démarche fait appel à une culture de l’expérimentation, à une agilité et à une capacité à se former. « Il faut accepter de changer nos pratiques, a relevé Alice de Larmagnac, de la médiathèque la Canopée. Arrêter la plastification des livres a, par exemple, soulevé dans un premier temps des réticences. Mais l’expérience a montré que les documents non plastifiés n’étaient pas plus abîmés que les autres. » Le travail de persuasion doit aussi se faire auprès des lecteurs. Avant la pandémie, la bibliothèque avait mené une enquête pour évaluer les limites acceptables par les usagers des changements proposés, par exemple la suppression de la machine à café. « Même si c’est souhaitable du point de vue écologique, est-ce que cela ne va pas pénaliser nos usagers qui passent beaucoup de temps sur place ?, a interrogé Sophie Bobet, directrice de la médiathèque de la Canopée la fontaine. Le développement durable ne doit pas être punitif. »

Venelles, petite commune de 8 400 habitants située à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, inaugurera en mars 2023 un équipement culturel de 2 500 m2 regroupant deux salles de spectacle, un café culturel, un espace de pratique musicale et une médiathèque, le tout dans un jardin urbain de 4 500 m2. En cohérence avec les engagements de la ville impliquée dans le développement durable depuis plus de 30 ans, l’écologie sera un des piliers de la future médiathèque. Coconstruite dans des démarches participatives, cette dernière offrira un espace dédié au développement durable, une grainothèque, du prêt de matériel pour mesurer la consommation des appareils électriques en veille et de jumelles pour observer la nature, et s’inscrira dans les objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 de l’Organisation des Nations unies (ONU). L’équipe sera construite en recherchant dans un premier temps les compétences individuelles, en variant les profils recrutés. « Les parcours de vie seront aussi intéressants que les compétences techniques, a indiqué Élisabeth Arquier, directrice de la bibliothèque de Venelles, la mairie organise des ateliers interservices sur le développement durable. C’est très intéressant car cela donne une vision transversale des enjeux de développement durable. »

Dans une intervention filmée, Petra Hauke cofondatrice au sein de l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA) du groupe d’intérêt spécial Ensulib (Environment, sustainability and libraries), a affirmé que les bibliothèques étaient bien positionnées pour contribuer aux 17 objectifs de développement durable de l’ONU. Elle a listé les compétences à mobiliser : mettre en réseau et partager les savoirs, collecter des fonds pour financer un projet, enseigner les technologies de l’information et de la communication, donner des outils aux usagers pour évaluer l’information, les inciter à adopter un comportement écologique. « Dans nombre d’endroits, les bibliothèques sont les seuls lieux d’accès à l’information. Ce sont des institutions politiques, leur neutralité est un mythe », a affirmé Petra Hauke.

Au Canada, le devoir de mémoire, un enjeu pour les bibliothécaires

La journée a été clôturée par Guylaine Beaudry, bibliothécaire en chef de l’université de Concordia, qui a évoqué dans un témoignage très fort deux sujets très présents en Amérique du Nord. Le premier est la démarche en faveur de l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) qui visent à aider les groupes minoritaires à s’intégrer dans le groupe dominant sans avoir à renier leur identité. La bibliothèque a ainsi analysé ses collections pour vérifier la bonne représentation de sujets tels que l’histoire noire, le féminisme et dispose de budgets pour le développement de collections spéciales. Elle diversifie les canaux pour ses recrutements afin de garantir la représentativité des candidats et a mis en place une procédure pour vérifier l’absence de discrimination à l’embauche. Elle a aussi créé un groupe de travail constitué de membres des communautés sous-représentées qui présentera ses recommandations à l’automne 2022.

Le second sujet, évoqué avec beaucoup d’émotion par Guylaine Beaudry, est la démarche de réconciliation entamée en 2007 par le gouvernement canadien avec les peuples autochtones (dont 11 au Québec) qui représentent 1,4 f% de la population. La Commission de vérité et réconciliation ouverte en 2007 a porté au grand jour, notamment grâce aux témoignages de survivants, les maltraitances subies pendant plusieurs générations par de nombreux enfants autochtones arrachés à leurs familles pour être placés dans des pensionnats dans un processus d’assimilation forcée. « Découvrir cette vérité a été un choc, a témoigné Guylaine Beaudry, que pouvions-nous faire ? » La bibliothèque de l’université de Concordia a entamé plusieurs initiatives, parmi lesquelles un travail sur les vedettes matières pour utiliser un vocabulaire plus respectueux (le terme « indien » a été supprimé), un programme de formation dédiée aux bibliothécaires autochtones, un programme de numérisation des documents des communautés autochtones, des enregistrements de la parole des Anciens, la sauvegarde des langues autochtones. « Le processus de réconciliation sera long mais je peux témoigner que c’est un processus très puissant dans lequel les bibliothèques ont une réelle responsabilité sociale en tant que génératrices de liens sociaux et de connaissances », a conclu Guylaine Beaudry.