Le livre numérique

Journée d’étude Médiadix, 11 octobre 2013

Claire Nguyen

Le livre numérique occupe depuis plusieurs années notre actualité, mais il soulève encore de multiples interrogations. L’objectif de la journée d’étude organisée par Médiadix autour de six interventions, était de l’appréhender sous divers aspects : modalités, modes de diffusion et de production, de distribution, rôle des bibliothèques.

Le livre numérique, héritier d’une continuité ?

Tout d’abord, le livre numérique est-il complètement déconnecté du livre, ou est-il plutôt l’héritier d’une continuité ? Michel Melot, conservateur général honoraire des bibliothèques, a inauguré cette journée avec « Penser et questionner l’héritage du livre dans l’environnement numérique ». On ne peut penser le livre numérique sans penser à la forme du livre avant le développement du numérique. Le livre se porte bien malgré sa mort maintes fois annoncée, « le patient est vivant ». De 1970 à 1990, le nombre de titres publiés par an a quadruplé même si le tirage moyen a fortement diminué. Cependant, le livre ne peut se suffire à lui-même compte tenu de l’augmentation du savoir : il « meurt d’indigestion ». Cette crainte, née dès les débuts de l’imprimerie, s’est développée avec la naissance des périodiques et des feuilletons. La dévaluation du livre s’est encore poursuivie, conséquence de la massification de la presse et de l’école obligatoire, L’arrivée de la télévision puis d’internet ont réactivé le mythe de sa mort. Or, le livre, contrairement à d’autres modes de production culturelle (cinéma, musique), tire son épingle du jeu. Sa fixité et sa durabilité sont finalement un atout. Ainsi, lorsque l’on cherche une référence dans un livre, on est sûr de la trouver à un endroit précis, alors que le contenu est beaucoup plus mobile sur internet. La configuration matérielle de l’imprimé permet de le situer immédiatement (livre de luxe, d’enfant…), contrairement à l’écran, souple mais très standardisé. De plus, le livre reste aussi un objet : on ne numérise que son contenu, il n’est pas reproductible dans son format, sa texture, sa couleur. La notion de collection se dissout également sur internet : le livre n’est pas disponible dans son environnement ; la notion d’auteur, elle, se « vaporise ». Chacun peut devenir auteur et éditeur, ne serait-ce que d’un SMS. Le livre numérisé est donc l’héritier du livre et de son contenu fixe, alors qu’internet propose un contenu malléable, favorise l’invasion des images « conversationnelles ». Sont posées les questions de la durabilité et de la conservation du numérique, complexes et onéreuses, autant de défis pour le dépôt légal du web de la BnF.

Édition numérique, distribution et autoproduction

Après ces interventions générales, Benoît Berthou (maître de conférence à l’université Paris 13, fondateur et directeur de la revue Comicalités), est intervenu sur l’« autoproduction de bandes dessinées dans l’univers numérique » en interrogeant le devenir de la chaîne du livre, dont l’organisation traditionnelle ne va plus de soi. Paradoxalement, des modes de production un peu désuets ont ré-émergé d’abord par la musique, comme la souscription. Autoproduction ne rime pas avec amateurisme, les auteurs sont présentés comme des professionnels, leurs livres deviennent des projets. Les blogs jouent le rôle de mode de prépublication. De nouveaux intermédiaires entre les auteurs et les lecteurs apparaissent comme la plateforme Webomics.fr proposant son dispositif à une communauté d’auteurs (forum, conseils, impression à la demande). Amazon via Kindle Direct Publishing s’est aussi attaqué avec succès à l’autoproduction, se rémunérant sur les ventes, sans contrat d’édition, garantissant à l’auteur une grande liberté. Les bas prix (à partir de 0,99 $) constituent une concurrence déloyale. Comment rivaliser avec des dispositifs résolument étrangers à l’organisation traditionnelle ?

Formats du livre numérique et dispositifs de lecture

Jean-Philippe Moreux (chef de projet numérique à la BnF), est revenu sur « le format de diffusion du livre numérique : l’ePub ». Il a d’abord distingué le livre numérique des sites web, des kiosques numériques (Relay…), des applications-livres. Les livres sont lisibles sur des supports dédiés (liseuses), les tablettes et smartphones, les ordinateurs : la multiplicité des supports exige leur interopérabilité. Deux types de formats existent : les formats fixed layout fidèles au format original (PDF, KindleFL…) et les formats de flots de texte recomposable (ePub, Kindle). L’ePub est un format ouvert standardisé crée par l’IDPF et basé sur l’XHTML. L’ePub2 est majoritairement utilisé, en attendant l’ePub3. Proche du format DAISY, il est particulièrement adapté aux personnes handicapées. Ce format est souple dans sa mise en forme : multimédia, feuille de style, métadonnées (encore peu exploitées), choix des polices de caractère, synthèse vocale. Les livres sont plus dynamiques via le riche système de navigation. Ce format permet une structuration sémantique : par exemple, un lecteur pourra choisir de sauter une note ou systématiquement toutes les notes. La référence aux folios physiques est également possible (importante pour la lecture savante). La variante ePub fixed layout permet une mise en page fixe, mais est supportée par peu de liseuses. Les potentialités de ce format sont riches, à condition de sa compatibilité avec les différents dispositifs. Les plateformes de distribution qui imposent souvent des formats propriétaires, doivent évoluer vers un environnement web. Il arrive souvent en effet qu’un lecteur ne puisse pas lire un livre qu’il a acheté !

Justement, c’est sur le « dispositif de lecture numérique » que Michel Roland (conservateur à l’Urfist PACA Corse), est intervenu. Il nous met en garde contre l’illusion de la détermination des valeurs culturelles par les valeurs technologiques, qui oppose technophiles et technophobes. Michel Roland a proposé une carte heuristique des types de lecture (finalité d’information, de formation, de plaisir) et de ses modalités (intensive, extensive, linéaire, savante…). Il met à mal la conception de Marc Prensky sur la fracture générationnelle entre les digital natives et les digital immigrants : les générations ne sont pas homogènes dans leurs pratiques. Le psychiatre Gary Small a montré que le cerveau des internautes novices, une fois entraîné, parvenait à activer les mêmes zones que pour des internautes aguerris lors d’une recherche sur internet. Puis furent abordés les dispositifs de lecture numérique et leur concurrence : les tablettes avec leur meilleur confort pour lire les PDF (utiles pour une lecture académique), les liseuses qui se focalisent sur le texte et aident la lecture séquentielle.

Livres numériques en bibliothèques

Pauline Le Goff-Janton (conservateur au Service du livre et de la lecture) a conclu la journée sur la « diffusion du livre numérique dans les bibliothèques publiques, en France et dans quelques pays étrangers ». Son intervention s’est nourrie de l’étude IDATE commandée par le ministère de la Culture et de la Communication. Elle distingue deux périodes charnières du livre numérique dans les bibliothèques : 2005 et 2011, avec d’abord des événements ponctuels (prêts de liseuses), puis des projets structurés autour du numérique. En 2011 1,5 % des bibliothèques publiques seulement proposent des livres numériques pour une dépense de 2,5 millions d’euros. Les acquisitions peuvent se faire au niveau d’une bibliothèque pilote ou d’un réseau de bibliothèques. Les bibliothèques doivent anticiper sur trois points : avoir un équipement informatique à niveau, prévoir une médiation sur place, former le personnel (au niveau documentaire et juridique). Des exemples étrangers ont été abordés. La plateforme unique des bibliothèques suédoises avec paiement à l’usage (2 € par prêt) ne convient pas : le marché ne s’est pas développé, et il est difficile d’anticiper sur le nombre de prêts. L’exemple allemand semble plus satisfaisant : une plateforme unique DiViBib, un catalogue de 120 000 ressources arrosant plus de 1 000 bibliothèques. Les bibliothécaires britanniques essaient quant à eux de convaincre les éditeurs de proposer une offre, même avec des DRM importantes. Aux États-Unis, on constate un transfert clair des achats en faveur du numérique dans les bibliothèques. Le standard est : une copie = un lecteur. Les « Big Six » (principaux éditeurs) ont mis en place des « frictions » pour les bibliothèques, posant des contraintes à la lecture et à l’achat des livres numériques. Cela n’empêche pas la New York Public Library d’attirer 3 500 nouveaux lecteurs mensuels sur la plateforme de son fournisseur Overdrive. Les usagers sont très demandeurs alors qu’en France les bibliothèques sont en avance par rapport aux usages – qui changent quand des processus de médiation sont mis en place. Aucun modèle de diffusion cependant ne semble s’imposer en France aujourd’hui, où l’offre peine encore à se développer. Pour soutenir la diffusion du livre numérique en bibliothèque, la dotation générale de décentralisation a permis de dégager 80 millions d’euros pour aider les bibliothèques, avec le programme « Bibliothèque numérique de référence » destiné aux villes de grande taille, afin de développer les collections numériques et les services liés. Ainsi les bibliothèques d’Orléans, de Grenoble, de Rennes Métropole en bénéficient. L’étude a aussi montré les limites des négociations bilatérales entre éditeurs et clients. C’est pourquoi la ministre de la Culture a annoncé en juin dernier la création d’un groupe de travail interprofessionnel, avec des éditeurs et des bibliothécaires, pour proposer d’ici l’été 2014 des principes partagés.