La psychologie de l’apprentissage de la lecture

Conférence au Collège de France – 15 février 2023

Jérôme Demolin

Dans le cadre de l’initiative « Agir pour l’éducation » 1

, Johannes Ziegler 2
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Il dirige le Laboratoire de psychologie cognitive et l'Institut Convergences « Langage, Communication et Cerveau » à l’Université d’Aix-Marseille. Il coordonne les actions de recherches fondamentales au sein du Pôle pilote pour la recherche en éducation et la formation des enseignants (AMPIRIC, projet PIA3). Ses travaux portent sur l’apprentissage de la lecture, ses dysfonctionnements et bases neurales ainsi que le développement et l’évaluation d’outils d’entraînement et de remédiation ; il est membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN).

, directeur de recherche au CNRS, a donné le 15 février 2023 la première des cinq conférences du cycle thématique « L’apprentissage de la lecture et ses difficultés » 3, intitulée : « La psychologie de l’apprentissage de la lecture », au Collège de France.

Le langage écrit est certainement l’une des plus belles inventions de la civilisation humaine. Il nous permet de partager et de transmettre des connaissances, de remonter le temps, de voyager dans le monde entier, de sortir de notre milieu social, de nous-même, de nous ouvrir à l’altérité. De simples motifs dessinés sur une page permettent d’activer des sensations d’une précision époustouflante dans le cerveau d’un inconnu.

La lecture est la colonne vertébrale de presque tous les apprentissages. En France, à la sortie du collège, 15 % des élèves n’ont pratiquement aucune maîtrise de la compréhension écrite et sont en difficulté devant un texte complexe comprenant un vocabulaire peu courant 4

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Étienne DALIBARD, Sylvie FUMEL, et Laurent LIMA, Rapport DEPP-CEDRE, Paris, Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2015. En ligne : https://www.education.gouv.fr/cedre-2015-nouvelle-evaluation-en-fin-de-college-competences-langagieres-et-litteratie-10562.

. 22,5 % des élèves de 15 ans ne parviennent pas au seuil de compétences minimales dans la compréhension de l’écrit. Les élèves de 15 ans issus des milieux les plus défavorisés ont une probabilité quatre fois plus élevée que les autres d’être en difficulté scolaire. Enfin, l’écart de performance en lecture entre les 10 % d’élèves les plus favorisés et les 10 % d’élèves les moins favorisés est de plus de 170 points, soit l’équivalent de quatre années de scolarisation 5
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Rapport PISA, Paris, Organisation de coopération et de développement économiques, 2018. En ligne : https://www.oecd.org/pisa/PISA2018%20_Resum%C3%A9s_I-II-III.pdf.

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La psychologie de l’apprentissage de la lecture permet d’éclairer la compréhension des processus à l’origine de l’acquisition et de la maîtrise de cette compétence. Elle travaille à la création de modèles et d’outils destinés à favoriser l’apprentissage de la lecture et à corriger les difficultés et écarts engendrés par des troubles comme la dyslexie. Elle participe enfin à l’orientation des pouvoirs publics dans la construction de leurs méthodes d’évaluation et leur action éducative.

Langage oral et langage écrit

« In general, language acquisition is a stubbornly robust process; from what we can tell there is virtually no way to prevent it from happening short of raising a child in a barrel. » 6

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Steve PINKER, The Language Instinct, New York : W. Morrow,1994.

Le langage oral est une activité naturelle pour laquelle notre cerveau est spécialisé depuis 200 000 ans. L’enfant est biologiquement prédisposé pour apprendre à parler. Il n’a besoin d’aucun enseignement explicite pour acquérir cette faculté.

Le langage écrit est, quant à lui, une invention culturelle qui a 5 000 ans. Son apprentissage est rendu possible par des potentialités du cerveau humain, mais l’enfant ne peut généralement pas apprendre le langage écrit spontanément. Pour cela, une instruction spécifique est nécessaire.

Le processus d’invention de la lecture et les mécanismes de son apprentissage

« Reading is speech written down. » 7

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Alvin LIBERMAN, « The Relation of Speech to Reading and Writing », Advances in Psychology, 1992, vol. 94.

Les mots du langage oral ne diffèrent pas les uns des autres de manière holistique, mais plutôt par l’arrangement particulier d’un petit inventaire d’unités, qui, prises séparément, sont dénuées de sens : les phonèmes. Par exemple, les mots « brune » et « prune » ne diffèrent pas dans leur totalité, mais seulement par une petite unité phonétique.

Il en résulte que si chacune de ces unités phonétiques était représentée par une forme optique distincte, alors tout le monde pourrait lire et écrire, à condition de connaître la langue orale et d’être conscient de la structure phonologique interne de ses mots. La lecture peut donc être considérée comme le déchiffrage d’un code pour le langage oral.

Ainsi, les premières étapes de l’apprentissage de la lecture consistent à savoir déchiffrer un code particulier, qui renvoie vers la connaissance d’un langage oral déjà acquis. Dans un système alphabétique, le principe est que les lettres représentent les sons de la parole (les phonèmes) et parfois l’unité minimale de signification de ces sons (les morphèmes).

Apprendre à lire, c’est donc créer un nouvel accès visuel vers le langage oral. Ce nouvel accès part du cortex visuel pour rejoindre le réseau neuronal du langage oral. Il est une interface visuelle vers le langage oral ; et cela est vrai dans toutes les langues.

Le fait que la lecture se construise en utilisant l’interface de la vision permet la réutilisation des systèmes et circuits cognitifs déjà en place, comme le sens des mots, la syntaxe, les réseaux de connexion entre cortex visuel et langage oral.

En revanche, l’héritage de certaines propriétés du système visuel, comme l’invariance « miroir », ou invariance de la symétrie, qui fait que nous reconnaissons une forme comme semblable si elle nous apparaît sur une face ou l’autre, suppose d’être désapprise pour la lecture. Par exemple, « b » est différent de « d ». Cela suppose un effort particulier d’apprentissage chez les enfants pour « casser » la propriété normale du système visuel, qui en fait des équivalents en miroir. Cette phase d’adaptation dans l’apprentissage de la lecture est commune à tous les enfants et n’a rien à voir avec un trouble dyslexique.

La théorie du décodage et de l’auto-apprentissage

Le décodage constitue un puissant outil d’auto-apprentissage 8

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D. L. SHARE, « Phonological recoding and self-teaching: sine qua non of reading acquisition », Cognition, 1995, vol. 55, p. 151-218. DOI : https://doi.org/10.1016/0010-0277(94)00645-2.

. En effet, la connaissance d’un petit ensemble de correspondances graphème-phonème permet à l’enfant de décoder un nombre de plus en plus grand de mots en incluant des mots qu’il n’a jamais vus auparavant. Avec un nombre minimal de règles acquises, l’enfant acquiert un pouvoir génératif maximal.

Le système de décodage est initialement rudimentaire, mais il est suffisant pour entrer dans la lecture. En anglais, on utilise le terme bootstrapping (amorcer), qui signifie que le système tourne et se perfectionne tout seul. L’apprentissage explicite avec un enseignant à l’école une fois amorcé devient un apprentissage implicite avec un enseignant intégré ou interne. Il s’agit d’un modèle mécanique fiable d’apprentissage de la lecture que l’on peut par exemple implémenter dans un ordinateur.

Cela vient confirmer l’intérêt fondamental de la pratique de la lecture pour les enfants, qui vont ainsi renforcer leur système de décodage par des événements d’auto-apprentissage à chaque fois qu’ils visualisent un mot ou un ensemble de mots.

L’importance du décodage dans l’apprentissage de la lecture est également démontrée par les différences inter-langues : plus l’orthographe d’une langue est régulière, plus l’apprentissage en est facilité. Si l’apprentissage de la lecture reposait sur d’autres mécanismes, comme la capacité à mémoriser des chaines de lettres de façon globale ou celle de deviner des mots dans le contexte, alors on ne devrait pas trouver de différences inter-langues.

Le décodage (et l’encodage) sont des mécanismes au cœur de l’apprentissage de la lecture dans toutes les langues. Plus leur mise en place est facilitée par la transparence de l’orthographe, plus l’apprentissage de la lecture est facile.

« L’écriture est la peinture de la voix : plus elle est ressemblante, meilleure elle est. » 9

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VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, 1764.

Dans un système orthographique moins régulier (comme le français, l’anglais ou le danois), l’enseignant doit donc être plus astucieux et plus systématique (donc mieux formé). Ce n’est pas seulement une question de méthode mais aussi de temps effectif consacré à l’apprentissage de la lecture. Il y a de fait des différences de temps de démarrage (ou d’amorçage) et d’acquisition de la lecture entre les langues en fonction de la régularité de leur orthographe.

La théorie du décodage et de l’auto-apprentissage donne également un éclairage sur les problèmes causés par des troubles comme la dyslexie où l’enfant ne peut pas facilement entrer dans la boucle vertueuse de l’auto-apprentissage, car il lit beaucoup plus lentement par rapport à un lecteur classique.

Le « modèle simple » de la lecture

Lire, c’est comprendre. La compréhension de texte est le produit de la reconnaissance des mots écrits et de la compréhension orale (vocabulaire, compétences grammaticales, mémoire verbale, connaissances, capacités d’inférence) 10

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P. B. GOUGH & W. E. TUNMER, « Decoding, Reading and Reading Disability », Remedial and Special Education, 1986, vol. 7, Issue 1, p. 6-10. DOI : https://doi.org/10.1177/074193258600700104.

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Compréhension de texte = reconnaissance des mots écrits x compréhension orale

Il en résulte qu’un faible niveau de reconnaissance des mots écrits entraîne mécaniquement un faible niveau de compréhension écrite, même si la compréhension orale est bonne (cas des enfants dyslexiques).

Inversement, un faible niveau de compréhension orale entraîne mécaniquement un faible niveau de compréhension écrite même si le décodage est maîtrisé (problème souvent amplifié chez les enfants issus de milieux défavorisés).

Ces deux compétences (reconnaissance des mots écrits et langage oral) expliquent 95 % des variations de niveaux dans la compréhension de texte.

Quelle méthodologie pour l’action publique ?

Les instances publiques 11

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Le CSEN met à la portée de tous les acteurs de l’Éducation nationale, parents compris, ses recommandations ainsi que des outils pédagogiques fondés sur la recherche, l’expérimentation et la comparaison internationale. Ressources utiles : « Apprendre à lire : du décodage à la compréhension », la lettre « Le passeur » et la chaîne YouTube du CSEN.

pourraient se baser sur le « modèle simple » de la lecture pour construire leurs évaluations et penser des solutions. Il s’agirait, pour elles, de partir d’une approche dite de « réponse à l’intervention » et de sortir de l’approche « wait to fail » (ou « attendre l’échec »).

Cette méthode, en trois paliers, consisterait à évaluer tôt les compétences pour fournir des repères permettant de déterminer les acquis, les progrès et les besoins de chaque élève :

  • Palier 1. Enseignement universel : enseignement de qualité, fondé sur des preuves, par des enseignants bien formés à cet exercice, puis évaluation du progrès de chaque élève (vers mi-CP) ;
  • Palier 2. Mesures préventives : elles s’adressent à tous les enfants en difficulté de lecture, sans diagnostic, sans bilan, sans préjuger d’aucune cause. Elles reprennent l’enseignement de la lecture de manière plus systématique, plus explicite, plus intensive (au moins 30 minutes par jour), en petits groupes à besoins similaires ;
  • Palier 3. Mesures rééducatives : pour les enfants (niveau CE1) n’ayant pas suffisamment bénéficié du palier 1 et 2, il s’agit d’une intervention plus individualisée et spécialisée, basée sur des évaluations du profil cognitif de l’enfant.

Le pragmatisme du modèle « réponse à l’intervention » est séduisant, car il permet une précocité d’intervention, s’adresse à tous les enfants en difficulté de lecture sans préjuger d’aucune cause et sans qu’il soit nécessaire de les sortir de l’école. Il permet des évaluations régulières et des modulations de l’intervention en fonction des résultats mesurés. Si l’Éducation nationale mettait correctement en œuvre ce dispositif, les professionnels de santé pourraient se concentrer sur les cas qui en ont le plus besoin. Cette approche a fait ses preuves dans d’autres pays.

Synthèse

  • La maîtrise du langage oral est capitale pour l’apprentissage de la lecture ;
  • Le décodage est un puissant mécanisme d’auto-apprentissage qui doit être enseigné de façon explicite, structurée et intense ;
  • Les enfants en échec sont ceux qui ne rentrent pas dans la boucle vertueuse de l’auto-apprentissage ;
  • Il faut maximiser le temps effectif d’engagement dans les activités de décodage et d’encodage tout en diversifiant et multipliant les opportunités de lecture ;
  • La compréhension écrite est un produit multiplicatif de deux composantes : reconnaissance visuelle des mots et la compréhension orale. Les interventions ciblées doivent porter sur les deux composantes (qui peuvent être travaillées indépendamment) ;
  • Nous devons sortir du modèle « wait to fail » en proposant un enseignement de qualité, puis des interventions précoces, pour tous les enfants en difficulté de lecture, en première intention sans préjuger d’aucune cause, sans les sortir de l’école, en modulant les interventions en fonction du progrès des élèves (évaluations).