« Musique et territoire(s) : la bibliothèque musicale actrice des réseaux et des communautés »

Congrès de l’Acim – 14 et 15 mars 2022

Anne-Laure Charrier-Ranoux

Les Rencontres nationales des bibliothécaires musicaux (RNBM), organisées par l’Association pour la coopération des professionnels de l’information musicale (Acim), se sont déroulées les 14 et 15 mars 2022 à Limoges. Sous l’excellent auspice de la levée du pass vaccinal, les discothécaires se sont retrouvés après trois ans d’interruption pour dialoguer sur le thème de la musique et des territoires : comment les bibliothèques musicales sont-elles des actrices des réseaux et des communautés ? La question des territoires, qui résonne cruellement dans l’actualité immédiate, est pourtant celle de la diversité, de la complémentarité et de l’enrichissement des pratiques culturelles. Les bibliothèques sont les établissements les mieux implantés dans les territoires qu’elles émaillent à tous les niveaux avec une offre multiple. La crise sanitaire a éloigné les publics, ralenti les activités. Pourtant, les bibliothèques, avec une grande adaptabilité, ont développé de nouvelles pratiques et partent à la reconquête des publics avec de nombreux atouts, dont celui de la proximité et de l’inventivité. Tout au long du congrès, les expériences partagées ont permis de montrer et de faire ressentir combien les médiathèques sont devenues des lieux de diffusion de la musique, d’autant plus dynamiques et convaincantes qu’elles s’appuient sur les identités et les ressources du territoire. C’est cette réinvention affirmée, militante, qui s’est exprimée au cours de ces RNBM.

La conférence introductive d’Yves Raibaut, maître de conférences émérite de l’université de Bordeaux, a appréhendé la géographie de la musique et son imbrication naturelle avec les territoires. Depuis l’écoute et la reproduction du paysage sonore – reproduction des sons de la nature jusqu’à celle d’une société de plus en plus industrialisée, puis du réaménagement urbain où l’on cherche à réduire le son –, par des approches diffusionnistes et quantitatives, la musique est spatialisée par un territoire. Pourtant, le genre musical qu’on croit être natif d’un lieu est souvent une illusion de tradition. De tout temps, la musique syncrétise les influences de tous âges (les bandas du Sud-Ouest influencées par l’Espagne, le rap urbain qui devient vite métissé et que toutes les cultures se sont appropriées tels le rap mongol ou le rap africain). Si certaines traditions musicales ont un ancrage géographique identifié, la musique circule librement à travers les échelles territoriales et a toujours été mondiale. Ce serait plutôt le XXIe siècle qui crée l’attachement au territoire et reconstruit une image territoriale de la musique. De fait, les interventions successives ont montré que le tissu musical local est bien une ressource porteuse pour les bibliothèques. Aux différentes échelles du territoire, des coopérations multiples entre structures ou réseaux musicaux et bibliothèques donnent à la bibliothèque musicale le statut d’actrice à part entière de la scène.

Des structures nationales et régionales de soutien à la filière musicale

Au niveau national, le Centre national de la musique (CNM), présenté par Pierrette Betto, conseillère en charge de l’action territoriale, est un Établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) créé en janvier 2020 sous la tutelle du ministère de la Culture. Il a pour mission d’accompagner la diversité des esthétiques (tous genres musicaux), la valorisation du patrimoine, l’accompagnement des structures face aux mutations, avec des dispositifs d’aide et de soutien qui se sont particulièrement manifestés le temps de la crise sanitaire. Le CNM tient un rôle de conseil et d’orientation, de formation pour les impétrants et, autour des territoires, lie des partenariats avec agences et acteurs locaux pour accompagner la filière. Au niveau régional, le Réseau des indépendants de la musique (RIM) rassemble toutes les composantes de la filière musique, dans un paysage recomposé à la suite de la fusion des régions. De taille variée, les adhérents proviennent de tous les métiers de la musique : les acteurs – musiciens du spectacle vivant ou de l’enregistrement –, les formateurs (écoles, centres, lieux de pratique), les médias, les gestionnaires. Le RIM promeut échanges et partenariats avec une multitude de parties prenantes en région (institutions et sociétés civiles, services déconcentrés de l’État, collectivités locales, agences culturelles, librairies, bibliothèques, lieux divers). Autant d’acteurs qui constituent un écosystème pour les musiques d’un territoire permettant de faire progresser l’accès du public vers la musique, avec une mise en avant des productions et de la scène locales, comme, entre autres exemples présentés dans les posters sessions du congrès, Éclat d’émail, un label jazz développé à Limoges. La région Nouvelle Aquitaine, présentée par son délégué territorial, Nicolas Antoine, a mis en œuvre sur le terrain des circuits courts de production pour valoriser les œuvres indépendantes des labels et des artistes. Ainsi, « le Rayon du RIM », représenté au congrès par son chargé de commercialisation Emmanuel Castel, propose les disques et divers produits de ces artistes, organisant tournées de distribution bisannuelles et points de vente chez les acteurs culturels (libraires, disquaires, salles de concert). Petit bémol au niveau des médiathèques : les obligations de marchés administratifs le tiennent encore à distance des rayonnages…

La musique, instrument essentiel du lien humain à l’échelle des territoires

La médiathèque de l’Antipode à Rennes – présentée par Pierre Broquin, référent musique de l’établissement – incarne un exemple de projet musical transversal et complémentaire. Cette nouvelle structure, reconfigurée sur la base d’établissements existants, offre sur 3 500 m² un équipement musical multifacettes : deux salles de concert, trois studios de répétition, un atelier de création et une bibliothèque de lecture publique fortement imprégnée par la musique. Des espaces mutualisés complètent l’offre (hall d’accueil, salle de réunion, espace numérique et forum de projection). Dans ce dispositif, la bibliothèque devient plus que jamais lieu de ressources pour l’apprentissage amateur et professionnel (méthodes, partitions, instruments), pour la création, mais constitue aussi une avant-scène qui organise des showcases et des conférences avec les musiciens programmés, ainsi qu’une émission avec une radio locale.

Les échanges variés et vivants des ateliers participatifs de l’après-midi de la première journée du congrès ont conforté ce rôle très actif, engagé, prospectif des médiathèques musicales. Différents partenariats ont été évoqués, par exemple avec les Scènes de musiques actuelles (SMAC), comme c’est le cas à Évry où les bibliothécaires proposent les animations des avant-concerts à la SMAC et organisent en retour des concerts en showcase ou des conférences-clé d’écoute à la médiathèque. À Lyon, c’est le collectif Amply qui organise et pérennise un festival d’artistes locaux qui tourne sur plusieurs bibliothèques de la métropole lyonnaise et qui est devenu un incontournable de la saison culturelle.

Exemple de partenariat avec un autre type d’institutions : la Médiathèque musicale de Paris réalise avec les musées de la Ville de Paris et les espaces d’exposition des parcours musicaux, créés à partir des fonds d’enregistrements de la Médiathèque en relation avec les œuvres des collections muséales. Ces parcours, à écouter sur place sous forme d’audioguide mais également en ligne et téléchargeables, illustrent combien peut être fructueuse et porteuse l’interaction des acteurs culturels au niveau des communautés.

La table ronde animée par Hélène Brochard, présidente de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) et responsable de sa commission Accessibilité, a montré que la bibliothèque musicale est une actrice déterminante du champ social. Intergénérationnel, le langage musical est aussi un puissant levier de mémoire. Les partenariats entre bibliothèques musicales et établissements de santé se développent, certaines structures pouvant fournir un accompagnement. C’est le cas du pôle Culture & Santé en Nouvelle Aquitaine, présenté lors du congrès par sa directrice, Alexandra Martin, qui dispense, à l’attention de chacune des parties, des conseils et des formations sur les enjeux et la conduite de projets entre les deux secteurs.

Toutes les expériences relatées pendant le congrès font écho à la même essentialité du lien humain et de la proximité à l’échelle des territoires, que la musique favorise. À Soultz, Fabien Paris, bibliothécaire, a instauré une relation entre sa bibliothèque et l’Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) par la présentation d’instruments de musique, activité qui est devenue progressivement une animation régulière, avec jeux de rythme ou de relaxation. Une autre bibliothèque a développé des playlists à la demande de pensionnaires, entraînant des recherches circonstanciées et des écoutes personnalisées.

Les bibliothèques, actrices de la préservation de la diversité musicale

Autre thème abordé lors de la table ronde animée par Damien Chaminade, animateur et programmateur à Beaub’FM, réseau Ferarock : la géopolitique de la musique à l’heure du numérique. L’extension puis l’omniprésence d’Internet ont permis une large ouverture des musiques régionales sur le monde. Mais cet accès sans frontières connaît aussi une dérive, celle des modes créées par les injonctions commerciales, et sa résultante, l’uniformisation des genres et des propositions. Pour défendre les identités multiples, plusieurs associations se mobilisent et promeuvent originalité, diversité, indépendance. C’est le cas de Zone franche, association créée par Benjamin Minimum pour les musiques du monde, avec sa revue Aux sons ! ou de Fédéchanson, fédération dédiée aux chansons à texte francophone. Dans cette résistance face à l’uniformisation, tous les intervenants de la filière musique sont mobilisés, artistes, producteurs, diffuseurs, médiateurs. Les bibliothèques, centres de ressources et scènes locales sur les territoires, ont une réelle carte à jouer dans cette médiation et dans la promotion des particularismes et des diversités. Par ailleurs, le référencement systématique des acteurs de la vie musicale et culturelle sur Wikidata, effectué par de nombreux contributeurs, bien souvent bibliothécaires, comme c’est le cas de Fabricio Cardenas, responsable de la médiathèque de Canet-en-Roussillon, contributeur et administrateur de Wikipédia, est le meilleur moyen d’assurer la visibilité des acteurs et partenaires locaux dans les territoires.

Premiers résultats de l’étude sur les publics de la musique en bibliothèque

L’étude sur les publics de la musique en bibliothèque commanditée par le Conseil de coopération de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) et lancée à l’été 2021 a fait l’objet d’une première restitution par Pierre Le Quéau, maître de conférences en sociologie à l’université Grenoble Alpes. Centrée autour de six ensembles de bibliothèques partageant un contexte similaire où chaque entité a subi un changement de territoire et des fluctuations économiques et démographiques (le réseau lyonnais, l’agglomération de Dole, la ville de Montreuil, le département de l’Eure, le pays de Chateaugiron, la ville de Gradignan), l’étude conforte les tendances connues : diminution du prêt de CD et de l’écoute sur place, majoritairement chez les jeunes, mais consultation en hausse des fonds patrimoniaux et fréquentation accrue pour l’événementiel. Les services et offres plébiscités sont les mises en avant de pépites musicales, l’accroissement du nombre de références et des propositions d’écoute, la documentation du fonds avec une valorisation des ressources par tous les moyens (animations, expositions, programmation, concert, playlists, réseaux) ainsi que le développement des plateformes et des studios pour la scène et les artistes locaux. Si les risques de tension classiques ont été identifiés, entre spécialistes et généralistes dans les équipes ou entre les établissements, entre le travail de routine et celui lié à l’événementiel, ou sur les besoins des usagers versus la prescription pour l’usager, l’expérience de la musique en bibliothèque reste indéfectiblement un élément essentiel du lien social et du lien culturel qui anime un public intergénérationnel.

Au terme de ces rencontres très riches, la synthèse faite par Pascale Issartel, adjointe au chef du département des bibliothèques du Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture, a souligné que les expériences relatées et les échanges intenses entre professionnels ont montré que, loin d’être moribonde, la musique en bibliothèque est au contraire régénérante pour les établissements et, au-delà, pour leurs communautés. À la fois fédératrices et résistantes, les initiatives foisonnent de créativité et de motivation pour partager le patrimoine musical, pour l’affirmer, le faire rayonner, le diffuser, et ce d’autant mieux quand il est en harmonie avec les territoires et les scènes locales.

Pendant le congrès, l’Acim a tenu son assemblée générale (AG) qui a plébiscité les actions menées, notamment les RNBM 2021, organisées de manière inédite en distanciel, qui avaient permis aux partenaires de continuer à échanger, en dépit de la crise sanitaire. L’AG a validé les comptes 2021 et les prévisions 2022, et élu un nouveau conseil d’administration en innovant avec une coprésidence à trois têtes : Eva Alm, de la médiathèque José Cabanis de Toulouse, et Anne Tricard, de la Bibliothèque francophone et multimédia de Limoges, rejoignent Dominique Auer pour piloter l’Acim. Pour les prochaines Rencontres nationales des bibliothécaires musicaux en 2023, rendez-vous est pris à Dunkerque !