La désinformation, une arme de guerre dans le monde contemporain

Enssib – 19 octobre 2023

Mélina Breton

Marie Sortais

Dans le cadre de la mission Éducation aux médias et à l’information, l’Enssib a reçu David Colon le 19 octobre 2023 pour animer la conférence intitulée « La désinformation, une arme de guerre dans le monde contemporain ». À cette occasion, avec la participation de Nicolas Beaupré, il est venu présenter son dernier ouvrage La guerre de l’information : les États à la conquête de nos cerveaux paru aux éditions Tallandier en septembre 2023. À la charnière entre les sciences de l’information et de la communication et une histoire du temps présent, cet exposé entend éclaircir les enjeux d’une désinformation de masse désormais indissociable d’une guerre mondiale de l’information.

Principaux usages de la propagande désinformatrice en temps de guerre

Pour saisir le phénomène de la désinformation en temps de guerre, il convient d’abord de partir des Principes élémentaires de la propagande de guerre 1

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Anne MORELLI, Principes élémentaires de propagande de guerre : (utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède…), Bruxelles, Éd. Labor, 2001 (coll. Quartier libre).

tels qu’ils sont énoncés par Anne Morelli en 2001. Tout semble indiquer que la propagande de guerre s’applique à tous les conflits et acteurs. De toute part, l’on rejette la responsabilité de la guerre sur l’adversaire, l’on diabolise ce dernier et l’on prétend servir une cause sacrée, épaulée par une solide propagande. Historiquement, ces principes s’incarnent dans différents usages d’une propagande désinformatrice.

Usage 1. « Atrocity propaganda »

Cette pratique classique de la désinformation en temps de guerre consiste en une manipulation de l’information fondée sur la criminalisation voire la bestialisation de l’ennemi. Il s’agit à terme de disqualifier l’adversaire. Dans ce cadre d’ailleurs, fréquemment réduit à une vision caricaturale, l’état adverse et son chef ne manquent pas d’être privés d’une humanité civilisée. Le cas le plus emblématique revient au service de propagande britannique qui relaye en 1914 le mythe des enfants belges aux mains coupées. Élaborée à destination de l’opinion publique américaine, cette ruse visait à entretenir l’hostilité des États-Unis à l’égard de l’Allemagne et inciter les Américains à entrer en guerre.

Usage 2. « Maskirovka » ou « déception »

Le second usage, plus ancien et plus traditionnel, est celui de la « maskirovka » ou « camouflage » en russe, traduit par l’anglicisme « déception ». Rattaché à un cadre militaire, ce type de désinformation désigne un recours à la ruse pour déjouer les attentes ennemies sur le champ de guerre. Cette stratégie est déjà à l’œuvre durant la Seconde Guerre mondiale, en témoigne l’opération britannique Mincemeat consistant à convaincre les Allemands d’une invasion alliée des Balkans et de la Sardaigne.

Mais c’est la guerre du Golfe et l’introduction de nouveaux dispositifs informationnels militaires qui propulsent l’art de la tromperie à des fins guerrières à son paroxysme. À l’aune d’un usage inédit des médias internationaux et de la manipulation de l’information journalistique, on parle en effet de « guerre en réseau » ou d’« information domination ». Les régimes autoritaires ont vu dans la supériorité informationnelle des États-Unis une volonté hégémonique de l’espace informationnel mondial. Une telle pratique de la désinformation a donc suscité l’inquiétude d’une « guerre mondiale sans fumée » (1993), c’est-à-dire d’une guerre non déclarée de l’information, au sein de régimes autoritaires tels que la Chine et la Russie.

Côté russe, cet usage militaire de la désinformation n’a pas cessé après la chute de l’URSS. Au contraire, les services de renseignement militaire du KGB et du GRU, respectivement créés en 1954 et 1918, prospèrent toujours. Ils héritent en effet du premier service civil en charge d’opérations de désinformation à l’étranger, créé en 1923 par Staline : ce bureau de « dezinformatsiya » naît lui-même d’une entreprise de propagande désinformatrice envers la France. Les enjeux de la désinformation russe sont bien spécifiques : il s’agit de démembrer la société adverse par un travail sur le long cours, contrairement aux opérations d’influence occidentales.

Usage 3. Conquérir les esprits adverses par la prolifération de « virus de la démocratie » 2
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L’expression est empruntée par David Colon à l’ancien député à la Douma d’État Nikolay Rastorguev.

Ce prolongement de la « guerre politique » dans l’espace informationnel se double donc d’un recours à la désinformation des populations civiles adverses. Cette pratique répond à une tradition scientifique russe conçue pour contrebalancer la puissance économique et militaire américaine. S’inspirant de la pensée du mathématicien Norbert Wiener, théoriciens et politiques se succèdent pour préciser une nouvelle doctrine, celle du « contrôle réflexif de la sphère informationnelle ». La stratégie est claire : tout en préservant la sphère informationnelle de son pays, l’État à l’origine de cette ruse pollue celle de son adversaire. La désinformation doit donc pénétrer espaces médiatiques et esprits ennemis, s’y propager tel un « virus » et y semer le chaos. En juin 2014, Daesh s’empare justement de Mossoul en propageant d’atroces images et menaces envers les forces de sécurité irakiennes et les civils. Cette nouvelle arme dissymétrique permet alors à des États ou organisations armées de compenser leurs faiblesses. En 2017, un manuel de Daesh avançait ainsi que l’information équivalait à l’arme atomique.

La désinformation à l’ère numérique : un outil de déstabilisation inédit

L’introduction du numérique dans la guerre informationnelle marque un basculement irréversible : la désinformation possède dès lors une audience mondiale.

Les médias sociaux : un outil de désinformation des régimes autoritaires

Aujourd’hui, l’essentiel de la désinformation émane de régimes autoritaires et d’organisations terroristes. Ainsi en 2002, alors qu’Israël avait l’avantage militaire, le Hamas tint en échec la ville de Sa’ad en diffusant des vidéos de victimes palestiniennes sur internet. Israël comme le Hamas font des médias sociaux le relais de récits de guerre, mais il s’agit plus d’une guerre d’influence fondée sur la nécessité de retourner l’opinion des médias sociaux. Ces derniers font donc figure de nouvelle arme de déstabilisation dans les relations internationales. Une propagande de masse, ciblant directement les esprits, s’est de fait répandue de manière virale.

L’application des techniques de désinformation à la sphère civile

La Chine et la Russie ont particulièrement conféré aux médias sociaux une fonction inédite en les instrumentalisant à des fins de « guerre totale de l’information » 3

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David COLON, « La désinformation, une arme de guerre dans le monde contemporain » [Conférence], Villeurbanne, Enssib, le 19 octobre 2023.

. De plus, ces régimes autoritaires ont placé des agents sous couverture au sein d’agences de presse internationales pour influencer l’opinion publique mondiale. Leur succès s’appuie sur le constat qu’il n’existe pas de « ligne Maginot du cerveau » 4
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Citation de Norbert Wiener.

 : une fois qu’ils ont accès aux esprits, les régimes autoritaires peuvent manipuler l’information à leur guise. Il est également fait usage des entreprises pour analyser la personnalité des populations, avec des systèmes informatiques réputés plus fiables que le jugement humain, en particulier pour prédire des traits de personnalité extrêmes. Ces analyses sont basées sur les « likes » des utilisateurs sur les réseaux sociaux.

Il est fait mention de Cambridge Analytica 5

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Aleksandr Kogan, Docteur en psychologie, a mis ses compétences au service de Cambridge Analytica pour la collecte de données. Il a été accusé d’avoir donné ces informations à la Russie.

et du concept des « Dark Triad of Personality » (Narcissisme, Machiavélisme et Psychopathie), qui sont les éléments permettant de détecter les personnes enclines aux complots et à des activités criminelles. Cette influence a entraîné l’émergence de complotistes aux États-Unis qui n’avaient pourtant pas d’appartenance religieuse ni d’engagement politique préalable.

La conférence a souligné que la désinformation s’applique désormais à la sphère civile et non plus exclusivement aux armées. Les Russes ont pratiqué le « sharp power » avec Cambridge Analytica afin de cibler les individus les plus vulnérables, pour les utiliser à leur avantage. Ils ont utilisé ce système pour identifier des comportements en ligne nuisibles afin de promouvoir des théories du complot et des idées extrémistes.

Un nouvel acteur de la désinformation numérique : le cas de la Chine

Les pratiques diplomatiques de la Chine ont mis en lumière sa récente adoption de la « diplomatie du loup guerrier ». Cette approche répond aux accusations selon lesquelles la Chine aurait été à l’origine de la pandémie de Covid-19 et qu’elle aurait mal géré la situation. Cela se caractérise par l’adoption d’une position agressive dans le but de contrer ces allégations. Elle s’est notamment manifestée par des attaques verbales menées par les ambassadeurs chinois. Cette stratégie réside dans la diffusion de contenu de désinformation en s’appuyant sur la doctrine des « trois guerres », à savoir : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre du droit. Cela s’inspire de l’approche américaine consistant à exploiter les failles des systèmes juridiques internationaux pour promouvoir ses propres intérêts.

« La Chine s’est dotée de son propre accès direct à nos cerveaux avec TikTok. » 6

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Voir note 3.

Avec 1,7 milliard d’utilisateurs, TikTok est devenu un instrument de collecte de données massif. TikTok sert de relais et encourage la désinformation sur des sujets sensibles, notamment des contenus violents. Un fait marquant révélé lors de la conférence est le temps relativement court nécessaire à un utilisateur pour être exposé à de la désinformation russe sur TikTok, soit 40 minutes après l’activation de l’application.

La Chine a développé une nouvelle doctrine militaire qui place le cerveau humain au centre de la guerre de l’information, sans avoir recours à une action militaire directe. En 2015, un pacte de non-agression cybernétique a été établi et a renforcé l’inquiétude par la constitution d’un « axe désinformateur Moscou-Téhéran-Pékin ». Cela s’inscrit dans le cadre d’une campagne de désinformation à grande échelle visant à influencer l’opinion publique mondiale.

Que faire pour lutter contre la désinformation engendrée par l’Intelligence artificielle (IA) ?

Le dernier point portait sur l’utilisation de l’IA générative à des fins de désinformation, et son impact sur les réseaux sociaux. Il a été souligné que l’IA a permis des avancées considérables dans ce domaine. NewsGuard a révélé une opération utilisant l’IA pour générer des voix synthétiques et des vidéos de désinformation à caractère complotiste sur 17 comptes TikTok. Cette opération a touché 336 millions de personnes, dont 14 millions ont « liké » les publications. Cette utilisation a permis d’atteindre des millions de personnes en un laps de temps bien plus court que ce que les États-Unis peuvent réaliser en trois ou quatre mois avec l’ensemble de leurs moyens. Des expérimentations montrent que cette menace est devenue considérable et vise à déstabiliser des politiques ou des élections importantes. L’importance est telle qu’il a été suggéré qu’il est nécessaire de réformer le système global de l’information pour faire face à ces défis.

La conférence a également abordé les mesures à prendre pour se protéger contre la désinformation alimentée par l’IA. Des pays tels que la Russie, la Chine, utilisent des « psychovirus » ou des « virus médiatiques » pour propager rapidement des récits de désinformation. David Colon conseille de les considérer comme des « virus » et de chercher à les détecter. Il faut renforcer le système immunitaire de la société, en mettant en place des outils de veille indépendants des États et des services pour fournir en temps réel des informations fiables.

En outre, le rôle des bibliothécaires a été souligné, avec pour mission d’accompagner le public dans la recherche d’informations grâce à un journalisme de qualité et l’adoption de stratégies par les plateformes de médias sociaux pour lutter contre la désinformation.