Les bibliothèques populaires, d’hier à aujourd’hui

6-7 juin 2014, Paris

Marianne Arnold

Les 6 et 7 juin 2014, s’est tenu à la bibliothèque de l’Arsenal (BnF) le colloque « Les bibliothèques populaires d’hier à aujourd’hui », organisé par la Bibliothèque des Amis de l’Instruction (BAI) du 3e arrondissement de Paris  1, sous la direction d’Agnès Sandras (BnF, BAI) et de Jean-Yves Mollier (université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines). Dix-sept intervenants, issus de différents horizons – historiens, sociologues, bibliothécaires… – ont tenté de faire le point sur ce qu’étaient (ce que sont encore ?) les bibliothèques populaires. Les différentes contributions, d’une très grande qualité, ont montré que le concept de bibliothèque populaire n’était pas toujours très facile à définir, qu’il n’était pas forcément une spécificité française, même si le modèle français était difficilement transposable à l’étranger. Les quelque 60 participants au colloque ont pu en même temps découvrir l’exposition  2  « Les bibliothèques populaires françaises au XIXe siècle », où étaient présentés de nombreux documents appartenant au fonds des recueils de la BnF, mais aussi à des fonds d’archives (BAI du 3e arrondissement, médiathèque de Vernon, Choisy-le-Roi, Meudon, bibliothèque populaire d’Asnières) ou à des collections privées.

Dans son introduction, Agnès Sandras, rappelle que les bibliothèques populaires furent le fruit de démarches multiples, avec un même but, poursuivi depuis la Révolution française : fournir au peuple des livres. Dès les origines, on le retrouvera dans toutes les interventions, le développement des bibliothèques populaires accompagne le développement de l’alphabétisation, avec l’idée qu’il faut mettre des ouvrages de tous types à disposition du plus grand nombre pour permettre au peuple de s’éduquer et de se cultiver.

L’exemple précurseur du Ban de la Roche (Bas-Rhin) au XVIIIe siècle (Loïc Chalmel) cherche à procurer des livres au peuple. Naît l’idée d’un « trafic de livres », qui préfigure les bibliothèques de prêt. La bibliothèque propose des livres dans tous les domaines de la connaissance. Les projets des philanthropes du premier XIXe siècle veulent fournir de « bons » livres au peuple, pour en faire de « bons » ouvriers (Carole Christen). Ils s’adressent aux enfants des écoles et à leurs familles, en insistant sur le lien nécessaire entre l’école et les bibliothèques populaires. Ce lien se retrouvera très fortement dans les bibliothèques populaires de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui seront créées avec l’appui de la Ligue de l’enseignement, notamment dans le Jura (Denis Saillard), mais aussi à Bruxelles (Bruno Liesen). Dans ces deux cas, il y a également un aspect militant de la laïcité : le Jura est une région où règne un anticléricalisme fort, et le réseau des bibliothèques populaires de Bruxelles, d’inspiration libérale et socialiste, a pour objectif de lutter contre l’obscurantisme pour libérer le peuple de l’emprise du catholicisme. Cet aspect militant, qui a permis de poser les bases de la lecture publique, est très présent dans les bibliothèques des amis de l’instruction, dues à l’initiative de Jean-Baptiste Girard, ouvrier lithographe. En 1861, est créée celle du 3e arrondissement de Paris, suivie par celles de Hortes (Haute-Marne) et de Vernon (Eure). Girard a voulu prouver que l’expérience parisienne était transposable en province. Pierre Farouilh et Danièle Majchrzak ont montré par leur étude du premier registre des lecteurs de la BAI du 3e arrondissement, que le public était plutôt jeune (moins de 30 ans), en majorité masculin, avec de fortes proportions d’ouvriers et d’artisans. Agnès Sandras est partie sur les traces des BAI d’Hortes et de Vernon, peu visibles sur les lieux mêmes, mais la mise en ligne récente de documents, souvent par des particuliers étrangers à l’univers des chercheurs (blogs, archives personnelles…), ou par des institutions telles que la BnF (Gallica), les Archives nationales et départementales, a permis de relancer des recherches demeurées infructueuses jusqu’alors et ouvre des perspectives nouvelles pour la recherche.

Les bibliothèques populaires se sont souvent développées grâce à des appuis locaux. Dans le Jura, des personnalités, pour la plupart républicaines, vont créer une bibliothèque dans leur commune. À Hortes, dont il est originaire, Girard va pouvoir s’appuyer sur un réseau de notables favorables à son projet. À Versailles, la bibliothèque populaire créée en 1864 par Charton (Jean-Charles Geslot) a bénéficié du soutien de l’élite républicaine. Elle s’inscrit dans un réseau qui comprend de nombreuses institutions d’éducation populaire (religieuses et laïques) et culturelles. Elle est financée par la Ville qui affiche une volonté politique de développer l’éducation populaire. Elle propose aussi des conférences, activités importantes dans la plupart des bibliothèques populaires. La Société des Amis de l’instruction de Châlon-sur-Saône (Claude Collard) reprendra même ses conférences dans les années 1950, faisant venir des conférenciers célèbres, issus de tous les horizons (André Leroi-Gouran, Albert France-Lanore, Édouard Salin). Elles répondent à un objectif de la société : développer une culture populaire et toucher tous les milieux, mais le public est majoritairement issu de la petite bourgeoisie. La BAI du 3e arrondissement propose chaque année encore aujourd’hui un cycle de conférences mensuelles…

Dans le même temps, les bibliothèques des palais de la Couronne au XIXe siècle, créées sur décision de Napoléon 1er, vont permettre aux domestiques d’accéder aux livres, ce qui leur était impossible jusqu’alors (Charles-Éloi Vial). La bibliothèque est aussi fréquentée par les militaires, les courtisans, les ministres. Les registres de prêts montrent que les choix des emprunteurs suivent l’évolution des modes, qu’ils sont identiques pour toutes les catégories de lecteurs et rejoignent ceux que l’on peut observer dans les bibliothèques populaires.

Et la problématique des missions et des publics de la Bibliothèque nationale se pose déjà en 1858 avec le rapport de la commission Mérimée (Marie Galvez). En 1868, ouvre la salle B, ouverte au « tout-venant », alors que la salle Labrouste est réservée à un public « sérieux ». Elle s’adresse à un public populaire, essentiellement d’artisans et de commerçants. L’objectif est d’assurer l’accès à une base de connaissances communes et de permettre à chacun d’approfondir les connaissances de son métier. Elle commence à accueillir aussi des étudiants… et des chercheurs qui profitent d’horaires d’ouverture plus larges (dimanche, soirées). Petit à petit ce nouveau public finit par chasser les lecteurs initialement visés et une baisse de fréquentation remet en cause le principe de l’ouverture à tous. La salle B ferme en 1935.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on assiste à une explosion de l’édition et de nouveaux lecteurs réclament des livres plus adaptés à leurs envies (Isabelle Antonutti). Les catalogues des bibliothèques populaires montrent que les romans prennent une place de plus en plus grande et, sous la pression des lecteurs, la part des livres éducatifs diminue au profit des livres qui apportent des distractions. Après la Première Guerre mondiale, on veut une bibliothèque à usages multiples – étude, information, culture, distraction – ouverte à tous.

Alan Baker, lui, étudie, à partir de sources inédites concernant huit départements différents, comment le développement des bibliothèques populaires à partir de 1860 a permis d’accéder à plus de connaissances géographiques et contribuer ainsi à une modernisation des mentalités et au développement d’un imaginaire géographique.

Les bibliothèques populaires de Paris et de sa banlieue encore existantes ont subi de nombreuses vicissitudes pendant l’occupation allemande entre 1940 et 1945 (Étienne Naddeo). Celles qui ont pu survivre l’ont fait grâce à l’utilisation de stratagèmes mis en place pour ruser avec les autorités ayant pour objectif de rester ouvertes malgré un régime hostile. La BAI du 3e arrondissement connaît des difficultés dès la déclaration de guerre, mais a réussi à fonctionner avec un minimum de moyens et de services. La bibliothèque d’Asnières est un contre-exemple. Fermée en 1940, elle a pu rouvrir et connut alors une très forte fréquentation. Les bibliothèques populaires devaient obligatoirement demander une autorisation pour continuer à fonctionner. Les catalogues ont été surveillés, notamment par la vérification de la présence d’ouvrages de la liste Otto, mais il n’y a pas eu de pillages.

Les bibliothèques populaires anglaises ne s’appellent pas « popular libraries » (Marie-Françoise Cachin). À l’époque victorienne, l’alphabétisation reste le fait des associations religieuses : on apprend à lire pour lire la Bible. Il existe les bibliothèques des instituts pour travailleurs manuels (mechanic institutes), dont le public a été en réalité un public de classe moyenne. Elles ont constitué le fonds des bibliothèques publiques et gratuites créées par la loi de 1851. Dans quelques cas exceptionnels, elles ont été gérées par des ouvriers. Les mouvements radicaux tels que le mouvement chartiste vont créer des bibliothèques destinées aux ouvriers. Il y aura également des bibliothèques dans les usines, créées par des patrons qui veulent avoir des ouvriers éduqués, donc plus efficaces, et pouvoir les contrôler, ce qui rejoint les préoccupations françaises de l’époque.

Les bibliothèques populaires ont encore une existence aujourd’hui en Argentine, comme le montre l’enquête de Charlotte Perrot-Dessaux dans cinq d’entre elles, situées dans la région de Buenos Aires. La première bibliothèque populaire (1866) est créée après l’indépendance pour aider le peuple à se cultiver et lui permettre ainsi de se libérer de l’oppression. L’institution scolaire joue un rôle important d’homogénéisation culturelle et d’intégration sociale. On retrouve les problématiques des bibliothèques européennes. Plus tard, les nouveaux quartiers avec une population hétérogène, due à un afflux d’immigrants, se dotent d’institutions culturelles propres, dont font partie les bibliothèques. La bibliothèque devient une référence locale mais, si leur nombre augmente, elles restent peu fréquentées. La constitution des collections se fait initialement, avec un éclectisme important. Progressivement, le côté prescriptif disparaît, on achète ce que demandent les lecteurs. Actuellement, les bibliothèques populaires proposent beaucoup d’activités sans rapport direct avec la culture écrite. Aucun des acteurs rencontrés ne se déclare militant. Il y a un refus de s’inscrire dans une politique partisane et la volonté de défendre un pluralisme. Le but est de proposer un lieu de rencontres pour contrer les défaillances du système scolaire avec l’enjeu de donner accès au livre, objet rare et coûteux dans la société argentine.

La bibliothèque communale populaire de Montreuil (Fabrice Chambon) provient d’un double héritage : celui des bibliothèques communales, dans le cadre réglementaire de 1874, et celui des bibliothèques populaires. On a retrouvé trace d’une BAI par deux dons faits à la bibliothèque communale. La bibliothèque, voulue et annoncée en 1875, n’ouvre qu’en 1879, essentiellement pour des raisons liées à des changements de majorité municipale. On a l’expression d’une volonté de former des citoyens à l’esprit civique, et de former une main-d’œuvre productive. À la même époque, apparaissent des bibliothèques scolaires dans les écoles de la ville. En 1935, les communistes décident d’installer la bibliothèque dans les locaux de la mairie. Elle cesse d’être populaire et devient municipale. Mais les volumes de cette bibliothèque ont été conservés.

Aujourd’hui, la plus-value des bibliothèques de Montreuil réside dans la médiation apportée autour des contenus. Les écarts dans l’accès à la lecture et à la culture se creusent. Il faut choisir de s’adresser d’abord à ceux qui sont le plus démunis et qui ont le plus de besoins.

Dans sa conclusion, Jean-Yves Mollier souligne que ce colloque a permis de poser la question de la définition de la bibliothèque populaire et de montrer une grande diversité des modèles. Elle se rattache généralement aux mouvements républicains, d’alphabétisation, d’enseignement et est liée aux milieux de l’éducation populaire ou de l’éducation ouvrière. On trouve souvent des références aux Lumières et à la Révolution française. Au XIXe siècle, une bibliothèque populaire est à la fois républicaine, laïque et accueille aussi bien les ouvriers que les paysans. Les bibliothèques paroissiales peuvent être aussi considérées comme des bibliothèques populaires, car elles sont dédiées au plus grand nombre. La bibliothèque populaire englobe énormément d’initiatives : associations philotechniques, polytechniques, bibliothèques paroissiales (devenues « bibliothèques pour tous » en 1936, laïcisées), bibliothèques des associations ouvrières, bibliothèque de la bourse du travail, bibliothèques des cellules communistes (1930-1981), bibliothèques des syndicats… bibliothèques des milieux anarchistes, bibliothèques des comités d’entreprises (1945-1970)…

Ces deux jours, d’une grande richesse et d’une grande densité, se sont achevés par deux visites originales et passionnantes : la chapelle de l’Humanité, construite par les positivistes brésiliens sur des plans d’Auguste Comte, très rarement accessible au public, et la BAI du 3e arrondissement, ouverte aux visiteurs tous les samedis après-midi (hors vacances scolaires), qui propose des conférences mensuelles. Pour aller (beaucoup) plus loin, je ne peux que recommander la lecture du beau volume des actes  3 , enrichi de plusieurs articles, publié par les Presses de l’enssib, que les participants ont pu découvrir en avant-première dès l’ouverture du colloque.