Journée d’étude Couperin – ADBU
« Publication scientifique : stratégie des grands éditeurs et consentements à payer » – 11 février et 12 mars 2021
Le coût des publications scientifiques interroge scientifiques et bibliothécaires par son augmentation exponentielle depuis plusieurs décennies et par la dé-corrélation du prix et de la valeur, comme déconnectée de la réalité économique. Avec les mutations induites par l’accès ouvert, les modèles de diffusion et de publication sont bouleversés : quelle est alors la stratégie des grands éditeurs pour garantir leurs revenus et quels sont les impacts sur le consentement à payer des bibliothèques ? C’est là l’objet de la journée d’étude proposée par l’ADBU et le consortium Couperin les 11 février et 12 mars 2021 en ligne (les supports des interventions sont disponibles sur le site de Couperin).
Le caractère monopolistique du marché de l’édition scientifique
Il faut rappeler que le marché de l’édition scientifique, à la jonction entre la bibliothéconomie et l’économie (Mikael Laakso, Hanken School of Economics, Finlande), est proche des marchés innovants de par son « inélasticité » (Marine Le Gall-Ely, UBO). C’est également un marché de marques, où les éditeurs exercent un monopole durable, voire abusif, selon les mots de Jeon Doh-Shin (Toulouse School of Economics, Université Toulouse-1-Capitole) : « Un monopole basé sur un brevet dure plus de vingt ans. Mais un monopole basé sur la possession des revues académiques dure pour toujours. »
La concentration qui renforce les monopoles reste donc un axe de la stratégie des grands éditeurs, souligne Mikael Laakso ; cinq des plus grands éditeurs détiennent la moitié des revues scientifiques. Ces derniers (notamment RELX, Elsevier, Wolters Kluwer, Informa – Taylor & Francis, Wiley), adeptes du « Grow or Disappear », c’est-à-dire se développer et croître pour ne pas disparaître, sont plébiscités par les investisseurs institutionnels qui cherchent du rendement, en proposant des marges opérationnelles de 50 à 60 % (Sami Kassab, analyste chez Exane BNP Paribas). Jeon Doh-Sinh accentue le trait en déclarant que même les plateformes telles qu’Amazon et Facebook s’avèrent moins rentables que celles des éditeurs, en raison de leur caractère « biface » : elles proposent en effet des services aux usagers comme aux annonceurs. Ainsi, les producteurs de l’information sont aussi les consommateurs de cette information, achetée via les bibliothèques, dans un écosystème où l’évaluation de la recherche et la carrière des chercheurs sont basées sur les publications produites. Les institutions ont donc un consentement à payer élevé, avec ce paradoxe que les acheteurs ne sont pas les usagers, comme le souligne justement Mikael Laakso. De fait, les usagers peuvent avoir l’illusion de la gratuité (Marine Le Gall-Ely). Jeon Doh-Sinh doute que ce consentement à payer soit justifié par la valeur apportée par l’éditeur, les chercheurs évaluant gratuitement les articles et participant eux-mêmes à leur mise en page.
Cependant, le développement de l’accès ouvert, soutenu au niveau politique, notamment via le plan S en Europe, a-t-il infléchi la stratégie des éditeurs ? Oui et non, pourrait-on dire. Les éditeurs, qui se méfiaient de ces nouveaux modèles, ont basculé dans l’accès ouvert, phénomène que l’on constate massivement depuis deux ans, selon Sami Kassab. Cependant, Mikael Laakso relève qu’ils préfèrent lancer de nouvelles revues en accès ouvert plutôt que de transformer leurs revues préexistantes. Et les grands éditeurs poursuivent leur stratégie de concentration en rachetant des start-up ou des éditeurs en accès ouvert (rachat d’Hindawi par Wiley). Ils se sont adaptés et fixent des frais de publication élevés (article processing charge, APC) leur permettant de garantir leurs revenus.
Le paiement d’APC représente ainsi une double dépense, et de fait conduit à un éparpillement des budgets qui ne peuvent être par ailleurs mobilisés pour soutenir des modèles économiques alternatifs (création de revues diamant par exemple). En outre, le poids de ces APC augmente car les revues sont prestigieuses. Les marges de profits des éditeurs viennent gonfler les APC qui ne reflètent ainsi pas le coût réel de l’édition.
Sami Kassab offre dans son intervention un focus sur la stratégie d’Elsevier depuis le point de vue boursier. Il distingue deux phases. Entre 2002 et 2012, l’accès ouvert était perçu comme une source de risque pour la rentabilité d’Elsevier, en raison de la contestation croissante des montants demandés par Elsevier pour accéder à ses revues et des boycotts qui ont pu s’exercer alors. Entre 2012 et 2020, cette rentabilité a progressé plus lentement car de nouveaux moyens de diffusion de la production scientifique se sont développés (archives ouvertes, réseaux sociaux de recherche, extensions de navigateurs, SciHub), les Chinois ont adopté une stratégie nationaliste de publication, et les cours de Bourse ont baissé. Pour autant, Elsevier parvient à tirer son épingle du jeu. En effet, à partir de 2021, Elsevier a mis en place une stratégie pour conserver ses marges, voire les accroître, qui s’appuie sur l’augmentation des APC et les accords de transformation (transformative agreements) devant conduire vers le libre accès.
De fait, la rentabilité du modèle « libre accès » (hybride) devient progressivement équivalente à celle du modèle sur abonnement en raison de la hausse des APC (15,5 % d’inflation médiane en 2021) et de la stratégie visant à augmenter le nombre d’articles publiés par abonnement plus rapidement que les prix (effet de volume). Qui plus est, le modèle « libre accès » devient plus intéressant à promouvoir car il est considéré comme plus attractif et il est éminemment compatible avec un système d’évaluation fondé sur la quantité d’articles publiés.
Devant le caractère monopolistique du marché de l’édition scientifique et le détournement des APC originellement utilisées pour financer les revues en libre accès au profit d’un accroissement de la rentabilité des grands éditeurs, quelles solutions peuvent être envisagées pour que les établissements d’enseignement supérieur et de recherche puissent reprendre le contrôle de leur production scientifique face aux éditeurs ?
Des pistes de travail pour les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche
De cette journée d’étude se dégagent quatre pistes.
Faire évoluer l’évaluation des chercheurs
Comme l’a noté Mikael Laakso, une organisation est composée d’acteurs ayant parfois des intérêts divergents, ce qui ne favorise pas une prise de position ferme à l’égard des éditeurs scientifiques. Face au problème des coûts croissants d’accès à la documentation électronique qui plaiderait en faveur d’une prise d’indépendance des chercheurs à leur égard, ceux-ci conservent une position plus mitigée en raison de leur appartenance à un système dans lequel la publication dans de grandes revues internationales à facteur d’impact et la quantité de publications sont des facteurs importants d’évaluation de carrière. Sami Kassab a lui aussi conclu que ce système nourrissait la rentabilité des grands éditeurs. C’est ce système dont il faut faire évoluer les bases pour assurer le développement de revues en libre accès. Relativiser l’usage des facteurs d’impact, introduire une dimension qualitative à l’évaluation, évaluer la production au niveau de l’article, ainsi que préconisé dans la déclaration DORA, sont des voies à suivre.
Coordonner l’action des consortiums au niveau mondial
« Il faut une réaction mondiale face à un environnement mondial », martèle Grégory Colcanap, coordinateur du consortium Couperin, lors de la conclusion de la journée. Mikael Laakso suggère une synchronisation des consortiums pour peser sur les négociations avec les grands éditeurs, notamment obtenir une plus grande transparence des coûts et imposer des accords transformants pour un passage global à l’accès ouvert. Afin de les mobiliser, Jeon Doh-Shin souhaite la divulgation des coûts auprès des chercheurs, et plus globalement appelle à une action collective au niveau européen des gouvernements et des agences de financement de la recherche.
Pérenniser des infrastructures ouvertes et soutenables
Faire reposer la production et la diffusion des travaux scientifiques sur des infrastructures ouvertes, soutenables et contrôlées par des acteurs du monde académique est une autre piste. Vanessa Proudman, directrice de SPARC Europe, présente les résultats d’une étude menée par SPARC Europe sur le paysage des infrastructures de la science ouverte. Grâce à 120 réponses issues de 28 pays européens, elle dresse un tableau des infrastructures particulièrement importantes, au premier rang desquelles ORCID, mais aussi Crossref, BASE, OpenAIRE, pour ne citer que quelques exemples. Adapter ces structures aux besoins des chercheurs, les améliorer en renforçant leur caractère ouvert, sont des nécessités. Mais des points de vigilance subsistent. Trop souvent, l’animation et la maintenance de ces structures reposent sur le volontariat. Ou encore leur soutenabilité financière, largement dépendante de subventions, n’est pas assurée à terme. Le rapport préconise alors de renforcer ces infrastructures, notamment en rendant leur gouvernance plus solide, en développant des partenariats et en ne craignant pas d’expérimenter de nouvelles formes de financement (par ex. SCOSS).
Pierre Mounier (OpenEdition) a également mis en avant Operas, projet d’infrastructure distribuée de soutien à l’accès ouvert, rassemblant une soixantaine d’acteurs de tout type (éditeurs, infrastructures, plateformes, institutions, bibliothèques) spécialisés en SHS.
Ces infrastructures pérennisées formeront alors un socle soutenable à partir duquel pourront se développer et se pérenniser des revues en libre accès.
Développer des revues en libre accès
Plusieurs voies parallèles se dessinent. Jeon Doh-Shin et Mikael Laakso plaident en faveur de l’incitation des chercheurs à quitter les comités éditoriaux des revues au modèle traditionnel pour créer des revues en libre accès, même si le pas n’est pas évident à sauter. Pour aider les chercheurs, Saskia De Vries (Sampan – academia & publishing) indique que la Fair OA Alliance, qu’elle dirige, soutient les projets de passage de journaux au libre accès et met à la disposition des éditeurs de revues en libre accès une grille leur permettant de détailler les coûts qui composent les APC qu’ils demandent. Elle promeut en outre le projet Bona Fide Journals qui vise à établir une liste de journaux de confiance en libre accès pour lutter contre les éditeurs prédateurs en s’appuyant sur l’expertise des bibliothèques.
Là encore, l’union fait la force. Ainsi la renaissance et le développement des presses universitaires et des portails de revues régionaux (comme Scielo en Amérique du Sud, Erudit au Canada, J-Stage au Japon) en témoignent et participent de la bibliodiversité. Cruciale, la bibliodiversité permettant le maintien des petits éditeurs, médiatisée lors l’Appel de Jussieu, a été l’objet d’un plaidoyer de Pierre Mounier. Ce dernier a fait part des résultats de l’enquête récemment publiée sur les revues Diamant, revues en libre accès, gratuites pour les auteurs et les lecteurs. Ces revues sont très nombreuses (29 000) mais sont détenues en majeure partie par des petits éditeurs (dont 41 % d’universités) et ne drainent qu’une minorité des articles publiés en accès ouvert comme le déplore Mikael Laakso.
Afin de renforcer la viabilité et la pérennité des petits éditeurs, Pierre Mounier propose de s’inspirer des entreprises de l’industrial district, illustré avec succès par la « Plastics Vallée » jurassienne. Ces petites entreprises, souvent familiales, mutualisent une partie de leurs activités ou fonctions (notamment en recherche et développement), tout en étant concurrentes. Les petits éditeurs pourraient ainsi partager, par exemple, les services d’une structure intermédiaire permettant de gérer les flux financiers et la facturation. Qui plus est, cette « coopétition » ne pourrait que favoriser la qualité éditoriale.
Perspectives pour les professionnels de l’information
Ouvrir les processus, accéder à la réalité des coûts, mais aussi innover pour créer de nouveaux modèles économiques, infrastructurels, d’évaluation des chercheurs, sont les clés de la réappropriation par le monde académique de sa production scientifique. Aussi, remettre la valeur réelle au centre du principe d’accès aux revues devient une nécessité. Les « éditeurs ont un rôle de transformation : ils changent la recherche en or, alors que les chercheurs changent l’or en savoir » (Grégory Colcanap). Mais l’approche des chercheurs et celle des bibliothèques sont-elles conciliables ?