Les migrants : un public de bibliothèques ?
Quels accueils, quels besoins, quels services ? 29 septembre 2015
C’est accompagnés d’un magnifique soleil d’automne que nous avons été accueillis à la Cité internationale de la Dentelle et de la Mode à Calais pour aborder l’accueil des migrants en bibliothèques dans le cadre de cette journée 1 d’étude co-organisée par la BPI et le réseau de lecture publique de Calais 2.
Il ne fallait pas nous laisser influencer par l’actualité des derniers mois liée à la ville dans laquelle nous nous réunissions : nous avons été invités à prendre de la distance avec les événements, garder une approche professionnelle et ouvrir les horizons pour mieux accueillir dans nos bibliothèques.
La matinée a commencé par une intervention très complète de Lola Mirabail, responsable du département des services aux publics (Bibliothèque de l’Université Paris 8) et auteur du mémoire de conservateur ENSSIB « lecture publique et immigration(s) » 3 permettant de poser les contours du sujet abordé à travers des définitions et des données chiffrées.
Immigré : toute personne résidant en France et née à l'étranger avec une autre nationalité que française (cette personne peut avoir acquis la nationalité française entre temps)
La France compte aujourd’hui 5,5 millions d'immigrés, soit 8,7 % de la population, elle est la 6e destination dans les flux migratoires dans le monde.
Les migrations sont motivées par des raisons très diverses (dans l’ordre : regroupement familial, études, migrations humanitaires, puis économiques) ce qui doit nous pousser à nous extraire des représentations uniformes et à ne pas nous cantonner à des considérations misérabilistes.
En 2015, les immigrés viennent principalement de l'ouest des Balkans, du Kosovo, de la Russie et du Congo.
L’enquête menée par Lola Mirabail confirme que le rapport à l’écrit de cette population est très variable et que leur place en bibliothèque se traduit par trois axes principaux : faciliter l’intégration par l’apprentissage du français et de l’informatique, rapprocher la bibliothèque des migrants qui en sont éloignés (guides multilingues, télévisions du monde, etc.), et prendre en compte les besoins des habitués.
Son enquête fait état d’une attention des bibliothèques en direction des migrants : elles mettent en place des actions répondant à leur rôle social, civique et éducatif, mais leurs propositions restent disparates (allant de simples collections aux services, en passant par les animations et la médiation).
En deuxième partie de matinée, Bénédicte Frocaut, directrice de la BM de Calais, nous fait découvrir comment la crise calaisienne a touché jusqu’à la bibliothèque municipale (accès Internet surexploité, réquisition des WC publics pour l’hygiène intime, occupation voire commercialisation des prises électriques pour recharger les téléphones) et quels dispositifs l’équipe, soudée et forte d’un discours commun, mais aussi aidée des autres services de la ville et soutenue par sa hiérarchie, a pu mettre en place pour retrouver un fonctionnement normal et une cohabitation plus sereine des usagers entre eux, les solutions étant souvent pragmatiques.
Jérémy Lachal, directeur général de Bibliothèques Sans Frontières, association se battant pour la prise en compte des besoins intellectuels en situation de crise humanitaire, témoigne des partenariats menés en direction des migrants comme celui avec la Gaïté Lyrique ou le projet Ideas box conçu avec Philippe Stark que l’on découvrira le soir même à la médiathèque de Calais.
Bénédicte Frocaut et Jérémy Lachal insistent sur l’importance de ne pas s'isoler, de travailler avec les associations, et sur l’ouverture nécessaire du métier de bibliothécaire vers le champ social mais aussi vers l’apprentissage des langues.
En fin de matinée, une table ronde réunit Martine Vandermaes, directrice de la bibliothèque communale de Kris Lambert (Ostende, Belgique ) Lola Mortain et Caroline Brouillard, du Pôle Adultes de la bibliothèque Vaclav Havel (Paris) et Clémentine Pérol, chargée de mission auprès des publics non francophones à la médiathèque Robert Desnos (Montreuil) pour évoquer les manières de faire cohabiter les publics en bibliothèques et intégrer au mieux les migrants : aménagements intérieurs afin qu’un public n’accapare pas les lieux au détriment d’un autre, collections d’apprentissage tout au long de la vie, cours de FLE, ateliers de conversation en français (La Parlotte à Vaclav Havel), communication simplifiée en anglais et en farsi, soutien scolaire, création de fonds en langues d’origine (sur livres ou liseuses) et animations autour de ces fonds. Dans tous les exemples, la recherche de partenariats est systématiquement privilégiée (CADA, RADIA, CUCS, ateliers socio-linguistiques, associations spécialisées…).
Les intervenants insistent sur l’adaptation et l’ouverture nécessaires de notre profession car, même préparés, les bibliothécaires peuvent être confrontés à des situations inédites qui leur échappent.
L’après-midi s’est quant à elle divisée en 2 temps. Le premier temps était consacré aux actions spécifiques en direction des migrants.
Hélène Saada (BPI) et Radoslaw J. Ficek (FTA) témoignent d’un partenariat exemplaire mené entre la Bpi avec France Terre d’Asile consistant depuis 2009 en des permanences facilitant l’accès aux droits des demandeurs d’asile et à la découverte de la Bpi. Ces permanences ont touché près de 2144 personnes en 2014. Il s’agit de permanences engageant une démarche active du médiateur de FTA allant à la rencontre des personnes dans la Bpi et les invitant à un entretien pour connaitre leurs difficultés et leurs besoins. Ils les accompagnent dans les espaces de la Bpi pour une première approche des ressources mises à disposition (TV du monde, autoformation en langues, presse en langues étrangères, Internet, etc.)
Anne-France Stimart, directrice de la bibliothèque de Florennes (Belgique) témoigne du partenariat mis en place avec le FEDASIL (centre ouvert dépendant de l'agence fédérale pour l'accueil des demandeurs d'asile en Belgique).
Florennes, communauté rurale de 11500 habitants, accueille depuis 1997 un grand centre de 466 résidents.
L’ouverture non préparée de ce centre a provoqué des réactions xénophobes et violentes. Après de longues années de questionnement, la bibliothèque a intégré en 2010 un Plan local d'intégration et de cohabitation (PLIC) : parcours découvertes permettant d’identifier la bibliothèque, son personnel, ses services, le tout en différentes langues. Une signalétique adaptée a été mise en place grâce au groupe d'alphabétisation.
Un espace public numérique est mis à disposition et des cabines de langues sont bientôt prévues.
Marion Giuliani, directrice des bibliothèques d'Aubervilliers - réseau des médiathèques de Plaine Commune, nous montre de quelle manière peut être exploité un fonds en langues d’origine « Lire écouter voir » (3 fonds distincts dans 3 villes différentes de Plaine Commune : chinois, tamoul, turc et bientôt arabe mis en valeur par de beaux catalogues papier bilingues, des animations et une communication en langues d’origine pour faire découvrir les fonds. Cécile Chosson, Mediathèque Lucie Aubrac de Vénissieux, nous a quant à elle offert un beau témoignage d’un atelier FLE « Des livres et vous ». Cet atelier a pour objectif, autour des collections de la médiathèque, de sortir du quotidien les primo arrivants (principalement des femmes), élargir leurs horizons et les familiariser au français, le tout organisé de façon ludique et dans une ambiance rassurante et conviviale.
La journée se termine par une ouverture du débat autour de la formation professionnelle, les financements et les relations avec la tutelle.
Jean-Marc Bucher (DGA Attractivité du territoire à Calais) revient sur la nécessité d’assurer une coexistence pacifique entre usagers et de garantir la sécurité des migrants eux-mêmes et celle des agents.
L’expérience vécue à la bibliothèque a permis d’adapter un dispositif de secours pour le nouveau camp d'accueil très controversé (La Dune ou camp Jules Ferry) et a également alimenté une réflexion plus globale en direction des publics empêchés et éloignés, intégrée au Contrat de Ville 2015-2020.
De même, des outils, comme l’Ideas box, déployés pour des situations de crise humanitaire, ont été choisis pour être réutilisés au service de quartiers prioritaires.
Hélène Aurenche, bibliothèque Louise-Michel (Paris), témoigne d’une formation proposée par la Ville de Paris à ses agents et consacrée à l'accueil du public de culture étrangère permettant de mieux appréhender les différentes cultures et usages sociaux rencontrés en bibliothèque.
Enfin, une intervention d’Hélène Hatzfeld, chargée de mission « recherches interculturelles » au ministère de la Culture et de la Communication et directrice du Groupement d'intérêt scientifique (GIS) « institutions patrimoniales et pratiques interculturelles » permet de prendre de la hauteur autour de l’« interculturalité » beaucoup évoquée tout au long de la journée.
Les migrants bousculent la bibliothèque, ses métiers et sa place dans la ville. Ils bousculent la représentation du monde que l'on a, ils obligent à un déplacement du regard et à inverser notre point de vue.
C’est en cela qu’il faut envisager les migrants, comme des acteurs de la démocratie, comme source de renouvellement des pratiques et de la vie dans la cité.
En conclusion, il faut noter que plusieurs conseils des intervenants et du public ont convergé dans le même sens aujourd’hui :
- Inscrire l’accueil des migrants dans un projet d’établissement pour qu’il soit le souci de chacun
- Se soucier de la formation du personnel (action sociale, langues étrangères, cultures du monde) et du partage de compétences
- Mettre à disposition des fonds en langues étrangères ou bilingues
- Créer une communication en anglais et/ou en langues d’origine.
Enfin, l’ensemble des participants était convaincu de l’importance de ne pas rester seul et de s’appuyer sur des partenaires pour mieux connaître et mieux toucher les migrants.