La bibliothèque, levier d’une dynamique sociale

Journée ABF/Bpi – Paris, 24 janvier 2017

Julie Gatineau

La journée d’étude « La bibliothèque, levier d’une dynamique sociale », organisée conjointement par la Bibliothèque Publique d'Information et par l'Association des Bibliothécaires de France (ABF), groupe Ile-de-France, a dû être déplacée de la petite à la grande salle du Centre Pompidou pour faire face à l’affluence. Si cette thématique a autant attiré les professionnels, c’est parce qu’elle est au cœur de l’interrogation sur le rôle des bibliothèques dans le monde actuel qui revient sans cesse aujourd’hui dans les débats. Cette journée s’inscrivait dans le cycle "Partager des savoirs, faire société : les bibliothèques dans la cité", porté par la Bpi depuis 2012, et prolonge une réflexion initiée par l'ABF après les attentats de janvier 2015, lors de la journée "Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ?".

En ouvrant la journée, Fabrice Chambon (directeur des bibliothèques de Montreuil et auteur d’un mémoire ENSSIB sur le rôle social des bibliothèques) rappelle qu’à chaque fois que les bibliothèques ont mis la question sociale au cœur de leurs préoccupations professionnelles, cela a conduit à des évolutions majeures. Deux exemples :

- dans la seconde partie du XIXème siècle, du fait de la mise en place du suffrage universel, il devient nécessaire que tout le monde ait accès à la connaissance, ce qui conduit des militants républicains à créer des bibliothèques associatives prêtant des documents et ouvertes le soir et le dimanche matin (au moment où les ouvriers sont disponibles) ;

- dans les années 1950-60, les débats qui secouent l’ABF autour de la question de l’accès pour tous au savoir conduisent les bibliothèques à proposer le libre accès aux collections, dans le sens d’une « civilisation du loisir » 1

Selon Fabrice Chambon, le contexte actuel de développement du numérique et de creusement des inégalités d’accès au savoir 2 doit nous imposer de mettre à nouveau, au cœur des discussions professionnelles, la question sociale. Or, pour que les bibliothèques contribuent à recréer du lien social, il faut commencer par comprendre les inégalités d’accès au savoir, en constituant une culture sociologique dans les équipes. Il est ensuite nécessaire de trouver un point d’équilibre entre proposer une offre de services qui se situe dans l’horizon d’attente de la population (pour ne pas exercer de violence symbolique à son égard) et ouvrir un horizon culturel. Enfin, « il n’est point de salut hors des partenariats » : c’est en travaillant avec les acteurs éducatifs et sociaux que l’on peut trouver un point de contact avec la population. Pour conclure, Fabrice Chambon rappelle que ces initiatives demandent du temps et des moyens (humains, notamment) et qu’on ne part pas de rien : de nombreuses initiatives pertinentes existent dont on peut s’inspirer.

Par la suite, Cécile Avallone (directrice de la Bibliothèque Départementale du Val d’Oise, BDVO) et Nolwenn Bouric (chargée de mission Études à la BDVO) présentent les résultats de l’enquête d’impact « La bibliothèque vaut-elle le coût », menée dans les bibliothèques du département du Val d’Oise en 2016 3. Dès l’origine, cette étude est pensée pour être un outil d’aide à la décision à destination des élus locaux dans un contexte budgétaire contraint. L’enquête a porté sur un échantillon de 13 bibliothèques, choisies pour leur représentativité du département. Les résultats découlent ensuite à la fois des 818 questionnaires exploitables d’usagers, des données recueillies par le Service du Livre et de la Lecture annuellement, d’entretiens avec des élus et avec les bibliothécaires de cet échantillon. L’enquête est chargée d’évaluer l’impact économique, culturel, éducatif et social.

Sur ce dernier point, elle a révélé que les bibliothèques du Val d’Oise étaient :

- un outil de la politique de l’emploi, d’abord par l’emploi des 117 personnes qui y travaillent, dont 91% résident dans le département ;

- un facteur du lien social : 21 % des usagers qui ont répondu font des rencontres à la bibliothèque, 50 % estiment que la bibliothèque a changé leur rapport avec leur environnement, 75 % estiment que la fréquentation de la bibliothèque influe positivement sur leur état d’esprit et 28 % qu’elle a un impact sur leur état de santé.

Et qu’en pensent les élus ? David Constans-Marigny (conseiller en charge de la Commission culture de France Urbaine, association d’élus qui représentent les villes, communautés d’agglomérations urbaines et métropoles de plus de 100 000 habitants) présente à son tour le résultat d’une enquête menée en 2016 auprès de 11 villes. La conclusion – connue des professionnels mais peut-être moins des élus – est la suivante : les missions des bibliothèques dépassent largement leur mission première de développement de la lecture publique. Les bibliothécaires agissent également sur la politique de la ville (déploiement dans les quartiers prioritaires), se mobilisent en faveur de politiques éducatives et sociales (rythmes scolaires…) et sont des soutiens des librairies indépendantes (et donc du développement économique). Les bibliothèques sont aussi le lieu d’animations culturelles multiples, y compris hors les murs.

Agnès de France présente ensuite le projet de service de la médiathèque départementale PierreVives dans l’Hérault, qui a pris le parti dès sa constitution d’être « différente » et ce, déjà en étant ouverte au public, et d’assumer une identité de « bibliothèque laboratoire ».

5 grands axes donnent ainsi la colonne vertébrale du service :

- la création de dispositifs de médiation à destination des publics prioritaires (alphabétisation, initiation au numérique, accompagnement à la scolarisation, lecture aux tout petits) ;

- le développement d’ateliers en direction des jeunes (aide aux devoirs, « battle d’idées », les « Blogueurs de Pierresvives », « Arty mômes »…) ;

- l’élaboration de projets fédérateurs intergénérationnels et multiculturels (collectage sonore « Chantons le monde », collectage vidéo « Enfance »…) ;

- une programmation culturelle avec des axes forts : parentalité, liberté d’expression, prévention de l’illettrisme ;

- le développement de partenariats avec notamment les services sociaux du département, l’Éducation nationale, le CASNAV (projet expérimental d’accueil de préscolarisation des communautés roms de 2 bidonvilles à proximité), la protection judiciaire de la jeunesse, le Centre hospitalier, les associations, etc.

La matinée se poursuit par une intervention qu’on peut qualifier de volontairement provocatrice d’un groupe de chercheurs composé de Stéphane Bonnery (université Paris 8) pour l’équipe CIRCEFT-ESCOL, Florence Eloy (Université Paris 8), Maira Mamede (ESPE-UPEC) et Véronique Soulé (associée à la recherche). Ces chercheurs ont mené une enquête au sein des secteurs jeunesse de trois bibliothèques publiques franciliennes situées à Chevilly-Larue, Gennevilliers et au sein de la Communauté d’agglomération Est Ensemble, autour de la constitution des collections et les logiques à l’œuvre dans des situations de médiation des albums jeunesse en bibliothèque. L’étude a fait apparaître que les familles populaires possèdent des livres pour enfants (certes moins que les autres familles) mais la différence se fait surtout dans la possession quasi exclusive d’albums dits « explicites » (c’est à dire dont la simple lecture du texte suffit à comprendre le sens de l’histoire) tandis que les familles qui possèdent davantage de capital culturel ont des bibliothèques domestiques plus variées, avec notamment la possession d’albums dits « implicites » (c’est à dire dont le sens est à chercher ailleurs que dans le texte). A partir de ce constat, l’enquête démontre que dans les politiques d’acquisition et de médiation, les bibliothécaires ont tendance à privilégier les albums implicites, comme si l’enfant avait la faculté innée de comprendre les sens cachés d’un album ou que cela lui viendrait spontanément, ce qui favorise, de fait, les enfants issus de familles favorisées.

La matinée se conclut enfin avec la présentation du partenariat conclu entre la Bpi et la Cité des métiers Paris la Villette, par Marie Payet (bibliothécaire chargée des collections et médiation emploi à la Bpi) et Sylvie Sesma (chargée de coopération à la Cité des métiers). En effet, face à la demande accrue des usagers en matière d’accompagnement au parcours professionnel, depuis juillet 2016, la Bpi est devenue un centre associé de la cité des métiers, ce qui a permis notamment, de sensibiliser les équipes à ces questions via des journées de formation.

Après cette matinée très riche où les interventions se sont succédées avec rapidité, l’après-midi aborde la question sociale sous l’angle de la participation des usagers. Tout droit venu de Malmö en Suède, Anders Gert Johansson présente à une assemblée mi-admirative et mi-médusée la bibliothèque de Garaget, qui met les habitants du quartier au centre de ses préoccupations. L’intervention d’Anders commence ainsi : « Imaginez que vous allez au supermarché, vous avez faim mais vous ne savez pas comment acheter ni comment cuisiner. Tout est très bien rangé. » avant d’ajouter « Les bibliothèques sont fantastiques… mais elles peuvent aussi être des maisons des horreurs. » Et la bibliothèque de Garaget a tout fait pour être dans cette unique alternative, une bibliothèque fantastique : elle comprend à la fois un café, un atelier créatif, une scène ouverte et des collections… Le café est à prix coûtant, l’endroit est meublé avec du mobilier de seconde main, 30 % des livres émanent des demandes des usagers, il n’y a pas de côte ni de classification, la majorité des livres sont neufs et désherbés dans les deux années qui suivent. Chaque soir, il est possible pour les compagnies, associations ou mêmes usagers de se produire sur la scène ouverte : les bibliothécaires laissent les clés à ceux qui souhaitent l’investir, à condition que l’événement soit gratuit, ouvert à tous, non religieux, non commercial, sans drogue et sans alcool.

En conclusion, Anders livre quelques recommandations aux bibliothécaires qui rêvent de transformer leur lieu en « Garaget » :

- se préoccuper d’abord des usagers ;

- faire confiance aux gens ;

- commencer petit, grandir doucement ;

- ne pas trop réfléchir ;

- essayer, expérimenter, s’amuser ;

- trouver des partenariats en dehors de sa zone de confort ;

- être provocateur de temps en temps, même si cela veut dire parfois se montrer conservateur !

- Ne pas aller dans la même direction que tout le monde. 4

S’ensuit une table-ronde sur la question de la participation des usagers. Nathalie Bœuf et Sophie Roussier (bibliothèque de Noisy-le-Grand) présentent le projet de co-construction d’un fonds adolescent qu’elles ont monté au sein du point-lecture du Champy avec des adolescents du quartier, projet qui a commencé en 2011 et a connu plusieurs versions avant d’obtenir le succès escompté en 2014, lorsque les adolescents se sont pleinement investis dans la constitution de ce fonds. Julien Prost (bibliothèque Louise Michel) en profite pour raconter que très récemment, des usagers ont monté un projet de constitution de fonds de jeu de rôle au sein de la bibliothèque, et sont même allés jusqu’à monter un appel au don en créant une page Facebook, sans que les bibliothécaires soient au courant !

Sylvie Khâ, qui travaille sur la préfiguration de la bibliothèque de Lagny au sein du 20e arrondissement de Paris a ensuite présenté le projet de bibliothèque et évoqué deux chantiers participatifs : le premier concerne les acquisitions BD / manga menées avec un groupe d’adolescents du quartier, le deuxième concerne les règles de vie qui régiront la future médiathèque et qui va commencer en 2017 avec la création d’un groupe de travail qui réunira bibliothécaires, associations et habitants du quartier chargés de réfléchir à cette question épineuse…

Enfin, Julien Prost revient sur le projet de BiblioRemix Junior mené par la bibliothèque Louise Michel avec des habitants du quartier lors des vacances d’avril 2016. L’équipe s’était engagée à réaliser au moins un des projets proposés par les enfants. Entre la « bibliothèque chat gourmand », la « bibliothèque piscine », la « robotique », il restait le projet réalisable intitulé « mon bibliothécaire est un enfant » qui proposait l’élection d’enfants chargés de représenter leurs tranches d’âge auprès des bibliothécaires et d’organiser, avec eux, des projets spécifiques. 5

Christophe Evans est chargé de conclure la journée : il reprend les deux tournants qui ont construit l’image de la bibliothèque sociale évoqués par Fabrice Chambon en début de journée et affirme qu’on assiste aujourd’hui au troisième tournant où les bibliothèques donnent le pouvoir aux usagers, en cultivant notamment l’art de la sérendipité.

A noter, les deux prochains rendez-vous sur cette thématique :

- l’étude sur les bibliothèques dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville lancée par la Bpi ;

- l’étude des impacts économiques et sociaux des bibliothèques municipales en France qui sera menée en 2017.