Rencontres Henri-Jean Martin
21 mars 2016 – Enssib
C'est à l'initiative de Noëlle Balley, chefe du bureau Patrimoine au Service du Livre et de la Lecture, que fut choisi le thème de la 10e édition des rencontres Henri-Jean Martin, "Sécurité et sûreté des collections". Dans un contexte international tendu qui favorise destructions et pillages du patrimoine de l'humanité, et alors que le marché de l'art, florissant, attire toutes les convoitises, il paraît en effet plus que jamais nécessaire de rappeler aux professionnels leur responsabilité, tout en favorisant les échanges d'expériences et de bonnes pratiques entre les différents métiers concernés.
Vols, trafics, faux et recels... les exactions et leurs parades
L'intervention de Dominique Varry (professeur des Universités, ENSSIB) rappela pour commencer que le livre est depuis qu'il existe un objet de désir : la manie du collectionneur, l'espoir de soustraire l'ouvrage à une conservation jugée déficiente, le plaisir de réaliser un exploit et, naturellement, l'appât du gain, sont toujours des mobiles puissants. Il n'est pas rare que le voleur, fréquemment doublé d'un faussaire capable de maquiller l'objet du larcin pour en faciliter la revente, soit un professionnel du livre, et parfois même un bibliothécaire : il suffit pour s'en convaincre d'évoquer les affaires célèbres de Pierre de Carcavi, de Guglielmo Libri Carucci dalla Somaja ou plus récemment de Michel Garel ; ou encore le scandale de la bibliothèque des Girolamini à Naples, pillée par son directeur. Maintes parades furent inventées au cours des siècles pour protéger les collections des lecteurs indélicats : formules de sort de l'Antiquité ou d'excommunication dans les colophons du Moyen âge, livres enchaînés, engagement signé des chercheurs... Si les bibliothèques pèchent encore parfois par négligence, elles disposent pourtant aujourd'hui de tout un arsenal de mesures : les précautions classiques, dont l'efficacité n'est plus à démontrer (contrôle des accès, surveillance des salles de lecture, établissement de catalogues précis, récolements réguliers, etc.), sont renforcées depuis peu par des mesures de publicité au rôle dissuasif.
C'est la politique de la Bibliothèque nationale de France en matière de sûreté qui fut ensuite exposée par Isabelle Fourmont, coordinatrice de la conservation et de la reproduction. Confrontée depuis les années 1980 à une recrudescence des vols, attribuée à l'augmentation des déclarations, ainsi qu'à la diversification des collections convoitées (bandes dessinées, documents audiovisuels, photographies, etc.), la BnF travaille actuellement dans trois directions. Il s'agit d'abord de renforcer les dispositifs existants : réaménagement des espaces pour un meilleur contrôle des accès ; surveillance humaine et électronique ; signalement précis des documents, estampillage systématique, récolements réguliers ; mesures visant les personnes en contact avec les collections, réflexion sur l'attribution des habilitations délivrées aux catalogueurs ; travail sur les niveaux de vulnérabilité des documents et de responsabilité des agents ; vigilance accrue lors des transports ; sensibilisation du personnel ; surveillance des ventes dans le monde de la bibliomanie. Mais, une nouvelle politique, que l'on pourrait qualifier de « fin de l'omerta », consiste aujourd'hui à donner une publicité aux vols commis, par dépôt de plainte et diffusion de listes des livres manquants. Enfin, le développement de la coopération entre établissements, professionnels, marchands, police et autorités vise à compliquer les opérations de revente. Il est hélas difficile pour les bibliothèques les plus modestes, que le fléau du vol n'épargne pas, de déployer des mesures d'une telle ampleur.
La table ronde animée par Noëlle Balley permit alors de confronter les points de vue, sur le sujet de la déontologie et de la responsabilité, de différentes professions également concernées par la préservation du patrimoine. Bruno Galland (Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon), Marc Martinez (Bibliothèques universitaires de l'Université Jean-Moulin), Pierre Guinard (Bibliothèque municipale de Lyon), Frédéric Castaing (libraire spécialisé) et Eric Blanchegorge (Musées de Troyes) s'entendirent en introduction pour affirmer que leurs professions étaient également confrontées au problème du vol, dont il n'est pas rare qu'il soit commis en interne. A la question portant sur les formes que prend la déontologie dans leurs différents métiers, ils répondirent que toutes sont armées de codes de déontologie, de textes officiels, de chartes et de manuels ; et pourtant, d'une façon assez générale, les professionnels semblent sur le terrain souvent mal formés, mal informés, parfois trop peu conscients de leur responsabilité ; pour lutter contre vols, faux et recel, ils connaissent les bonnes pratiques et disposent le plus souvent des outils adéquats, sans être toujours en mesure de les appliquer. Il reste donc à mener tout un travail collectif dans les services pour trouver un équilibre entre sûreté maximale des collections et bonnes conditions de travail des professionnels comme du public, à développer des coopérations, ainsi qu'à homogénéiser les pratiques législatives et judiciaires au niveau international.
Les résultats de l'enquête réalisée par l'ENSSIB, présentés par Julia Morineau, confirment les propos des différents interlocuteurs à propos des vols : la majorité des 27 bibliothèques municipales classées à avoir répondu (sur les 54 sollicitées) ont déjà dans leur histoire été confrontées à des vols, portant généralement sur les collections patrimoniales ; le coupable est le plus souvent issu du public ; dans l'ensemble, les professionnels sont favorables à la médiatisation qui permet une prise de conscience (quand ils sont contre, c'est par crainte d'attirer l'attention sur la valeur des collections et pour ne pas stigmatiser le personnel) ; les mesures de sûreté classiques (surveillance, contrôle d'accès...) sont renforcées depuis les années 2000 par la surveillance vidéo et une meilleure formation du personnel ; les récolements sont réguliers, le personnel est formé en interne ; le personnel de la collectivité extérieur à la bibliothèque est peu informé, contrairement aux élus ; les questions de déontologie sont régulièrement abordées avec les équipes. Par ailleurs, la plupart des bibliothèques ont également déjà été touchées par des sinistres, principalement inondations et moisissures. Les conditions de sécurité sont généralement réunies, et si les plans d'urgence sont encore rares, plusieurs sont en cours de réalisation ; là encore, le personnel de la collectivité extérieur à la bibliothèque semble trop peu informé, à l'exception des pompiers. Les destructions volontaires quant à elles touchent peu de bibliothèques et concernent plutôt les collections courantes. Dans l'ensemble le « bouclier bleu » est bien connu, mais jamais sollicité.
Sinistres et conflits armés
Le cas d'une inondation à la Bibliothèque nationale de France en 2014, et son traitement exemplaire, furent l'objet de la deuxième communication d'Isabelle Fourmont. Survenue un dimanche après-midi, pendant l'ouverture de la bibliothèque, la catastrophe causée par la rupture d'une canalisation toucha trois niveaux de magasins. La mobilisation instantanée des pompiers (présents sur le site jour et nuit) et des volontaires, permit l'évacuation d'une partie des ouvrages, le bâchage et la congélation immédiats du reste des collections. Conformément au plan d'urgence, le séchage des documents et des magasins put commencer dès le lendemain. Le bilan se révéla plutôt positif : peu de documents furent perdus, la plupart de ceux qui avaient été endommagés purent être rachetés ou restaurés. Cette expérience démontre que la maîtrise des risques est essentielle, en amont (choix du mobilier, identification des collections prioritaires...) et pendant le sinistre (qualité du bâchage, maîtrise des conditions environnementales), et la logistique déterminante (espaces de stockage, locaux pour traiter les documents, mise en place d'une organisation de travail souple et viable dans la durée). La BnF travaille actuellement à améliorer son plan d'urgence, pour gagner encore en efficacité.
La journée se conclut avec l'intervention d'Alberto Vial, conseiller diplomatique au Musée du Louvre, sur la protection du patrimoine dans le cas de conflits armés. Aussitôt après l'attentat terroriste du musée Bardo à Tunis, le 18 mars 2015, François Hollande déclara l'engagement de l'Etat français dans la protection du patrimoine mondial et demanda au directeur général du Louvre un rapport préconisant les mesures à prendre. Rendu en octobre après l'audition de 60 experts (ministères, diplomates, directeurs de grands musées internationaux, universitaires, directeurs de fouilles, « bouclier bleu », entreprises pour le financement), le rapport établit une typologie des destructions ainsi qu'une cartographie des sites les plus menacés et présente les dispositifs actuels, avant d'exposer une liste de 50 propositions parmi lesquelles on peut retenir : renforcer l'exemplarité de la France, donner à la communauté internationale les moyens de se mobiliser, lutter contre les trafics illicites, protéger le patrimoine bâti sur place ou à distance et renforcer les collaborations entre musées pour mieux protéger leurs collections. Le rapport, bien reçu, a déjà commencé à porter ses fruits (contacts entre musées, nouvelles collaborations...).
Les interventions de la journée, ainsi que les nombreux échanges entre professionnels qu'elles suscitèrent, permirent ainsi d'effectuer un tour d'horizon, très riche en exemples et en illustrations, des dangers auxquels peut être exposé le patrimoine et des dispositifs mis en place pour le protéger, dont l'efficacité reste toujours à parfaire.
Les prochaines rencontres qui devraient se tenir en janvier 2017 seront l'occasion de célébrer le 10e anniversaire de la mort d'Henri-Jean Martin.