Quel avenir pour les collections ?

Journée BPI, 21 janvier 2014

Cécile Touitou

Alors qu’il est partout question du basculement du centre de gravité des bibliothèques des collections vers les publics, et suite à la parution de l’ouvrage sur L’avenir des bibliothèques : l’exemple des bibliothèques universitaires 1, la BPI a choisi de consacrer une journée de réflexion à : « Quel avenir pour les collections ? ».

On se souvient en effet que les dernières années se sont focalisées sur la question des publics et de leur insertion dans un « troisième lieu », espace quasi obligatoire pour qui souhaitait inverser la chute de la fréquentation de sa bibliothèque (au point qu’en février 2012, Bertrand Calenge écrivait dans son blog : « Vous n’êtes pas parfois excédés par la référence (révérence ?) réitérée à la bibliothèque comme troisième lieu ?  2 »). Cette journée amorcerait-elle un retour du balancier…

Pour tenter de réconcilier les promoteurs de cette nouvelle bibliothèque et les défenseurs des collections, la journée du 21 janvier avait choisi d’alterner les intervenants, sans que pourtant aucun débat réel ne s’instaure.

Premier mouvement de tête : on a suivi les propos alternés d’Olivier Ertzscheid et d’Alain Fernex.

Olivier Ertzscheid  3  est parti du postulat – qu’il dit lui-même discutable – que le web n’est rien d’autre qu’une somme de collections, pour arriver à la conclusion que la bibliothèque est un mème  4 . Ainsi, la totalité des services offerts sur internet serait identifiable à un métacatalogue. Cet engouement du public pour ces contenus répondrait au « désir de collection » bien connu chez les plus jeunes, qui s’apparente à une démarche de nature narcissique. Cependant, il souligne en conclusion que des questions centrales restent posées : quelle est la complétude de ces prétendues collections et comment vérifier l’intégrité des documents qu’elles réunissent ? Comment gérer le défilement infini de ce flux de « connaissances » toujours en mouvement et en recomposition ? Comment penser les métadonnées qui permettront de remonter à un niveau supérieur d’organisation indispensable pour nous sauver de la noyade ? Enfin, Olivier Ertzscheid a évoqué un retournement qui ne cesse d’interroger : alors que les bibliothèques s’essayent à brancher du flux 2.0 (recommandations, échanges) sur le stock (des livres), que faire alors que l’internet fait du flux l’élément constitutif de la collection ?

Alain Fernex a pris ensuite la parole, instaurant par son discours et la forme de son intervention une première rupture apparente avec le précédent intervenant (la même qui se reproduira dans l’après-midi entre Mathilde Servet et Bertrand Calenge). À suivre les débats qui se déroulaient au même moment sur Twitter  5 , on aurait pu croire à une rupture générationnelle qui se manifestait aussi par une rupture dans le discours, sous prétexte que certains présentaient des diaporamas bourrés d’images et d’autres se plongeaient dans un discours construit, mais non illustré. Mais les apparences peuvent être parfois trompeuses…

C’est le sujet de la transmission des connaissances au sein d’un système éducatif à l’heure de la diffusion des outils numériques qu’abordait l’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation. A. Fernex a rappelé que la pédagogie moderne est basée sur l’activité. Il appartient à chacun de reconstruire le savoir et de multiplier les expériences dans ses relations aux choses, aux objets et aux autres. Cependant, faire de l’expérience vécue la modalité privilégiée d’accès à la connaissance met de côté le principe fondamental d’une connaissance existant indépendamment de l’expérience. Il faut, a martelé l’intervenant, « penser les connaissances comme entités indépendantes des individus apprenants ». Bien que les liens n’aient pas été tirés explicitement entre les deux premières interventions (et l’on regrettera l’absence de modérateur ou d’animateur tout au long de la journée), on comprendra que l’idée centrale d’une collection constituée de savoirs, « entités indépendantes des individus » ou entités en (co-)construction par les internautes, était au cœur de la problématique.

Frédéric Saby et Florence Roche sont ensuite intervenus. La responsable des services aux publics du SICD Grenoble 2 a rappelé l’évolution dans les BU depuis une trentaine d’années et la rupture qui s’est progressivement creusée entre collections et espaces. Dans son ouvrage, elle écrit « l’usage du lieu est à dé-corréler de l’usage des collections » (p. 51). C’est dans ce contexte de désintermédiation et de baisse de l’usage des ressources imprimées que le rapport du public étudiant aux collections doit être pensé. Le directeur du SICD Grenoble 2 a rebondi en rappelant que la légitimité première et séculaire des professionnels des bibliothèques était fondée sur la question du choix dans la constitution des collections et il a rappelé que, selon Érasme, « il faut aller à la bibliothèque, non pas celle où il y a beaucoup de livres, mais celle où les livres sont choisis ». Cependant, en BU, la légitimité de ces choix et de cette prérogative est contestée aux professionnels par les enseignants. On arrive donc à deux paradoxes :

1) La collection n’est plus centrale, mais sans la collection il n’y a plus de bibliothèque.

2) Le cœur du métier de bibliothécaire porte sur le choix des collections mais, d’une part, on a perdu la légitimité sur le choix des collections et, d’autre part, les ressources numériques proposées par les bibliothèques ne sont pas choisies mais imposées par des fournisseurs.

Cependant, lueur d’espoir, Frédéric Saby a convenu que le lieu bibliothèque répond à une attente forte des usagers qui les fréquentent de plus en plus. Citant Michel Melot  6, il a rappelé que la connaissance des lecteurs n’est pas moins nécessaire que celle des livres. L’avenir des bibliothécaires a-t-il conclu se situe dans la médiation : « La bibliothèque n’a de sens que si elle met l’usager en son cœur. »

Bertrand Calenge a ensuite pris la parole pour souligner les contradictions du métier qui tarde à évoluer. Alors que les ressources numériques augmentent de façon considérable, les organigrammes et les fiches de postes ne reflètent qu’avec timidité cette évolution. Les bibliothèques ne sont pas encore prêtes à imaginer une politique documentaire hybride autour d’un projet unifié. Comment penser les ressources numériques, insaisissables par nature, dont on maîtrise, au mieux, l’accès, mais temporairement seulement car leur pérennité n’est jamais garantie ? Comment construire une collection dans ce contexte ? Comment valoriser ces collections alors qu’il faut bien parler des « ténèbres des ressources électroniques » ? On arrive à un paradoxe supplémentaire d’une soudaine richesse documentaire reposant sur des contenus dématérialisés alors que celle qui fonde la notoriété d’une bibliothèque continue à reposer sur les documents imprimés. Les ressources dont les bibliothèques disposent sont quasiment invisibles par les publics ! La capacité du bibliothécaire à structurer cet ensemble des données virtuelles et physiques et à créer une collection hybride est un enjeu crucial pour l’avenir. Pour conclure, le directeur des études à l’Enssib a souligné que la collection est un écosystème qui s’imbrique dans une galaxie cognitive. Construire une politique documentaire qui permette une navigation au sein de ces ressources constitue une tâche immense à laquelle les bibliothécaires ne doivent pas tarder à s’atteler !

Mathilde Servet a ensuite pris la parole pour présenter la bibliothèque troisième lieu qu’elle a eu l’occasion de décrire dans un article du BBF, il y a maintenant quatre ans  7. Elle a souligné avec virulence qu’il ne fallait pas toujours tout opposer, et que collections et publics n’étaient pas – forcément – antagonistes. Les exemples qu’elle a ensuite décrits au travers d’un diaporama présentant d’innombrables photos d’espaces où il fait bon vivre, avec l’incontournable canapé violet où l’on a envie de se blottir avec un bon livre, n’ont pas vraiment fait le lien cependant entre ces aménagements incontestablement séduisants et la place qui y est faite à la collection.

Enfin, une table ronde a permis à trois intervenants de présenter des exemples concrets de valorisation et de médiation réussies autour des collections : de Gallica sur les réseaux sociaux (présenté par Louis Jaubertie) ; du centre de ressources sur le genre « Identités, sexualités, mémoire gay et lesbienne » à la BM de Lyon (présenté par Sylvie Tomolillo) ; et des collections de la BPI dans la programmation culturelle de l’établissement (présenté par Emmanuèle Payen).

La conclusion de Patrick Bazin a porté, sous forme de question, sur ce « Retour à la collection ? ». L’ancien directeur de la BPI a rappelé cette conception « pure » de la collection comme un tout cohérent, reflet d’un savoir stable, appuyé sur un référentiel commun qui s’oppose à la simple accumulation que serait le web. Cependant, loin de la caricature, il a souligné les défis qui sous-tendent la gestion des contenus numériques qui induisent une dissolution du document lui-même dans la donnée (ce qui a parfaitement été illustré par la valorisation qui est faite dans Gallica d’éléments extraits d’un tout dont les usagers ne voient que les parties les plus « séduisantes » et propres à une consommation immédiate : les images) tout en favorisant l’auto-émergence spontanée de données interconnectées. Le big data illustre pour Patrick Bazin ce triomphe de la collection.