LIBER Winter Event 2023
Retour sur le rendez-vous hivernal de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche – 23 et 24 novembre 2023 à Florence (Italie)
Depuis l’an dernier et à l’initiative de son président Julien Roche (université de Lille), LIBER (Ligue des bibliothèques européennes de recherche) a décidé d’organiser en plus du grand colloque estival un rendez-vous pendant l’automne. Le but est d’offrir aux groupes de travail un espace pour avancer sur certains projets, mais aussi de donner envie à des bibliothécaires de rejoindre ces groupes de travail.
Je suis partie à Florence en train depuis Strasbourg pour assister à un rendez-vous de pré-conférence, proposé par l’association des bibliothécaires académiques italiennes. Le symposium a eu lieu le 22 novembre, dans la villa de l’éditeur Casalini, la villa La Torrosa. Il s’agit du lieu initial de la maison d’édition, qui a désormais son siège dans un bâtiment plus grand et plus moderne, dans la même ville, Fiesole, située à une vingtaine de minutes de Florence. Il est connu pour ses nombreuses villas d’érudits. Harvard a installé dans une villa de Fiesole le centre pour l’étude des arts de la Renaissance (I Tatti).
Le principal intervenant du symposium, Guido Badalamenti, directeur de la bibliothèque de l’université de Sienne, a introduit le texte produit pour la rencontre, le Manifeste pour le futur des bibliothèques universitaires, en soulignant l’importance de l’intelligence artificielle dans nos métiers. Elle lui semble être aussi importante que le développement d’Internet dans les années 1990. Contrairement aux chamboulements d’Internet qui ont impacté les services des bibliothèques, Guido Badalamenti constate que cette fois-ci l’intelligence artificielle touche simultanément plusieurs services des universités. Selon lui, c’est l’opportunité pour les universités de ne plus travailler en silos, mais de manière beaucoup plus collaborative, en simplifiant le parcours des utilisateurs, afin qu’ils trouvent du support et de l’aide sans se soucier de toute la machinerie qui est derrière. Pour se figurer les choses, il a rappelé le chamboulement architectural qu’a représenté la construction de Beaubourg à Paris, et a également pris pour exemple le centre culturel italien Centrale Montemartini à Rome. Le besoin des personnels des services universitaires est de disposer d’espaces de collaboration, pour travailler de concert, avec de multiples expertises. En termes de compétences, le corps professionnel des bibliothécaires est associé à l’image d’un mille-pattes.
Lors de la table ronde qui a suivi sa présentation, Laura Ballestra, directrice de la bibliothèque de l’université privée Carlo-Cattaneo (LIUC) près de Milan et présidente de l’association italienne des bibliothèques (AIB), a insisté sur le fait que ce nouveau système dépeint est d’abord et avant tout constitué d’humains. Ils ont la charge d’instaurer une confiance avec les publics et assurent une sélection responsable de l’information. Marc Martinez (Sciences Po Paris) a présenté les indicateurs utilisés dans la dernière enquête européennes menée par l’ADBU (Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation). Enfin, Giannis Tsakonas, directeur de la bibliothèque de l’université de Patras en Grèce et vice-président de LIBER Europe, a souligné le partenariat avec les autres services et le recrutement de jeunes professionnels comme l’une des principales clés pour le futur des bibliothèques. Parmi les remarques émises, un collègue allemand de la bibliothèque du Kunsthistorisches Institut de la société Max-Planck (basée à Florence) a demandé de préciser dans le manifeste les bibliothèques comme « institutions » et/ou comme « lieux physiques », et « les bibliothécaires ». La table ronde s’est close sur le constat du changement de rôle des bibliothécaires qui n’est plus de donner accès à des collections ou de préserver des données, mais de venir en aide auprès des chercheurs, en mettant en valeur leur expertise liée au traitement de l’information. Par exemple, en prenant part à la rédaction des politiques des établissements concernant l’intelligence artificielle.
Ces discussions préliminaires ont traversé ensuite le colloque de LIBER les deux jours suivants. Le rendez-vous LIBER Winter Event a eu lieu dans l’enceinte de l’institut universitaire européen (EUI), à Fiesole, les 23 et 24 novembre 2023. L’institut de recherche est spécialisé dans les études sur l’Europe et le personnel administratif dépend de l’Union européenne. Plusieurs collègues de la bibliothèque ont participé à la Staff Week organisée à Strasbourg en octobre dernier et ont présenté les services proposés en matière de données de recherche. Le discours d’introduction a été assuré par Pep Torn, directeur de la bibliothèque de l’EUI, qui a rappelé le rôle précurseur de l’institut pour les recherches sur l’Europe. L’institut a lancé le premier programme doctoral sur ce thème de recherche en Europe.
La première conférence de la rencontre a été livrée par une professeure de l’institut, Sarah Nouwen, spécialisée en droit international et responsable scientifique de la revue European Journal of International Law (EJIL). Autrice d’un billet, « Open Access : No Closed Matter », paru en août 2023, Sarah Nouwen pense que si le principe de l’open access réunit toutes les parties prenantes, il n’en est plus de même quand on commence à préciser les manières de mettre en libre accès les publications scientifiques. Faisant référence à la conférence de Chris Bourg, de la bibliothèque du Massachusetts Institute of Technology (MIT), cet été 2023, elle pense que les composantes ne font pas obstacle à l’open access. En l’absence de financement public des revues scientifiques dans son domaine, elle souligne le besoin de ressources pour élaborer les nombreux canaux qui existent autour de la publication des articles : billets de blogs, vidéos, podcasts, etc. Tout ceci a un coût, et les négociations avec les éditeurs concernant les frais de publications par les universités ne résolvent pas toute l’affaire. Le problème d’accès risque d’être transféré du lecteur à l’auteur, amené à payer des frais pour publier ses articles en libre accès (APC, Article Processing Charges), particulièrement si les négociations sont menées au niveau de chaque revue de tel ou tel éditeur. Le passage des revues scientifique vers le libre accès de tous les articles sans exiger de frais aux auteurs est intéressant, mais dans la pratique, Sarah Nouwen estime que cela encourage la publication d’un plus grand volume d’articles, avec des critères de sélection moins élevés.
J’ai suivi ensuite plusieurs sessions menées par des groupes de travail. Le premier jour, j’ai participé à la session sur les compétences numériques des bibliothécaires, notamment en matière de science des données. La session a été animée par Peter Verhaar, de la Leiden University Centre for Arts and Society, et Neha Moopen, de la bibliothèque de l’université d’Utrecht. Inspiré par l’initiative récente en Amérique du Nord de l’Association of Research Libraries (ARL) pour former les professionnels des bibliothèques (Directions in Digital Scolarship), l’atelier a consisté en une présentation des applications de la science des données dans les activités des bibliothécaires. Ensuite, a été présenté le projet de matériel de cours en ligne pour les bibliothécaires qui souhaitent monter en compétence pour s’emparer de ces applications, le Learning Hub. Les deux bibliothécaires forment leurs collègues à la programmation et au traitement des données à partir de cas d’usage construits par et pour les bibliothécaires. Ils sont formateurs agréés Carpentries et organisent aux Pays-Bas des ateliers Library Carpentry pour leurs collègues. Au cours des échanges est ressorti le besoin de proposer des formations en présentiel, basées sur le matériel mis en ligne ; par exemple, dans le cadre de summer schools organisées par LIBER, sur le modèle de la masterclass qui sera proposée au printemps prochain par LIBER.
J’ai également participé à la session du groupe de travail LIBER Copyright & Legal Matters qui existe depuis 2014 pour agir sur la réforme européenne sur le droit d’auteur en matière de fouilles de texte (voir rapports sur le Text and Data Mining). La question centrale de l’atelier a consisté aux solutions juridiques à développer pour répondre aux nouveaux enjeux posés par l’intelligence artificielle et l’accès sans barrière aux contenus en ligne, notamment patrimoniaux.
Alex Fenlon, de l’université de Birmingham, a rappelé que depuis 2021, le Royaume-Uni est le premier pays en Europe à disposer d’une politique nationale en matière d’intelligence artificielle. Le Royaume-Uni organise chaque année la rencontre nationale AI Safety Summit. Dans les universités britanniques, les enseignants sont les principaux acteurs impactés par l’intelligence artificielle. Le support de présentation d’Alex Fenlon n’est pas encore disponible en ligne, mais il est intervenu récemment dans un cycle de webinaires « Copyright and online learning », de l’association Association of Learning Technology (ALT). Dans le support du webinaire, Alex Fenlon pointe l’expertise des bibliothécaires, qui sont à même d’accompagner les enseignants et les étudiants en matière de droit d’auteur pour l’usage de l’intelligence artificielle générative (GAI).
Erna Sattler, de l’université de Leyde, s’est intéressée au droit d’auteur en matière de diffusion des images en ligne, notamment sur des plateformes développées et maintenues par les institutions publiques. La directive européenne date de 2019, Directive on Copyright in the Digital Single Market, concerne le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. Le bureau européen en charge de cette directive est l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO). Les États européens avaient jusqu’en juin 2021 pour l’implémenter dans leur propre législation. En France, la directive se retrouve dans l’ordonnance no 2021-580 du 12 mai 2021. LIBER œuvre depuis plusieurs années pour expliquer en quoi cette directive concerne les bibliothécaires (voir présentation dans Zenodo). Les objets numérisés par les bibliothèques qui répondent aux critères de la directive (hors commerce) et qui sont enregistrés auprès du EUIPO peuvent en effet être rendus publiquement accessibles (voir portail).
Judith Ludwig, de la Technische Informationsbibliothek (TIB) à Hanovre, a encouragé les bibliothécaires à négocier les données d’usage exploitées par les éditeurs de ressources électroniques. En effet, lors des contrats avec les établissements pour les ressources électroniques, les données générées par les utilisateurs lors de la consultation des ressources électroniques constituent un élément important car il peut y avoir un risque de traçage non régulé. Ce risque vient contraindre la liberté académique et le droit à la protection des données personnelles. En Allemagne, des accords transformants avec la maison d’édition Wiley ont pris en compte cet aspect. Un interview avec l’un des négociateurs, Bernhard Mittermaier, évoque publiquement ce point problématique. Un groupe de travail allemand a publié un rapport en 2021 (Data tracking in research, traduit en français par le consortium Couperin en 2022). Il existe enfin une législation en la matière dans la charte de liberté des droits de l’Union européenne (article 8 et article 13), qui a été passée dans les lois nationales de chaque pays européen. Les États membres ont le devoir explicite de promouvoir l’application de la charte. Concernant le respect de la liberté dans les sciences, l’Allemagne l’a inscrit dans la Grundgesetz (article 13).
La première journée s’est terminée par une session plus libre, avec six collègues réunis dans une même salle proposant des sujets de discussions. J’ai animé l’une des discussions, autour des formations à la programmation pour les doctorants proposées par des services de bibliothèques. Parmi les participants avec lesquels j’ai échangé, plusieurs collègues des Pays-Bas ont livré des retours d’expérience intéressants (notamment Puck Wildschut, de la Tilburg University). Pour certains services comme à l’université d’Utrecht, l’offre en matière de formation à la programmation est déjà suffisamment pourvue. Les bibliothécaires se sont formés et ont passé la certification pour devenir formateur agréé Carpentries ; mais finalement, l’équipe a décidé d’organiser leurs ateliers en dehors de la communauté Carpentries. Au contraire, dans d’autres universités, notamment à Leyde, les formations se font avec le matériel des Carpentries, avec un groupe de formateurs très engagés qui développent aussi bien des formations pour les doctorants que pour les bibliothécaires eux-mêmes. Je n’ai pas pu participer aux autres discussions, mais j’ai repéré une initiative de veille intéressante : Elena Gallina, de l’université de Modène, a développé une bibliothèque Zotero sur le biais de genre dans les communications scientifiques. Toutes les références bibliographiques sont à disposition en ligne.
La dernière journée, j’ai participé à une dernière session, la plus riche du colloque, qui a concerné les services en matière de gestion des données de recherche, organisée par le groupe de travail LIBER Research Data Managament Working Group.
Naeem Muhammad, de la KU Leuven en Belgique, a présenté un nouveau service réussi, le Book-a-data-manager (BDAM). La construction de ce service est passionnante, puisqu’elle a commencé à partir de suggestions de chercheurs en 2021 et a abouti à un service entamé en janvier 2023. Pour définir l’aide apportée par l’équipe, chaque demande d’accompagnement fait l’objet d’un contrat écrit précisant les contours clairs du service proposé en guise de réponse. L’accompagnement peut ensuite consister en une ou plusieurs consultations. Les livrables produits sont partagés en ligne, pour bénéficier à d’autres chercheurs. En back-office, Naeem Muhammad est chargé de documenter l’accompagnement réalisé, afin de garder trace du service rendu auprès des demandeurs. Les personnels impliqués dans ce nouveau service sont issus de cinq équipes différentes, dont trois hors du service des bibliothèques de l’établissement.
Neha Moopen, research data manager à la bibliothèque de l’université d’Utrecht, est revenue sur l’évolution de son service dans le contexte de son établissement. Dès 2016, l’université d’Utrecht s’est dotée d’une feuille de route pour la gestion des données de recherche, qui a fait l’objet d’une révision en 2023. Dès 2016, cette feuille de route implique les directeurs des unités de recherche (dean of faculties), en charge de développer des matériaux additionnels dans leur propre discipline et de publier des guides à destination de chaque équipe de chercheurs. Les principes FAIR ont été rendus obligatoires, y compris dans les projets informatiques de la direction du numérique. Au sein de la bibliothèque, il y a trois profils de personnels impliqués dans la gestion des données de recherche : des bibliothécaires spécialistes disciplinaires (subject specialists), des conseillers en gestion des données (RDM consultants) et des chargés de données (data managers). En dehors du service des bibliothèques, l’accompagnement en matière de gestion des données de recherche concerne des ingénieurs de recherche. Ces ingénieurs sont présents dans la direction du numérique. De plus en plus de composantes recrutent également des personnels dédiés. La communauté de personnels supports s’est donc élargie considérablement en quelques années : une personne en charge de coordonner tous ces personnels vient d’être recrutée (community manager) ; de plus, plusieurs personnes entièrement dédiées à la communication font partie intégrante du service support en matière de gestion des données (communication officers). Le service des bibliothèques continue d’assurer l’aide de premier niveau, répondant à une adresse e-mail et produisant des guides pour aider les chercheurs. Concernant l’offre des services proposée, les prestations payantes à l’heure par les chercheurs sont en train de devenir gratuites. Les services couvrent aussi bien l’accompagnement à la rédaction des plans de gestion de données que l’intégration du service support dans des projets de recherche, pour assurer la partie concernant la gestion des données mais aussi le développement de logiciels de recherche. L’équipe assure de l’aide dans le choix des applications et propose des formats pour échanger : Programming Café et Walk-In Hour Research Data and Software.
Elisa Rodenburg, de l’université libre d’Amsterdam (Vrije Universiteit Amsterdam), est revenue sur son propre parcours dans son établissement. En 2020, elle est recrutée en tant qu’officer au sein du research data management support desk. En 2021, son intitulé de poste change en raison de la subvention nationale néerlandaise, elle devient data steward et coordonne le service de soutien à la gestion des données de recherche de son université. Anciennement bibliothécaire, elle se considère comme reformed librarian. En termes d’évolution de modèle d’offre de services, elle constate la même évolution qu’à Utrecht : les supports au sein même des composantes se développent de plus en plus. Le portail du service support aux chercheurs de l’université est riche de nombreuses informations : politiques de données, contact de la community manager Lena Karvovskaya (pour la gestion des données de recherche et pour la science ouverte), guides pour les chercheurs, etc.
Sara Coppini, de l’Alma Mater Research Center for Human-Centered Artificial Intelligence (Alma Mater Studiorum, université de Bologne), a présenté le contexte de son établissement : c’est son université qui a créé les premiers postes de data stewards en Italie. Le plan national italien pour la science ouverte est paru en 2022-2023 et s’est accompagné de la création d’un chapitre national italien au sein de la coalition européenne pour la réforme de l’évaluation de la recherche (COARA). Un réseau national italien de data stewards s’est réuni pour la première fois le 7 novembre 2023, à l’initiative de l’Italian Computing and Data Infrastructure (ICDI), en lien avec le programme européen EOSC Skills4EOSC. L’université de Bologne a également adopté en 2018 une politique en matière de données de recherche. L’équipe des data stewards comprend quatre personnes spécialisées dans plusieurs disciplines. Leurs profils sont des profils de chercheurs. Parmi les projets à approfondir, Sara Coppini a mentionné l’esquisse du périmètre du métier de data steward en Italie.
Enfin, last but not least, Peter Verhaar, de l’université de Leyde aux Pays-Bas, a présenté un cas concret de recours à l’intelligence artificielle pour les services supports à la bonne gestion des données de recherche. La présentation est disponible en ligne. Sa démonstration est détaillée et permet de comprendre ce qu’il est possible de faire avec ChatGPT, pour se consacrer à d’autres tâches et avancer plus rapidement sur certains aspects chronophages (traductions, productions de contenus, etc.).
Comme l’an dernier, les présentations seront mises en ligne sur Zenodo au printemps 2024. Je ne peux qu’encourager les collègues à participer aux rencontres hivernales de LIBER : le cadre est plus restreint que lors du congrès d’été et les soumissions ne passent pas par un comité de sélection. Il est donc plus facile d’échanger et de participer aux discussions. C’était la première fois que je prenais part à un rendez-vous LIBER, j’ai beaucoup appris des différents collègues, et l’accueil était à chaque fois excellent. La collègue de l’université d’Utrecht m’a fait prendre conscience du métier de community manager dans le contexte scientifique, et m’a fait découvrir les formations du Center for Scientific Collaboration and Community Engagement, qui est financé par l’organisation à but non lucratif Community Initiatives (qui finance également les Carpentries).