Les métiers du patrimoine en France
12-14 mai 2014, Pierrefitte
Organisé par les Archives nationales (AN), le ministère de la Culture et de la Communication, l’université de Paris Vincennes-Saint-Denis et l’université Paris Ouest-Nanterre – La Défense (Médiadix), le colloque « Les métiers du patrimoine en France : identités, formations, interrelations professionnelles au service
du patrimoine – XIXe-XXIe siècles » a réuni du 12 au 14 mai 2014, sur le site de Pierrefitte des Archives nationales, les différents acteurs du patrimoine (archéologie, archives, bibliothèques, musées, monuments historiques…) dans une approche pluridisciplinaire : il s’agissait de s’interroger sur les mécanismes de construction des identités professionnelles, les phénomènes de patrimonialisation et plus largement sur la dimension économique, sociale et politique de ce secteur en pleine expansion.
La première journée, dédiée aux acteurs de la patrimonialisation, s’est dans un premier temps arrêtée sur la petite et la grande histoire des archives et des archivistes. Yann Potin (AN) est ainsi intervenu sur la période révolutionnaire pour rappeler la genèse des critères et des pratiques de la sélection patrimoniale, de l’agence du « triage des titres » au bureau des « monuments historiques ». Dans le prolongement de cette première intervention, Julie Lauvernier (CERHIO) est revenue sur le statut de l’archiviste au XIXe siècle, qui construit son identité non seulement dans le cadre institutionnel, mais aussi, et c’est là une approche très intéressante, de manière pratique et intellectuelle ; la profession s’organise de l’intérieur : elle institue le principe du fonds, des gestes de classement, des normes d’inventorisation, un vocabulaire. Depuis la création de la première École des Chartes en 1821 jusqu’au début de XXe siècle qui voit la création de l’Association amicale des archivistes français, se construit progressivement l’identité de la profession, fondée tout à la fois sur des principes et des pratiques communes.
La Révolution est également le temps de la nationalisation des bibliothèques ecclésiastiques, pour donner naissance aux bibliothèques publiques. Pour Cécile Robin (AN), c’est une occasion unique pour fonder un champ d’intervention de l’État et organiser une profession, celle des bibliothécaires. Trois instructions rédigées par les experts du temps en édictent les fondamentaux : recenser et conserver le patrimoine écrit ; connaissances et compétences-métiers étaient déjà d’actualité !
Dans la seconde partie de la journée, Cécile Lestienne (archives départemantales du Val-d’Oise) a présenté dans un exposé clair et chronologique les Entretiens du patrimoine, grand rassemblement des professionnels du secteur, amenés à débattre de questions relatives à la conservation ou la définition du patrimoine ; un temps conçus comme un outil au service de la formation des professionnels, ces Entretiens deviennent au mitan des années 1990 un espace de théorisation, présidé par de grands historiens et historiens de l’art ; puis, à partir de 2003, l’approche doctrinale s’estompe progressivement pour retrouver une pluralité des points de vue et des approches.
Ethnologue de formation, Bérénice Waty (Paris 13/Lahic) a ensuite exposé les résultats d’une enquête intitulée « Quand les bibliothécaires se livrent » dans un réseau de lecture publique ; il s’agissait de questionner la construction du sentiment d’identité professionnelle au sein d’une communauté. Peut-être par méconnaissance de l’approche ethnographique ou par manque de recul, la démarche ne nous a pas paru très convaincante : face à un certain nombre de clichés, souvent négatifs et caricaturaux, les bibliothécaires ne semblent se définir professionnellement que dans l’action quotidienne (« accueillir », « renseigner »), et non d’après leur mission de médiateurs ; Bérénice Watty explique cela par une absence d’unité dans les missions des bibliothécaires, tout en évoquant l’image d’un « métier en miettes » utilisée par Georges Friedmann dans les années 1950. Mais ne parle-t-on pas des métiers des bibliothèques ?…
La journée s’est achevée par une intervention intéressante de Denis Chevalier (Mucem) et Véronique Dassie (CNRS/Idemex Aix-Marseille) sur la patrimonialisation d’un territoire, la Méditerranée, dont l’entrée au musée intervient alors comme une forme de consécration d’une nouvelle aire culturelle ; dans ce processus, le rôle de la recherche ne peut être dissocié de celui de la conservation patrimoniale. Conséquemment, ce nouveau périmètre territorial questionne et recompose les pratiques tout aussi bien des chercheurs que des conservateurs.
Il n’en reste pas moins une question : quel avenir pour les collections des arts et traditions populaires.
La deuxième journée, dédiée aux processus de professionnalisation, est initiée par Pierre Leveau (HICSA/CRPBC Paris 1), qui s’est penché, dans une approche socio-historique comparée, sur deux idéaux-types : les maîtres-artisans des métiers d’art, spécialisés dans la restauration du patrimoine, et les professionnels de la conservation-restauration des biens culturels. Ou le paradoxe des métiers du patrimoine.
Cette intervention a trouvé naturellement son prolongement dans les propos de Léonie Hénaut (CNRS) et d’Anne-Élizabeth Rouault (restauratrice diplômée de l’INP-IFROA), qui ont étudié la question de la professionnalisation de la conservation-restauration et de ses limites ; en effet, les conservateurs-restaurateurs se sont progressivement dotés des attributs des professions établies (formations universitaires, code de déontologie, associations professionnelles), mais, dans le même temps, ils ont dû faire face à un problème de légitimité, pour ne pas être cantonnés dans un simple rôle d’exécutant par les conservateurs du patrimoine et les architectes des Monuments historiques.
Dans le cadre d’une enquête menée par des étudiants de M2 de l’université d’Orléans, a été analysée l’offre de formation universitaire dans le domaine de la culture, dont le patrimoine est l’un des champs : 526 diplômes répertoriés « culture » dont 127 pour le patrimoine ! Il appert que cette offre pléthorique induit non seulement des difficultés d’insertion professionnelle, mais aussi la surqualification des diplômés ; parallèlement, les professionnels se repèrent mal dans cette forêt de formations.
Chloé Moser (Association des archivistes français – AAF) a rappelé que la politique de formation de l’AAF a également fortement contribué à la professionnalisation des agents de ce secteur. Outre de nombreuses publications comme le Manuel d’archivistique, le centre de formation continue de l’AAF propose un beau catalogue qui s’est enrichi depuis sa création en 1983.
Au cours de la dernière journée, il fut question des concurrences professionnelles, côté musées et bibliothèques. Ainsi, Sophie Daynes-Diallo (musée du Louvre) et Hélène Vassal (Centre Georges Pompidou) ont présenté le modèle « européen » du régisseur, l’une des fonctions clefs dans la gestion des flux de collections dans le cadre des prêts et des expositions, face au modèle américain, davantage dans une approche intellectuelle des collections. Depuis 2001, les missions liées au titre de régisseur d’œuvres sont clairement établies, couvrant un large spectre de compétences, techniques, scientifiques et administratives. Même si ce métier émergent est en voie de professionnalisation, il n’en reste cependant pas moins que le partage de segments d’activités entre restaurateurs, régisseurs et documentalistes n’est pas toujours évident à gérer. La profession attend donc une plus grande cohérence de ses statuts et des cadres d’emploi clairement définis.
Jean-François Dubos (SHD) et Morgane Menad (musée d’Histoire urbaine et sociale de Suresnes) sont ensuite intervenus pour montrer l’importance de la médiation culturelle, trop peu développée dans les bibliothèques patrimoniales ; en prenant l’exemple de la médiation du patrimoine parisien à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, les intervenants ont montré comment bibliothécaires et médiateurs ont su converger vers un objectif commun, la valorisation du patrimoine. Très convaincant !
Côté musées, dans une intervention intéressante et souvent caustique, Aurélien Joudrier (musée du Louvre) a prôné une théorie et un idéal d’organisation des musées, après avoir pointé du doigt un certain nombre d’incohérences entre les intitulés des métiers, des statuts, des cadres d’emploi et des fonctions exercées.
Anne-Solène Rolland (musée du Louvre) a ensuite abordé la question de la recherche dans les musées, en faisant état de la concurrence, qui perdure, entre conservateurs du patrimoine et chercheurs. La place de la recherche dans les musées est en effet à la croisée de nombreux enjeux des métiers du patrimoine et de leur avenir, notamment dans une perspective européenne. L’idée d’un doctorat « professionnel » par validation des acquis ou d’habilitation sur travaux est encore revenue. Cette question récurrente intéresse également les conservateurs de bibliothèques, qui réfléchissent à de nouvelles passerelles vers le monde de la recherche.
Le colloque s’est achevé sur une table ronde portant un regard sur l’étranger, avec la participation de Laurent Ferri (Cornell University) et Carol Couture (Archives du Québec).
Au cours de ces journées, une visite du site de Pierrefitte des Archives nationales a été proposée aux participants ; dans ce cadre, un important plan de conservation a été évoqué, pour mettre aux normes le conditionnement des documents. Le bâtiment est également doté d’un atelier de restauration, de belle dimension, divisé en trois zones : sèche, humide et reprographie. La visite s’est terminée par la bibliothèque du site.
Qu’ils soient des archives, des bibliothèques, des musées ou des monuments nationaux, côté public ou côté privé, tous les professionnels du patrimoine se seront bien souvent reconnus au cours de ce colloque, tant les préoccupations en la matière se rejoignent. Il serait bon que cet œcuménisme perdure et que les tutelles se coordonnent. Un vœu pieux ?