« La carte et les territoires »
Congrès de l’ADBU – 27 au 29 septembre 2021
Après le rendez-vous manqué de 2020 pour cause de pandémie mondiale, c’est avec un plaisir visible que près de 500 professionnels de la documentation, exposants et intervenants se sont retrouvés au 50e Congrès de l’Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), organisé du 27 au 29 septembre 2021 sur le site enchanteur du palais du Pharo à Marseille. La journée d’étude, intitulée « La carte et les territoires », a été l’occasion de mettre en lumière les transformations à l’œuvre dans l’enseignement supérieur, leur impact sur la documentation et l’évolution du rôle de cette dernière dans les nouvelles stratégies mises en place par les universités à différentes échelles : locale, nationale, européenne, mondiale.
Les universités françaises face aux enjeux de la « globalisation » de l’enseignement supérieur
Dans sa conférence inaugurale « La reconfiguration des universités françaises : jeux d’échelle et nouveaux espaces dans un monde académique global », le sociologue Romuald Normand, professeur à l’université de Strasbourg, a souligné la diversification croissante des universités et son impact sur la gouvernance interne des établissements ainsi que sur les conditions de sélection des étudiants, prédisant que cette diversification allait s’accentuer encore dans les années à venir sous l’influence de facteurs liés à la transformation de l’État d’une part, et à l’européanisation ou « globalisation » de l’enseignement supérieur d’autre part. Cette globalisation repose sur trois facteurs principaux. Le premier est l’apparition des démarches d’évaluation de l’enseignement et d’agences extérieures chargées d’attester de l’excellence des établissements, tandis que l’Espace européen de l’enseignement supérieur créé en 2010, en conduisant à une harmonisation des systèmes d’enseignement au sein de l’Europe, facilite les comparaisons entre établissements. Le développement des rankings, dont le premier a été réalisé par la Chine en 2003, est un autre facteur important. Régulièrement critiqués, ces palmarès d’universités se sont cependant multipliés et sont pris très au sérieux par les décideurs ainsi que par les enseignants et les étudiants qui privilégient les établissements les mieux classés. Les universités françaises se prêtent donc au jeu des rankings et s’engagent également dans des alliances européennes d’universités afin d’obtenir un label et des financements dans le cadre de dispositifs tels que les programmes d’investissement Laboratoires d’excellence (Labex) ou Initiatives d’excellence (Idex), la compétition entre les établissements se renforçant à l’échelle nationale autant qu’à l’international. La mobilité croissante des enseignants et des étudiants constitue le troisième facteur de ce phénomène de globalisation.
La globalisation a eu pour effet de changer la manière de voir la production des savoirs scientifiques : la recherche est de plus en plus dépendante de son applicabilité, ce qui conduit à intégrer dans son évaluation non plus seulement selon les critères des communautés de chercheurs, mais également des critères signifiants pour les décideurs extérieurs. Une nouvelle gouvernance de l’activité de recherche se met en place, avec la prise en compte de cette « redevabilité » de la science vis-à-vis de la société, une place accrue de la transdisciplinarité au détriment de la seule logique disciplinaire, l’apparition de missions de médiation ou de vulgarisation de la science, une incitation à la mobilité géographique, au travail en réseau et à la recherche de financements. « La science doit se soucier de l’impact de ses travaux sur l’économie et sur la société pour être financée et cette nouvelle gouvernance place le chercheur dans une position d’entrepreneur à l’échelle européenne et internationale », a souligné Romuald Normand.
À l’échelle nationale, la nouvelle gestion publique de l’État, qui vise à renforcer la recherche d’efficacité et d’économie ainsi que la culture du résultat, produit également un impact sur la transformation de l’université : mise en place de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et de ses indicateurs, gestion des moyens selon les performances, apparition d’agences telles que l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). « Même si l’université française garde sa spécificité, il y a une convergence des systèmes universitaires vers ce qui se pratique à l’échelle européenne et internationale », a conclu le sociologue.
L’impact des modes de regroupements d’universités sur la documentation
Fusion, association, établissement expérimental : quel est l’impact des différents modes de regroupement universitaire sur la documentation ? Trois retours d’expérience ont apporté des éléments de réponse à cette question. L’université Clermont Auvergne (UCA), rassemblant 60 campus, 40 laboratoires, 3 fédérations de recherche, 6 instituts, 37 000 étudiants dont 4 500 venant de l’étranger, un label Initiative Science-Innovation-Territoires-Économie (I-SITE) baptisé Clermont Cap 20-25, est le résultat d’une fusion instituée en 2017. Elle s’agrandira à compter du 1er janvier 2022 avec l’intégration de l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand (ENSACF). Si elle a réussi à créer une identité, le sentiment d’appartenance de ses différentes composantes reste à renforcer, selon un rapport de l’HCERES. La documentation y est conçue comme un service de l’université. La bibliothèque universitaire (BU) de l’UCA, qui travaille à un projet de learning centre avec des implantations relais dans les territoires, a fait de la science ouverte et de la diffusion de la culture scientifique, de même que de l’ancrage territorial reposant sur des collaborations avec les collectivités locales, des axes forts de sa stratégie. « Les maires des villes moyennes demandent à l’université de former de futurs professionnels dans les domaines où il y a des manques – enseignants, infirmiers, médecins – et les cadres dont leur territoire a besoin », a témoigné Fabrice Boyer, directeur de la BU de l’UCA.
L’université Grenoble Alpes (UGA) est, quant à elle, un établissement public expérimental regroupant 55 000 étudiants et 6 600 membres du personnel, résultat d’un assemblage complexe entre les trois universités de l’UGA créée en 2016 et la Communauté d’universités et d’écoles (COMUE), auxquelles se sont agrégés Grenoble INP qui regroupe 8 écoles d’ingénieurs et de management, l’Institut d’études politiques de Grenoble, et l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (Ensag). Cette configuration a été motivée par la volonté assumée de progresser dans les classements internationaux et d’obtenir des financements dans le cadre du dispositif Idex, l’une des conditions pour l’obtenir étant de concrétiser le regroupement des universités. Depuis 5 ans, la documentation, a expliqué Frédéric Saby, directeur général délégué à la documentation de l’UGA, est structurée dans une direction déléguée « Bibliothèques et appui à la science ouverte » qui porte le projet documentaire et qui se place sur le même plan que les directions déléguées « Développement international et territorial », « Recherche, innovation et valorisation », « Vie étudiante » ou « Formation ». Le sentiment d’appartenance, travaillé avec succès lors de la première fusion de 2016, reste aujourd’hui à consolider sur le périmètre élargi de l’UGA.
L’association est le modèle le moins contraignant prévu dans la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche, dite « loi Fioraso », et dans lequel les établissements ont le choix des domaines qui seront mutualisés. C’est ce dispositif qu’a choisi Aix-Marseille Provence Méditerranée (AMPM), association regroupant Aix-Marseille Université (AMU) et les universités de Toulon, Nice et Avignon, présenté pendant la session par Coralie Dunan, directrice du service commun de la documentation (SCD) de l’université de Toulon. Les directeurs des SCD ont affirmé l’importance de la documentation dans les projets d’établissement des universités et différents groupes de travail commun se sont mis ou vont se mettre en place : services aux chercheurs et science ouverte, formation continue, vie étudiante, politique documentaire. Eurek@doc, qui agrège des ressources pédagogiques numériques dans le domaine des compétences informationnelles, est l’une des principales réalisations documentaires à l’échelle de l’association. Dans le contexte associatif, en revanche, l’acquisition de ressources électroniques reste problématique.
Les universités et les bibliothèques entre ancrage territorial et perspectives internationales
Les universités se trouvent aujourd’hui soumises à une double évolution contradictoire : l’encouragement à l’ancrage territorial et l’incitation à l’excellence selon des standards internationaux, comme l’a rappelé Guy Baudelle, professeur de géographie à l’université de Rennes 2, qui animait la table ronde de l’après-midi intitulée « Universités et bibliothèques : entre ancrage territorial et perspectives internationales ». L’incitation à l’ancrage territorial se traduit par la mise en place de coopérations avec les collectivités locales qui participent au financement des thèses, attribuent des allocations d’installation aux chercheurs, et de partenariats avec les acteurs économiques locaux.
Dans l’incitation à l’excellence, notamment en matière de recherche, la construction d’alliances européennes est une voie dans laquelle s’engagent de plus en plus d’universités. En encourageant ces partenariats, l’Union européenne (UE) vise à renforcer la compétitivité des universités européennes à l’échelle mondiale mais aussi à stimuler le développement des territoires, à combler le retard de l’Europe sur les États-Unis en termes de nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur, à assurer l’équité d’accès à la formation sur l’ensemble du territoire européen, et à lutter contre la fracture numérique. « L’échelon européen sera-t-il une voie pour résoudre cette tension entre équité territoriale et recherche d’excellence au niveau international ? », a questionné Guy Baudrelle avant de laisser la parole à trois témoignages. Patricia Cucchi, de l’université de Montpellier, maître de conférences chargée de workpackages au sein de l’alliance européenne CHARM-EU qui a mis en place un master européen, a souligné la complexité de travailler à plusieurs partenaires en raison des nombreuses disparités entre les pays, concernant les coûts d’inscription, les modalités des horaires de cours, les conditions d’accueil des étudiants étrangers et, plus globalement, les différences culturelles. « Le bénéfice de ce type d’alliances est d’élargir le champ des possibles et de mettre l’humain au premier plan », a souligné Patricia Cucchi.
Isabelle Kratz, de Sorbonne Université, secrétaire générale de l’alliance européenne 4EU +, a rappelé que les alliances européennes d’universités initiées par l’UE sur une idée lancée en 2017 par le président de la République Emmanuel Macron et aujourd’hui au nombre de 40, avaient pour objectif de créer un espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), de tester différents modèles d’enseignement et modèles économiques qui permettraient à l’avenir de faire le lien entre l’ancrage local, national, international. L’objectif de l’UE est que 10 % des universités appartiennent à une alliance à l’horizon 2030. « Pour l’Europe, l’enjeu à l’échelle internationale est celui de la compétitivité des universités et de leur capacité à attirer les meilleurs étudiants, ainsi que de leur apport à la vie économique. Ces alliances suscitent beaucoup d’enthousiasme mais les universités se heurtent aux barrières que sont les législations nationales sur lesquelles elles n’ont pas de prise », a précisé Isabelle Kratz.
L’Université libre de Bruxelles, représentée par Renaud Bardez, directeur de la bibliothèque des sciences humaines Simone Veil, membre de l’alliance européenne Civis, voit, quant à elle, dans son engagement au sein de l’alliance Civis le moyen de sortir de sa problématique locale pour s’accrocher à un enjeu international.
Quant à la place de la documentation dans ces alliances, elle est importante, selon les trois intervenants. « Ma mission est d’introduire la transition dans les missions des bibliothèques et des bibliothécaires, a expliqué Renaud Bardez. Des projets comme Civis permettent de montrer de nouveaux modèles de travail et constituent une opportunité d’amener la bibliothèque et les agents au niveau nécessaire pour faire de la BU un soutien à la recherche, de bénéficier de transferts d’expérience, de sortir de notre petit cadre pour nous inscrire dans un cadre plus large ». Selon Isabelle Kratz, les universités engagées dans des alliances européennes ont à cœur de mettre à disposition des étudiants étrangers qu’elles accueillent tout un ensemble de services au premier rang desquels les bibliothèques. La présence dans les projets des alliances d’axes tels que l’open access, la formation des citoyens à l’esprit critique constituent pour les bibliothèques des opportunités de valoriser leurs compétences dans ces domaines. « Les bibliothèques sont impliquées dans le volet formation de notre projet de master », a témoigné de son côté Patrica Cucchi.
Retours de l’enquête de l’ADBU sur les pratiques professionnelles
En janvier et février 2020, l’ADBU a lancé auprès des membres de son réseau une enquête sur la manière dont ils voyaient l’évolution de leur métier, de leurs pratiques professionnelles et des BU. Les résultats de cette enquête, qui a recueilli 164 formulaires de réponse, ont été présentés en clôture de la journée professionnelle. En voici les principaux éléments.
Qu’est-ce qui, selon vous, a le plus marqué l’évolution des bibliothèques et des services documentaires depuis vos débuts dans la profession ?
• Internet, les réseaux sociaux, la documentation électronique ;
• le tournant de la formation des usagers ;
• le développement de l’activité d’appui à la recherche.
La place et le rôle des services documentaires au sein de l’ESR vous semblent-ils reconnus ?
• bien reconnus : 2,86 % des répondants ;
• reconnus : 24 % ;
• moyennement reconnus : 40 % ;
• pas reconnus : 2,86 % ;
• pas de réponse : 20 %.
Quelles sont les principales évolutions institutionnelles ayant eu un impact sur les bibliothèques et les services documentaires ?
• la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et les Responsabilités et compétences élargies (RCE) ;
• les fusions d’établissements ;
• le défléchage des crédits et l’augmentation des financements par appels à projet.
Qu’est-ce qui rend, selon vous, les bibliothèques et les services documentaires incontournables ?
• le lieu lui-même ;
• les services dans toute leur diversité ;
• l’universalité. Au-delà des segmentations disciplinaires, les bibliothèques sont ouvertes à toutes les communautés universitaires et recouvrent l’ensemble des missions de l’université ;
• les collections.
Comment voyez-vous les bibliothèques et les services documentaires dans 50 ans ?
• les lieux physiques perdurent mais avec moins de papier, moins de collections, de personnels, plus de confort et d’ouverture horaire ;
• des lieux de déconnexion du flux, des lieux de rencontres et d’échanges ;
• des lieux garants du pluralisme et de la fiabilité de l’information.