Les patrimoines en recherche(s) d’avenir

Colloque à la BnF – 24-25 septembre 2015

Thibault Le Hégarat

C’est à la BNF, sur une initiative des équipes des labex « Les passés dans le présent » et « Patrima », et en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication, que s’est tenu le colloque « Les patrimoines en recherche(s) d’avenir » les 24 et 25 septembre 2015. Le but était de dresser un bilan de la collaboration entre chercheurs et professionnels des institutions patrimoniales et culturelles, dont les rapports ont été repensés sous l’impulsion des programmes de recherche des labex CAP, OBVIL, LabexMed et des deux nommés plus haut. En effet, les professionnels de la conservation ne sont plus cantonnés à fournir un service, ils interviennent dans les processus de recherche. La mixité des intervenants était donc le reflet des nouveaux échanges permis par les dispositifs « labex ». L’expérience dont a témoigné Valérie Tesnière (BDIC) mettait en avant un enrichissement réciproque des personnels et des chercheurs, concrétisé dans la manière dont les fonds sont mis à disposition.

Le patrimoine, ainsi qu’Etienne Anheim l’avait proposé antérieurement, est un objet-frontière qui ouvre la voie à des collaborations nouvelles. La diversité disciplinaire des intervenants du colloque témoignait du fait que l’interdisciplinarité est désormais acquise dans les recherches dans ce domaine, stimulée là aussi par les labex. Les travaux sur le patrimoine ont un caractère de plus en plus innovant notamment ceux où intervient le labex Patrima dans lequel les échanges avec les sciences expérimentales sont importants. Grâce notamment aux partenariats avec de grands centres de recherches (CRCC-LRMH, C2RMF, IPANEMA), des techniques d’imagerie et d’analyse renouvellent les possibilités d’étude de la matérialité des objets et l’archéologie du texte (Isabelle Aristide-Hastir, Valérie Nachef et Florian Kergourlay sur des documents manuscrits du XVIIIe siècle).

Trois axes structuraient les deux journées : les rôles sociaux du patrimoine, la matérialité, et les enjeux du numérique. Plusieurs thématiques habituelles des études sur le patrimoine sont revenues régulièrement dans les communications : les valeurs, les symboles, la production, les temporalités et les spatialités. Très tôt au cours de la première journée s’est ajoutée la question de l’articulation du savoir et du public. Les témoignages ont montré que cette préoccupation est partagée entre les professionnels, et qu’il s’agit d’un enjeu important et réactualisé. Par exemple, la mise à disposition de collections numérisées amène à repenser le destinataire des fonds, le grand public s’ajoutant maintenant au public savant. Quant au numérique, très présent au cours des deux journées, les multiples problématiques soulevées ont confirmé la place importante acquise par ce domaine dans les recherches sur le patrimoine (numérisation des corpus, modélisations 3D, mobilisation du web sémantique dans la valorisation).

Plusieurs sujets habituels des études sur le patrimoine étaient représentés dans ces journées, comme les critères de sélection, les méthodes de conservation et les procédés de valorisation des institutions patrimoniales (Héloïse Conesa), ou la réception des savoirs par les publics des musées (Sylvain Antichan et Jeanne Teboul). Si les professionnels du patrimoine ont été régulièrement convoqués dans les communications, les passions patrimoniales qui animent les amateurs étaient aussi présentes, dans les exposés de Daniel Fabre et celui de Sylvie Sagnes par exemple.

Il a finalement été moins question de patrimoine que de processus de patrimonialisation, c’est-à-dire davantage des processus de détection, de sélection, d’enregistrement, de reconnaissance, de mise en valeur et d’institutionnalisation, que d’artefacts et de collections. La première journée s’est focalisée sur la production sociale du patrimoine, étudiant les questions des échelles d’action, des processus de production, et des valeurs attachées aux artefacts. Une dimension réflexive s’y est ajoutée dans la mesure où les chercheurs sont amenés à s’interroger sur leur pratique quand ils interviennent dans ces processus. Les projets présentés par Nicolas Prévôt et Valentina Vapnarsky ont montré comment les chercheurs aident à faire émerger le patrimoine de certains groupes sociaux afin d’en permettre la conservation durable (le patrimoine musical des Nanterriens, et celui des Wayana-Apalaï de Guyanne). Ces transferts de savoirs et de compétences soulèvent toutefois des questions, notamment hors de l’espace occidental où est née la notion de patrimoine, et rappellent qu’elle n’est pas une notion universelle.

L’avenir du patrimoine et de ce domaine de la recherche faisait partie des thématiques du colloque, qui a dégagé plusieurs horizons. Les études sont amenées à sortir du cadre national et à multiplier les comparaisons, et les cas des patrimoines indiens (Julien Jugand), chinois (Yolaine Escande) et guyanais sont justement venus éclairer la conception occidentale de la notion au cours des deux journées. Une session consacrée à la dématérialisation a montré que les chercheurs, gros consommateurs de corpus numérisés, s’interrogent depuis quelques temps sur cette technologie qui conduit à l’altération des documents et à la perte de leur matérialité et donc d’informations (Philipp Leu). Les discussions, tout en levant les anciennes critiques formulées à l’encontre de la numérisation, ont appelé les chercheurs et les professionnels à la vigilance devant sa généralisation (Didier Alexandre, labex OBVIL). Avec le cas du « patrimoine éphémère », Alexandra Saemmer a interrogé de façon pertinente la conservation des créations nativement numériques, et appliqué des problématiques patrimoniales à des œuvres qui ne sont pas encore patrimonialisées. La chercheuse a défendu la nécessité d’une démarche préventive de conservation d’un domaine de création récent eu égard à la rapidité d’évolution du numérique, des standards du web aux outils mis à disposition. Le numérique n’est d’ailleurs plus un horizon indépassable puisque les supports physiques sont déjà réinvestis pour sauvegarder des œuvres, ainsi que l’a montré Alizée Lacourtiade avec le cas du patrimoine cinématographique. Les journées ont en tout cas bien rendu compte de l’état des questionnements relatifs au numérique et les questions pressantes que les études sur le patrimoine font surgir.

Ce colloque s’inscrivait dans une démarche de collaboration inter-labex, ainsi que l’ont montré de précédents événements comme la rencontre organisée au printemps dernier par les labex Archimede et LabexMed au MUCEM, et qui devraient se prolonger sous la forme d’autres événements scientifiques. Parmi les prolongements souhaités par les organisateurs, on recense un colloque dédié au numérique, à l’interculturalité, ou encore à l’interdisciplinarité, qui était considérée comme acquise dans beaucoup de communications mais dont les implications n’étaient pas analysées. D’autres pistes ont été ouvertes, comme les rapports et les liens entre patrimoines et archives.

Cet événement, comme d’autres, confirme l’utilité du colloque pour l’actualisation de la connaissance des projets et des fonds, bien davantage que pour la construction du savoir sur la question, comme l’illustre la forme de ces deux journées : une succession de présentations où la description de dispositifs l’emporte sur l’exposition des fondements méthodologiques et théoriques et sur l’analyse des conclusions.

Dès la première matinée s’est posé un problème épistémologique important puisque le sujet n’a fait l’objet d’aucun effort de définition. Ni le texte d’appel ni les discours d’ouverture n’ont exprimé comment le terme de « patrimoine », pourtant complexe (et d’autant plus dans le cadre de l’interdisciplinarité) devait être compris au cours de ces journées. La patrimonialisation, processus évoqué pourtant régulièrement dans les communications, n’a pas été davantage définie. Si les axes des journées étaient pertinents et bien délimités, l’hétérogénéité des communications n’a pas favorisé la cohérence de l’ensemble. Le patrimoine y voisinait avec la culture, avec les archives et avec les savoirs sans que les limites n’aient été clairement exposées. Les intervenants passaient du patrimoine à la mémoire ou de l’œuvre au musée avec une grande facilité. Le refus de définir peut constituer une position féconde pour ne pas restreindre le sujet à des artefacts, à des processus ou à sa conception occidentale, mais cela s’est révélé pénalisant pour l’homogénéité des sessions. Même si toutes les communications ont permis de montrer le foisonnement de recherches sur le sujet, le lien de certaines communications avec la thématique générale du colloque était parfois ténu. C’est finalement au terme des deux journées qu’Etienne Anheim a proposé une définition de la notion. Dans son bilan, il a également souligné que, si la solidité du concept de patrimoine est un atout, la dilution de la notion dans des usages variés le fragilise, comme a pu le montrer la juxtaposition des communications. Au regard des études en cours, Etienne Anheim analyse le patrimoine comme « une notion stratégique de notre contemporanéité », partagée entre affectif et réflexivité, et propose d’envisager le patrimoine comme « le nom donné à notre confrontation au passé ». Formules pertinentes qui reflètent bien les différentes problématiques du patrimoine que l’on observe dans les opérations de revendication, dans la production de discours, dans les émotions collectives (analysées par Daniel Fabre), et jusque dans la production de savoir, ainsi que l’a illustré ce colloque.