Journée d’étude « Les droits culturels, quelles (r)évolutions pour les bibliothèques ? »

Lyon, 24 novembre 2022

Sébastien Dudonné

Méconnus, idéalistes, bousculants, les droits culturels (DC) étaient au cœur des débats et des réflexions le 24 novembre 2022 à la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL) Part-Dieu, qui organisait avec la Bibliothèque publique d’information (Bpi) et en partenariat avec Auvergne Rhône-Alpes Livre et Lecture (Arall) une journée d’étude intitulée « Les droits culturels, quelles (r)évolutions pour les bibliothèques ? ».

En introduction, Nicolas Galaud, directeur de la BmL, a rappelé que les droits culturels se répandaient depuis peu dans le corpus législatif français (Loi NOTRe en 2015, Loi Robert sur les bibliothèques en 2021), ce qui constituait déjà en soi une incitation à y réfléchir. Il a aussi indiqué que le maire écologiste de Lyon, Grégory Doucet, avait intégré les DC dans ses promesses de campagne en 2020. Depuis qu’il est en poste, une Charte de coopération culturelle a été signée, qui se veut un outil structurant et qui intègre les DC à travers plusieurs engagements. Il a aussi évoqué le nouveau projet d’établissement de la BmL 1

qui doit appliquer les orientations municipales, y compris les DC.

Nicolas Galaud a souligné que la notion de DC posait des questions concrètes : qu’apportent-ils de nouveau ? Les droits culturels sont-ils différents du droit à la culture ? Quelle médiation entraînent-ils ? Annie Brigant, directrice adjointe de la Bpi, a mis en avant la parenté entre le Manifeste de l’Unesco 2

(1994, mis à jour en 2022) et la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels 3
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En ligne : https://droitsculturels.org/observatoire/la-declaration-de-fribourg/ [consulté 1er décembre 2022].

avant de s’interroger : « Serions-nous des M. Jourdain des droits culturels : les appliquerions-nous sans le savoir ? »

La Déclaration de Fribourg, socle et cadre des réflexions

Patrice Meyer-Bisch, président de l’Observatoire de la diversité des droits culturels, a ouvert la journée en donnant un certain nombre de définitions afin de fixer le cadre des réflexions à venir. Il a donné sa définition des DC : « Les droits culturels sont les droits à être pleinement reconnu comme auteur de sa propre vie et de ses liens, avec les libertés et les responsabilités qui en sont inséparables. » Il ne faut pas confondre les droits culturels avec le droit à la culture, dont la définition, formulée par l’Unesco dans la Déclaration sur les politiques culturelles 4

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En ligne : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000052505_fre [consulté 1er décembre 2022].

(Mexico, 1982) est à ses yeux trop « large, collective et floue », motivant la rédaction de la Déclaration de Fribourg. Celle-ci propose une approche à la fois personnaliste (mais pas individualiste) et commune (mais pas collectiviste).

La Déclaration de Fribourg définit huit droits culturels, qui désignent « les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule et en commun, de choisir et d’exprimer son identité et de participer aux références culturelles comme à autant de ressources qui sont nécessaires tout au long de sa vie à son processus d’identification, de communication et de création ». Le texte évoque les communautés librement choisies et le droit d’appartenir ou de ne pas appartenir à une communauté. Il met en avant trois actions essentielles : accéder et connaître, pratiquer, contribuer.

Chaque personne a donc le droit de participer à la vie culturelle, c’est-à-dire d’accéder à des ressources culturelles de qualité et d’incorporer des savoirs. Pour Patrice Meyer-Bisch, « le droit de participer à la vie culturelle est la matrice du droit de participer à la vie sociale, économique et politique ». Les ressources culturelles sont des savoirs : savoir-être, savoir-faire, faire-savoir… Elles sont « portées par des personnes et déposées dans des œuvres humaines et/ou naturelles » (objets, traditions, ensembles théoriques, institutions, etc.).

Certains peuvent craindre que découle de ces principes un nivellement, un relativisme, un « tout se vaut ». Patrice Meyer-Bisch explique que ce n’est pas le cas : « Il semble logique d’identifier clairement un critère de qualité : l’espace d’interprétation que les œuvres ouvrent, instruisent et autorisent. Une ressource est de qualité lorsqu’elle permet et instruit une critique dans les règles de l’art, un espace dialectique de respect critique. » Il plaide alors pour généraliser la qualité, pas pour la relativiser.

À une question émanant de la salle concernant le fait d’accepter comme culturelles et donc de défendre certaines pratiques condamnables comme l’excision, Patrice Meyer-Bisch a répondu que « l’excision est néfaste, condamnable mais implique une observation, une interrogation, et nécessite une contre-argumentation culturelle […]. Il faut pouvoir exercer une liberté critique ; il n’y a rien d’essentialisé. On ne dit pas que toutes les pratiques culturelles se valent ; toutes peuvent être critiquées ».

Les droits culturels, un nouveau paradigme des politiques de la culture ?

Après l’aspect philosophique des DC, c’est l’aspect politique qui a été abordé. Quels sont les enjeux sociaux et politiques de la prise en compte des droits culturels ?

Cécile Offroy, sociologue, maîtresse de conférences associée de l’université Sorbonne Paris Nord, a rappelé qu’il s’agissait de culture dans une acception plus large que les arts et lettres, qui comprend l’ensemble des savoirs et des modes de vie, les croyances, les langues, les institutions, etc. Nul n’est donc éloigné de la culture, puisque tous en sont porteurs et contributeurs. Or, les différentes cultures ne bénéficient toujours pas d’une égale considération : il demeure une hiérarchie ainsi que des rapports de domination, notamment économique. Du fait de la mondialisation, les sociétés vivent une période de circulation des biens culturels et des personnes sans précédent. Cependant, certaines cultures, qui jouissent d’une meilleure faculté d’expression que d’autres, imposent leur modèle culturel ; l’acculturation par d’autres populations n’est pas forcément choisie. Par exemple, en effectuant une recherche dans le fonds musical de la bibliothèque municipale de Paris, Cécile Offroy a trouvé beaucoup plus de résultats pour le Canada que pour le Maroc ; deux pays pourtant partiellement francophones et de même population.

Outre la domination économique, il existe une domination sociale : des formes et pratiques sont considérées comme « légitimes » : celles des groupes sociaux dominants (voir le capital culturel chez Bourdieu 5

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En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Capital_culturel [consulté le 1er décembre 2022].

). Quant aux contre-cultures, elles finissent par être recyclées et appropriées, ce qui détruit leur charge subversive. En outre, il existe des processus intériorisés et institutionnalisés qui minimisent ou invisibilisent des pratiques culturelles.

Les droits culturels constituent un ensemble : ils sont interdépendants et indivisibles. Ainsi, les faire respecter crée un espace éthique de négociation permanente entre des droits différents, voire contradictoires.

Comment inscrire les droits culturels dans nos territoires ?

Anne Aubry, chargée de mission Droits culturels affiliée à Réseau culture 21, a ouvert la table ronde « Comment inscrire les droits culturels dans nos territoires ? Partages d’enjeux, de questions, de doutes » en demandant aux intervenants d’exposer les circonstances de leur premier contact avec les droits culturels.

Xavier de la Selle, directeur des musées Gadagne à Lyon, a raconté avoir découvert les DC il y a une douzaine d’années lorsqu’il dirigeait le Rize à Villeurbanne, où il a accueilli Culture pour tous et Patrice Meyer-Bisch à l’occasion d’une formation proposée au sein de sa structure. « Pour moi qui suis archiviste de formation, l’article 2 de la Déclaration de Fribourg [...] résolvait l’opposition entre culture légitime et culture au sens anthropologique, il venait donner un socle philosophique et juridique qui éclairait l’action que l’on menait au Rize. ».

Sabine Métral, directrice de la Bibliothèque départementale de la Manche, s’y est intéressée en 2014 quand le Conseil départemental a adhéré à la Déclaration de Fribourg ; ce qui a entraîné une évaluation des politiques publiques au regard des droits culturels. Les acteurs culturels, du champ social, de l’éducation, les agents et les élus du territoire ont été sollicités. « Cela pouvait sembler très conceptuel, très exigeant intellectuellement et déstabilisant. Mais on s’est approprié les outils pour relier nos pratiques professionnelles aux droits culturels, ce qui a permis de donner plus de sens à nos actions et de les réorienter. » En 2019, un nouveau Schéma départemental de la lecture publique a été rédigé dans une démarche participative associant toute l’équipe de la bibliothèque et la population.

Anne Aubry a demandé aux intervenants d’évoquer les problèmes qu’ils ont pu rencontrer. Xavier de la Selle a expliqué qu’au Rize, « jeune structure bâtie sur des slogans, des intentions à incarner » et tournée vers l’éducation populaire, les DC ont eu un effet boomerang sur la gouvernance et la façon de fonctionner : quel est le rôle d’une institution ? Le directeur des musées Gadagne a mis en avant le principe de « réciprocité asymétrique » identifié par Patrice Meyer-Bisch. Arrivé à son nouveau poste, il a remarqué la même problématique d’injonction à la participation qu’au Rize, parfois perçue comme suspecte et démagogique par la population. Le travail mené sur le projet scientifique de l’établissement a permis de choisir des méthodes différentes répondant aux attentes des agents.

Sabine Métral a identifié plusieurs problématiques liées à l’application des DC. D’abord, il s’agit d’une notion complexe pour laquelle il est difficile de mobiliser une partie des collègues. Ensuite, les DC n’étaient pas intégrés dans l’évaluation par la collectivité, qui privilégiait alors les indicateurs chiffrés. Enfin, les DC sont un concept qui a du mal à s’extraire de la sphère culturelle et sont donc difficilement intégrés par les partenaires.

Xavier de la Selle est revenu sur la question de l’évaluation. Si le sujet a été intégré par la Ville de Lyon, les indicateurs restaient à inventer. L’échelle territoriale lui a aussi posé problème : un musée et un réseau de bibliothèques municipales ne disposent pas de la même implantation et donc de la même proximité avec la population, en dépit de la création d’un vélomusée 6

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En ligne : https://www.gadagne-lyon.fr/gadagne/nouveau-le-velomusee-de-gadagne [consulté le 1er décembre 2022].

. En outre, il s’est interrogé sur le temps disponible pour réfléchir au sujet des DC de façon transversale : « Il faut admettre que ce n’est pas facile et que c’est une démarche radicale si on va au fond des choses. »

La question est venue de comment « déconstruire nos postures ». Xavier de la Selle a répondu que c’était « le plus difficile », à cause des compétences apprises et du fonctionnement bien établi de certaines institutions. Avant de préciser : « Il est impossible de faire totalement ce que nous faisons déjà et d’essayer en même temps une autre façon de faire. » Anne Aubry a indiqué qu’il n’y avait pas de recette miracle mais qu’il fallait « un travail sur les mots, un partage entre acteurs et accepter de perdre son temps ».

Les droits culturels inscrits dans la loi en Belgique : et alors ?

En Belgique, où les institutions politiques, sociales et culturelles sont très différentes de la France, les droits culturels sont apparus dans la loi en 2009. Céline Martin, coordinatrice du Service démocratie et culture du Centre d’action laïque de la Province de Liège, a rappelé que la loi Destrée de 1921, qui organise l’école primaire et les bibliothèques, portait en elle les prémices des droits culturels. Mais c’est en 2009 qu’un décret sur le développement des pratiques de lecture a évoqué clairement « l’émancipation culturelle et sociale ». À compter de l’adoption de ce texte, les bibliothèques ont dû adopter un plan de développement de la lecture pour être subventionnées. Cela a entraîné des craintes, des levées de boucliers… Et une hausse de 10 % des emprunteurs en 10 ans dans la communauté francophone !

Les projets ne se font plus verticalement, ils se font maintenant sur le temps long et tentent d’impliquer le public. Néanmoins, cela interroge sur qui a le pouvoir ou le savoir. Pour Céline Martin, « le partenariat et l’évaluation sont les principes moteurs des droits culturels ». Enfin, elle conclut en citant le philosophe Étienne Balibar : « Il faut être le plus nombreux possible à penser le plus possible ».