Propriété intellectuelle et biens communs de la connaissance dans l'environnement numérique
Jeudi du livre – 17 septembre 2015
Dans le cadre des Jeudis du livre de Mediat Rhône-Alpes, la Médiathèque de Chambéry a sollicité Lionel Maurel (conservateur à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC), auteur du blog S.I. Lex et cofondateur avec Sylvère Mercier du collectif SavoirsCom1) pour une conférence sur la propriété intellectuelle et les biens communs de la connaissance aujourd'hui.
En introduction, L. Maurel a insisté sur les termes « biens communs ». En effet, une des recommandations de la loi en préparation sur le numérique est d'inscrire dans le droit français le « bien commun ». Cette question suscite un débat assez vif.
Définir le bien commun
Les biens communs recouvrent des éléments matériels et immatériels : savoirs versés dans wikipedia, savoirs traditionnels, publications en libre accès, fours à pain mutualisés, justice participative, etc.
Pour Alain Ambrosi, le bien commun se révèle « chaque fois qu'une communauté de personnes est animée par le même désir de prendre en charge une ressource dont elle hérite ou qu’elle crée et qu’elle s’auto-organise de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du « bien vivre » ensemble et du bien vivre des générations à venir ».
Nous sommes donc en présence d'une ressource partagée, avec une communauté qui la gère et en établit un fonctionnement.
Regardons en arrière
Un théorie économique libérale préconise la détermination des biens privés et communs par leurs caractères :
• rivaux/non-rivaux (surexploitation possible ou non du bien),
• excluables/non excluables (possibilité ou non de contrôler l'accès au bien).
Selon cette théorie, il est préconisé qu'un bien non-rival et non-excluable soit public. Au contraire, il est plus intéressant qu'un bien rival et excluable soit privé. En revanche, comment gérer un bien rival et non excluable, comme les poissons de l'océan ?
D'autres théories des biens communs postulent que tout peut être bien commun dès qu'une communauté le décide. Et l'Histoire nous le prouve.
Dès l'Antiquité, le Code Justinien établit 4 formes de propriété : res privatae, res publicae, res nullius (chose sans maître) et res communes. Ainsi, des biens sont catégorisés comme biens communs. Il s'agit des mers, de l'atmosphère ou des bains publics.
A la période féodale, la gestion des biens fonciers relevaient des biens communs (ex. : charte des forêts au 13e s. en Angleterre). Ces communs ont été l'objet d'attaque avec le mouvement des enclosures aux 16e et 17e s. En France, le démantèlement débute avec les Lumières ; il se poursuit sous Napoléon Ier. Les effets sont également visibles lors de la période coloniale où l'on assiste à une destruction des communs indigènes.
Crise et renouveau
L'article de Garret Hardin, The tragedy of the commons, publié en 1968 dans la revue Science, apporte le coup de grâce. Il postule que toute mise en commun génère une surexploitation puis une destruction du bien. Il n'envisage pas l'existence d'une régulation et propose donc deux solutions pour éviter la destruction :
• un titre de propriété permettant de gérer la ressource, ou
• une nationalisation de la ressource par l'Etat.
Même si cette pensée est encore fort présente, Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie 2009, démontre que les systèmes de gestion partagée produisent une exploitation optimale et une durabilité dans le temps. La communauté sait mettre en place des règles quand les ressources sont fragiles.
Les principes d'agencement sont toujours les mêmes : la communauté est un groupe aux frontières définies, sans hiérarchie, qui établit des règles d'accès à la ressource avec un respect et un contrôle par les autorités, et qui définit des mécanismes de résolution de conflits. La communauté invente une gouvernance.
S'il existe une taille critique pour les biens communs physiques au-delà de laquelle le système dysfonctionne, ce n'est pas le cas pour les communs numériques. Au cœur des communs, il y a donc l'action collective.
La connaissance, un bien commun par nature ?
La connaissance est un bien non-rival par excellence : la transmission d'une connaissance ne prive pas le transmetteur de cette connaissance.
Ainsi, il n'existe aucune limite au bénéfice de la diffusion de cette connaissance. Et, pour Michaël Heller, l'utilisation privée entraîne une exploitation sous-optimale.
Pourtant, à partir des années 2000, la connaissance devient un bien commun fragile. Elle est certes non-rivale mais elle peut être soumise aux enclosures.
En effet, James Boyle considère qu'un 2e mouvement des enclosures frappe la connaissance : la durée du droit d'auteur n'a cessé d'augmenter conduisant à un régime exclusif de plus en plus long sur les œuvres. Les DRM sont des verrous numériques permettant de privatiser la connaissance. Côté articles scientifiques et production académique, le passage au numérique génère une forme de privatisation du savoir puisque les Universités ont de grandes difficultés à soutenir les tarifs des éditeurs.
Le système des brevets devient également problématique. Aujourd'hui, nous assistons à un phénomène d'accumulation de brevets qui, au final, freinent l'innovation, génèrent des débats sur la brevetabilité du vivant et peuvent conduire à de la biopiraterie.
Quelles solutions offre le numérique ?
Le numérique renforce le caractère non-rival de la connaissance puisque celle-ci n'est plus tributaire de l'accès au document physique. Il renforce les capacités d'organisation et de diffusion des communautés.
Quand un bien physique est partagé, il se divise. Pour un bien informationnel ou immatériel, il se multiplie. Plus il circule, plus il gagne en valeur. S'il est parfois soumis à des phénomènes d'enclosure, des mécanismes de lutte s'organisent :
• les logiciels libres
Par ce biais, les informaticiens protègent le droit d'usage du logiciel. Ils autorisent également l'accès au code source, son amélioration et même la distribution du logiciel. En revanche, personne ne peut revendiquer une propriété sur le logiciel (ex. : Linux, Wordpress).
• Wikipedia
Cette ressource partagée au contenu libre et modifiable peut être réutilisée commercialement. Elle est un commun, appuyée par une fondation en organisant la gouvernance et faisant respecter les règles. L'auteur est propriétaire de son article mais la licence est libre. S'il existe une micro-propriété des articles, personne ne possède Wikipedia à titre exclusif.
• Le partage à l'identique
Il s'agit du droit de modifier la ressource soumise avec l'obligation de placer la nouvelle ressource créée sous licence libre.
• Les créations culturelles (licence Creative commons)
L'usage est massif dans certains domaines comme la photo ou la musique. Cette logique peut être appliquée aux ressources pédagogiques (ex. Sesamath).
• Les archives ouvertes
Cette démarche se rapproche du souhait de réaliser des communs avec des articles. La formule pour trouver un commun de la science balbutie encore. La situation est hybride et les bibliothèques ont un rôle pédagogique et de soutien à jouer en faveur de l'open access.
• Application de la logique des biens communs aux données
La France est en pointe du mouvement Open Data, soit la réutilisation et la commercialisation libres des données publiques (www.data.gouv.fr). Cette politique pose la question de réutilisation de données produites par l’État sur des fonds publics.
• Internet
Dans son architecture, internet est un commun. Tim Berners-Lee (inventeur du web) n'a pas déposé de brevet ; il a ainsi garanti l'universalité de la plateforme. Aujourd'hui, coexistent une couche physique propriétaire (câbles, serveurs, terminaux), une couche logique libre (protocoles, logiciels) et une couche contenus mixte.
• L'Open Hardware
Prenons l'exemple d'une prothèse médicale, il est aujourd'hui possible de déposer librement des plans de fabrication de l'objet et que d'autres la fabriquent avec une imprimante 3D. La licence est libre et l'amélioration collective.
Bibliothèques et biens communs, quelles connexions ?
L'association semble naturelle : les bibliothèques ont comme mission la diffusion de la connaissance. Pourtant, rien ne prédispose une entité publique à être moins favorable aux enclosures qu'une entité privée. En effet, la propriété publique n'est pas un commun.
Cependant, les bibliothèques sont les organisateurs d'un usage collectif de ressources. Par exemple, jusque dans les années 1990, les bibliothèques bénéficiaient du droit coutumier de prêter des livres (accès et usage) même s'il ne reposait sur aucun cadre légal. Ce droit était déconnecté du marché ; l'usage n'était pas tarifé que le livre soit prêté 1 ou 50 fois.
L'arrivée du droit de prêt en bibliothèque a donné une existence légale au prêt. Pour autant, l'accès et l'usage sont toujours possibles collectivement. Ce mode est compatible avec une certaine forme de commun.
Pour les CD ou les jeux vidéos, le droit coutumier persiste.
En revanche, aucun accord n'est possible avec l'industrie qui produit les livres numériques. L'application de DRM mine l'exemplaire physique (un seul fichier sera disponible pour un usage) ; le streaming le limite. Ici, le modèle privilégié mesure et tarifie l'usage.
Il provoque des débats : les DRM sont-ils acceptables en bibliothèques ? Que penser du projet Prêt numérique en bibliothèque (PNB), projet centralisé qui amorcerait une grande disparité des prix et des conditions d'accès ?
Lionel Maurel s'interroge ensuite sur le degré souhaitable de connexion au marché.
Le bibliothécaire doit-il aussi être passeur dans l'espace ouvert du web ? Le travail de médiation, réalisé avec l'édition commerciale, ne devrait-il pas être prolongé avec internet ?
Par exemple, sur Ziklibrenbib, des bibliothécaires analysent des contenus libres, recommandent des titres et commentent des notices.
Biblioxbox ou Piratebox proposent un partage de contenus numériques hybrides (œuvres du domaine publique ou publiés sous licence libre).
Autre sujet, la numérisation d’œuvres du domaine public pose la question du statut de l’œuvre numérique et de son droit d'usage. Les pratiques divergent : re-propriétarisation de la nouvelle œuvre ou création sous licence libre. Cette question est un des points en débat sur la loi numérique à venir.
Enfin, une réflexion s'impose sur l'association bibliothèques-usages collectifs-lieux. Il existe des partages de lieux : fablabs, jardins partagés, etc. L'ABF s'est engagée dans cette voie en publiant une charte Bib'lib. Ce label défend l'accès libre à l'information et aux savoirs.
En conclusion, il n'existe pas de commun sans gouvernance de la ressource partagée. La ville de Naples en faisant de l'eau un bien commun géré par une assemblée nous prouve que l'horizon n'est pas limité.
5 au 18 octobre, Festival Le temps des communs
Coriat, Benjamin (dir.). Le retour des communs. Les liens qui libèrent, 2015.
Bollier, David. La renaissance des communs. C. L. Mayer, 2014.