Post-vérité et infox : où allons-nous ?
Paris, 7 et 8 février 2019
Organisé à Paris par la Cité des sciences et de l’industrie en partenariat avec la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), ce colloque a réuni des spécialistes de tous horizons pour échanger sur des problématiques passionnantes dans un contexte de remise en cause de « la » vérité : comment faire face à l’heure où les « infox » circulent de plus en plus vite dans les médias ? Comment trouver les outils qui permettent de détecter ces fausses informations ? Comment se propagent-elles ? Sont-elles inévitables ? Sommes-nous dans une nouvelle ère dite de « post-vérité » ? Tout au long de ces deux journées, les intervenants ont apporté des réponses à ces questions, illustrées de retours d’expériences qui ont enrichi le débat.
En introduction, Michel Wieviorka 1 rappelle que le terme « post-vérité » a été élu « mot de l’année » dans le dictionnaire d’Oxford en 2016. Cette expression signifie que les faits objectifs auraient moins de poids que l’appel aux émotions et aux opinions personnelles. Le terme « infox », quant à lui, est un néologisme tiré d’« information » et d’« intoxication », validé par la Commission d’enrichissement de la langue française le 4 octobre 2018 en traduction du terme « fake news » si répandu dans l’actualité depuis l’élection de Donald Trump à la présidence américaine.
Comment redonner du poids à l’expertise scientifique aujourd’hui ? Michel Wieviorka insiste sur l’importance de transmettre l’information par des actions de vulgarisation de la culture scientifique, comme dans la série Data Science vs Fake diffusée par la chaîne Universcience, en partenariat avec France TV et l’Institut de recherche pour le développement (IRD), qui présente, en trois minutes, un fait en « data-visualisation » avec des données vérifiées par des scientifiques. M. Wieviorka rappelle ensuite qu’une information n’est plus transmise en « verticalité » mais en « horizontalité ». Il prend l’exemple du mouvement des Gilets jaunes : une confiance à l’intérieur de la population et une méfiance vis-à-vis des journalistes et des élites, qui propageraient le doute, le soupçon, le mensonge, le complot. Il se demande si cette analyse ne nous amène pas dans une nouvelle ère, avec une dissolution de la frontière entre le vrai et le faux.
Pour Edgar Morin, qui est intervenu sur le sujet via une allocution filmée, il y a deux vérités : la vérité d’un fait et la vérité d’une théorie : « L’une est incontestable si elle bien détectée et diffusée, la seconde est faillible car elle peut être dépassée. »
Même si les infox ont toujours existé, avec internet et les réseaux sociaux, elles se propagent en plus grand nombre et de plus en plus vite, six fois plus vite, qu’une information vérifiée 2. Quelle est la part de responsabilité des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) dans la diffusion de ces fake news ? Ces plateformes se nourrissent de la technologie et du contenu. Selon Jean-Marie Cavada 3, « trop peu de journaux ont accepté de faire payer l’information avec l’apparition du numérique et ont considéré, à tort, que cela serait une vitrine de leur journal ». Il évoque la responsabilité éditoriale des agrégateurs qui se définissent comme des facilitateurs mais qui pour lui sont des éditeurs : ils agrègent, ils classent, ils illustrent. Ce sont, d’après lui, des éditeurs qui doivent « obéir aux lois des pays dans lesquels ils diffusent ». Ils doivent être soumis à des règles juridiques dans un monde d’information. Il a ensuite détaillé la « bataille juridique » au niveau européen pour légiférer sur le copyright et la protection de la presse. Le texte sur la réforme du droit d’auteur permettait de protéger entre autres la création journalistique. Suite à une campagne de désinformation et une activité de lobbying auprès des parlementaires européen, le texte n’a pu être voté le 5 avril 2018. D’après J.-M. Cavada, « une campagne de propagande extravagante » a été menée par les GAFAM qui évoquaient une censure d’internet. Après une grande communication auprès des députés, le texte est représenté le 12 septembre puis voté. Cet exemple illustre les travers de notre époque : la circulation de l’information est tellement dense que nous ne savons plus ce qui est vrai de ce qui est faux : comment peut-on identifier ce qui nous est proposé ? Il est nécessaire, selon lui, que des pays prennent des dispositions, instaurent une loi unique qui protège la véracité des informations qui contribuent à forger l’opinion. Il conclut en nous rappelant que « l’information est un métier en péril absolu ».
La table ronde, qui réunissait Jean-Marie Cavada, Myriam Revault d’Allones 4, Élisabeth Roudinesco 5 et Michel Wieviorka, a permis d’éclaircir la notion de « post-vérité » : elle se rapporte à des faits qui font davantage appel aux émotions qu’à la rationalité. Cette ère dans laquelle le rapport à la vérité serait devenu indifférent aurait émergé avec la montée du « populisme » et l’irruption de catégories sociales jusque-là quasi invisibles, notamment dans les crises telles que le Brexit ou les Gilets jaunes. D’après un sondage de la Fondation Jean Jaurès, réalisé en janvier 2018 sur un échantillon de 1 000 personnes, les jeunes de moins de 35 ans et peu éduqués croiraient davantage les fake news. Selon M. Wieviorka, « elles cimentent le groupe qui veut y croire ». J.-M. Cavada quant à lui rappelle le rôle de la télévision qui est d’informer, de cultiver, de distraire : or, aujourd’hui, on constate que les chaînes d’information commentent l’information mais ne la donne pas. Pour lui, c’est un « détournement de la réalité ».
Jean-Philippe Dozon 6 parle de « vérité et modernité sorcière entre Afrique et Occident ». Selon lui, la sorcellerie n’est pas un phénomène propre à une Afrique « traditionnelle ». Il présente la sorcellerie comme un modèle de théorie du complot dans le sens où elle se développe dans un contexte où l’accès aux biens de consommation augmente mais également où les inégalités de richesse se creusent. Il illustre son propos en nous rappelant qu’au moment de l’apparition du sida en Afrique, des informations fausses circulaient : « Un virus créé par des laboratoires occidentaux pour contaminer la population africaine, pour diminuer leur fécondité, voire pour tuer. » Il s’interroge aussi sur les séries et les films dans le monde occidental qui traitent de sorciers, vampires, zombies, extraterrestres. Pour lui, ils ont contribué à la modernisation de la sorcellerie et renforcé des sentiments de « dédoublement du réel, sentiments de corruption, jalousie, haine » dans une société où la circulation de l’information est quasi instantanée.
Quels sont les acteurs de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) ? Divina Frau-Meigs 7 estime qu’ils sont indispensables en cette période de « désordre de l’information ». En premier lieu, les journalistes doivent faire du « fact-checking », c’est-à-dire vérifier les faits avant de diffuser une information. Ils doivent également aller à la rencontre des jeunes dans les établissements scolaires. Le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) joue un rôle majeur dans ce domaine en créant des partenariats constants entre des enseignants et professionnels de l’information. Les ministères de l’Éducation nationale, des Sports et de la Culture, avec notamment le Plan bibliothèque « ouvrir plus, ouvrir mieux », œuvrent également en faveur de l’éducation aux médias et à l’information. Des événements tels que la Semaine de la presse et des médias dans l’école (30e anniversaire) et le lancement de la première Semaine européenne de l’éducation aux médias sont également des moyens de former les citoyens à la désinformation. D. Frau-Meigs rappelle d’ailleurs une directive européenne sur les services de médias audiovisuels dans laquelle il est précisé que « les plateformes doivent contribuer à l’éducation aux médias ». Selon elle, ces plateformes forment plutôt les utilisateurs à être de « bons entrepreneurs en ligne ». Elle propose que les GAFAM soient taxés et qu’une partie de cette taxe aille à l’éducation aux médias. Elle insiste également sur le rôle des professeurs documentalistes qui, selon elle, sont les acteurs clés de cette éducation aux médias dans les collèges et lycées mais pour lesquels il manque une véritable formation sur le sujet.
Gérald Bronner 8 parle d’une « révolution pédagogique contre la démocratie des crédules » : selon lui, nous sommes en pleine « dérégulation massive du marché de l’information dans lequel chacun d’entre nous en France peut donner son point de vue ». Avec 3,424 milliards d’internautes dans le monde, il alerte sur cet « espace public » géré par les GAFAM, où chacun s’informe, échange… Comment réguler l’information sans enfreindre les libertés ? En formant les jeunes générations au développement de l’esprit critique pour réduire la « démocratie des crédules ». G. Bronner, par des exemples concrets, tels que des tweets diffusés deux jours avant les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et qui auraient prédit l’attentat à venir, nous alerte sur l’importance d’être vigilant sur la taille de l’échantillon dans une information : dans cet exemple, le compte Twitter qui avait diffusé ces tweets était en réalité un « bot » (robot) qui émettait des centaines de tweets de ce type.
L’intervention suivante nous a ensuite éclairés sur la posture que les scientifiques doivent adopter dans cette époque où les sciences sont mises à mal. D’où vient cette défiance vis-à-vis de la science ? Selon Jean-Michel Ganascia 9, cela s’explique par plusieurs points : certains chercheurs qui se discréditent dans leur travail, l’application de résultats des sciences qui peuvent être néfastes pour l’homme, et l’hyper-démocratisation. Selon lui, il faut éduquer dès le plus jeune âge à l’histoire des sciences et notamment l’histoire des controverses pour mieux analyser l’information en grandissant. La vérité n’est pas un concept terminé mais une donnée en évolution et les scientifiques doivent selon lui prendre leur responsabilité et porter à la connaissance du plus grand nombre leurs travaux.
Complots et fake news sur les réseaux sociaux : le cas du virus Ebola. Laëtitia Atlani-Duault 10 et Arnaud Mercier 11 expliquent comment, à partir d’un fait, l’information peut très vite être détournée. Cette épidémie a, selon eux, donné lieu à une instrumentalisation politicienne de la part de l’extrême droite américaine, bien avant les primaires de la présidentielle de 2016, avec le soutien de relais d’influence russe. Pour eux, elle a été un « laboratoire d’expérimentation à diffusion de fake news » : en diffusant des messages sur des comptes précis à partir des réseaux sociaux, cette méthode échappe à la notion d’espace public : « on ne sait pas que ces messages circulent donc personne ne prend des décisions pour éradiquer ces messages », conclut A. Mercier.
Antonio A. Casilli 12, auteur de En attendant les robots : enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), nous a présenté les métiers précaires des employés rémunérés quelques centimes de dollars afin de gérer des faux comptes et de produire, par exemple, des « likes » pour la campagne de Trump. Ils travaillent à domicile ou dans des « fermes à clics » dans différents pays tel que le Bangladesh, la Chine, le Pakistan, l’Inde, la Russie. Ces nouvelles formes de travail, dans un monde où l’intelligence artificielle se développe, participent à la diffusion de fake news.
Ioana Manolescu, directrice de recherche à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), a ensuite expliqué comment la vérification des faits, le « fact-checking » peut être facilité par l’informatique. Avec des collègues informaticiens, elle a créé le projet Contentcheck, qui regroupe des partenaires académiques et des journalistes du blog « Les décodeurs » du journal Le Monde. L’objectif : fournir des machines qui entrecroisent les données afin de faciliter le travail des journalistes. Ces outils permettraient la recherche dans des bases volumineuses de façon intelligente et rapide.
Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, présente le « Pacte sur l’information et la démocratie » créé par l’association. D’après lui, les consommateurs ont accepté que la « place du village » soit déléguée à des entités privées et des dirigeants de plateforme. Il y a pour lui un dérèglement de l’espace public car ce sont les plateformes qui créent les normes. La commission à l’origine de la rédaction de ce pacte a réuni 25 personnalités de 18 nationalités : des lauréats du prix Nobel, des journalistes, des juristes, des économistes. Le texte énumère les garanties démocratiques telles que le droit à l’information fiable, au respect de la vie privée, à la transparence des pouvoirs. La commission souhaite ouvrir des avantages à ceux qui présentent ces garanties. Des plateformes telles que Facebook ou Google ont rejoint le processus. Christophe Deloire nous précise que les annonceurs (pour distinguer les endroits où ils ont envie d’affecter de la publicité) et les organes de régulation comme le CSA ont besoin d’outils. Une semaine après la publication de cette déclaration, 12 chefs d’États, dont ceux du Costa Rica, du Canada, de la France et du Liban, se sont engagés dans un délai d’un an à signer le pacte.
Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’État chargé du numérique, conclut ces journées. Les fake news ne vont pas disparaître car elles ont toujours existé mais il est possible et nécessaire de mettre en place des outils pour mieux les identifier. Selon lui, les plateformes ont l’obligation d’échanger sur la fabrique et la diffusion des infox avec les gouvernements. La priorité est de former : former les journalistes à l’infox car chaque journaliste a un rôle à jouer vis-à-vis de la population qu’il informe ; former les lycéens à se questionner sur une information. Il prend comme exemple la création d’un « tronc commun » en informatique à partir de 2019 dans les lycées : les élèves vont, selon lui, « entrer en profondeur dans le fonctionnement du numérique », comprendre ce qu’est un algorithme et en créer un, analyser le fonctionnement d’un serveur mais également d’un réseau social. La prochaine étape pour le gouvernement, c’est l’apprentissage de l’informatique au collège. Il nous rappelle que 100 % des 18-25 ans ont un smartphone, que les 25-40 ans sont près de 97 % à se connecter à un smartphone et que 2018 est la première année où le téléphone a été plus utilisé pour se connecter à internet qu’un ordinateur fixe. Cela entraîne donc un rapport plus solitaire à l’écran, une information permanente : une « massification de l’information » qui oblige à former au numérique plus que jamais.
« Où allons-nous », titrait le colloque ? Si ce n’est dans une ère de « post-vérité », il est évident que nous sommes dans une nouvelle ère, tournée davantage vers le numérique, où l’éducation à l’information et aux médias est plus que nécessaire. Les professionnels de la documentation et des bibliothèques ainsi que les enseignants sont des formateurs essentiels dans ce nouvel apprentissage de l’information.