Innovations et expérimentations en bibliothèque : les années collèges
Domaine départemental Pierresvives, 14 novembre 2017
La Bibliothèque nationale de France organisait le 14 novembre 2017 une journée consacrée aux années collèges en bibliothèque, à Pierresvives (département de l’Hérault).
Lire à l’adolescence : quelques apports sociologiques
Christine Détrez (écrivain, sociologue et professeure à l’ENS de Lyon) a ouvert cette matinée par un regard sociologique sur le public adolescent. Public à propos duquel on entend souvent qu’il « ne lit plus » sans pour autant s’interroger sur la typologie de leur lecture ou sur leur passé. Cependant, la lecture est un marqueur de transition dans la recherche de « la bonne taille ». En effet, les vacances scolaires entre le CM2 et la 6e sont une sorte de rite de passage où certaines pratiques sont abandonnées au profit de nouvelles qui semblent plus matures. En se basant sur les pratiques de lecture de manga, Christine Détrez montre que la lecture est encore présente chez ces jeunes, qu’elle est un sujet de discussions, de socialisation. Et surtout, que si ces jeunes lecteurs en étaient privés, cela représenterait un réel manque.
La question de l’évolution numérique a bien entendu été abordée. Si cette question interpelle autant, c’est parce que le numérique apporte un certain brouillage des frontières. Notamment sur la question des activités, où le modèle « une activité égale un support » n’est plus pertinent, car un même support permet de lire, de regarder de la vidéo et d’écouter de la musique. Le numérique a également un impact sur l’organisation du temps et de l’espace (ainsi le salon ne s’organise plus autour de la TV ; le temps passé sur une activité peut être entrecoupé par des notifications…). Cette évolution se répercute aussi sur la place et la fonction des prescripteurs : l’arrivée des booktubers notamment est un marqueur de ce phénomène où le consommateur devient conseiller.
Du livre au transmédia : politiques éditoriales
Morgane Vasta (chercheuse associée à la BnF/CNLJ) a présenté, lors de cette matinée, une quantité de façons de faire vivre un livre grâce à Internet et au numérique. Tout d’abord, on s’aperçoit, dans l’offre éditoriale, de la présence de la thématique du numérique sous différentes formes : dans les textes (où est souvent représenté un usage d’Internet excessif), dans le cross-média (adaptation du texte vers le cinéma ou le théâtre, ce qui fonctionne aussi dans le sens inverse) et aussi dans l’imbrication entre le texte verbal et d’autres formes d’écriture et de mise en page très technique (comme Cathy’s Book ou Illuminae, des romans en réalité alternée).
Mais comment les jeunes lecteurs sont-ils donc impliqués dans la création de ces œuvres et surtout quel poids ont-ils ? Morgane Vasta a précisé que beaucoup d’éditeurs jeunesse aujourd’hui créent leurs propres comités de lecture, composés d’adolescents. Le comité de Gulf Stream éditeur, par exemple, est composé d’environ deux cents jeunes. En les impliquant dès la racine du projet, les éditeurs parviennent ainsi à mieux cibler leur offre. La culture participative est une notion qui ressort beaucoup dans les projets à destination de la jeunesse, notamment en s’appuyant sur la pratique des fanfictions (et en l’encourageant), sur les réseaux d’influences (booktube, Scrinéo…).
Le transmédia c’est aussi, et surtout, faire vivre son livre en dehors du papier (ou de sa version homothétique sur tablette). Par un jeu de communication très présent (trailer vidéo et mises en scène pour annoncer la parution) mais aussi en faisant vivre les personnages sur les réseaux sociaux. Une idée dont beaucoup d’auteurs jeunesse se sont emparés, au point de construire RIP (Rassemblement Interéditorial des Personnages de littérature jeunesse) sur Facebook.
Toutes ces innovations ont finalement un but commun, celui de prolonger l’univers présent dans la lecture ainsi que de réduire la distance avec le lecteur.
Lire, écrire, critiquer avec les adolescents
La première table ronde, animée par Corinne Matheron (maître de conférences rattachée à l’université Paris 3), rassemblait Laetitia Touchard (médiathèque départementale de l’Hérault), Fabrice Chambon (Bibliothèques de Montreuil) et Violaine Kanmacher (Bibliothèque municipale de Lyon).
Les adolescents représentent un public à propos duquel on s’interroge beaucoup dans les médiathèques, dans la mesure où ce sont peut-être les publics les plus attendus, avec une ambiguïté quant à l’envie et la manière dont on doit réfléchir leur accueil. Ces publics adolescents ne constituent pas un bloc monolithique : il y a plusieurs publics adolescents, et le phénomène de construction des identités renvoie à la pluralité de leurs manières d’être et de leurs pratiques.
Quatre axes sont à retenir :
1) S’adresser à tous les jeunes : la proposition doit être double et complémentaire, à la fois en direction d’un public captif d’un côté, et d’un public libre de participer de l’autre, avec par exemple des propositions à des groupes classes et des propositions à des individus.
À Montreuil, une grande partie de cette population adolescente est touchée en mettant l’accent sur le travail en partenariat avec les classes : s’adresser à l’ensemble des filières, y compris les filières professionnelles. Ainsi, 80 % des élèves concernés par ce partenariat sont scolarisés en Réseau d’éducation prioritaire ou REP+ ou en filière professionnelle. La priorité est mise sur ce public et sur l’accueil des classes (de 30 à 35 classes par an). L’inscription des actions dans la durée permet l’évolution des pratiques professionnelles des bibliothécaires et de l’Éducation nationale. La médiathèque fait également des offres au public non captif, par exemple avec un club de lecture qui détermine une partie des acquisitions et permet un mélange des publics : la sociologie des participants de ce club s’étoffe doucement.
À Montpellier, dans un collège de quartier sensible, en périphérie de Pierresvives, s’organise trois à quatre fois par an, au CDI, un déjeuner littéraire : on se réunit, on mange et on parle de littérature, de lectures. Ces temps de rencontre ont permis des changements de points de vue et de représentations des uns et des autres.
2) Permettre aux jeunes de se doter d’outils pour exercer leur esprit critique et devenir citoyen : à Montpellier, en 2017, dans le cadre des Actions éducatives territoriales (AET), sept collèges ont pu choisir le dessin de presse comme support, menant avec les élèves une réflexion autour de thématiques précises, avec des interventions de dessinateurs de presse de la région. Cette action permet de faire lire, écrire et critiquer, de confronter les jeunes à des thèmes auxquels ils sont exposés tous les jours. Les productions sont ensuite valorisées : exposition dans les collèges, venue des collégiens à Pierresvives pour échanger sur les différentes productions, en présence de dessinateurs de presse…
Fabrice Chambon souligne aussi l’importance de travailler sur des projets qui permettent aux jeunes de se construire comme de futurs citoyens, d’interroger l’information : création d’un film de 10 minutes sur l’homophobie, rencontre avec une historienne du droit des femmes et une rapeuse dont les textes ont une dimension féministe, autour de la question de l’égalité des sexes…
3) Développer l’importance de la présence sociale de la bibliothèque municipale : à Lyon, la bibliothèque est un lieu hybride où les jeunes devraient pouvoir venir se rencontrer (comme la place du village). L’objectif est de casser l’image d’un lieu qui semble les exclure. Plusieurs propositions sont en cours de réflexion pour leur souhaiter la bienvenue. Par exemple, avec un bac « J’aime pas lire » (mais bienvenue quand même à la bibliothèque). Ce travail sur le lieu vise à ce que les jeunes puissent se développer, se réaliser avec les bibliothécaires, en faisant tomber les représentations… qui existent des deux côtés !
À Montreuil, les stages de 3e en collège constituent un dispositif de premier accueil utilisé par les équipes pour permettre aux jeunes de faire connaissance avec la bibliothèque.
4) Développer le travail en transversalité : l’idée est que tous s’occupent des adolescents, avec une pluralité d’approche et que des moyens leur soient consacrés sur la durée. Ainsi, à Montreuil, un artiste est en résidence chaque année dans les bibliothèques. Il travaille sur la culture des ados et la rend visible dans la ville, pour tenter de lutter contre les stéréotypes et de faire connaître ce que font, ce que pensent, ce que se disent les ados entre eux.
Numook : créer des livres numériques
avec les adolescents
Le projet Numook, mené par Lecture Jeunesse et présenté par Nikoleta Bouilloux-Lafont, a débuté en 2012 et en est aujourd’hui à sa phase d’essaimage. Les adolescents, dans toute la France et dans tous types d’établissements, ont une année scolaire pour créer un livre numérique (par classe). Le projet se déroule en quatre phases, la première étant la découverte de ressources numériques et papiers qui serviront d’inspiration à l’histoire qu’ils auront à inventer. Les jeunes sont incités à faire part de leurs lectures, découvertes et ressentis. La seconde étape est l’écriture ainsi que l’illustration de l’histoire, au travers de logiciels qu’ils découvrent et d’ateliers d’écriture. La troisième étape consiste à leur apprendre à raconter, lire une histoire afin de pouvoir par la suite s’enregistrer et ainsi créer une version audio du livre. L’étape finale étant la publication du livre numérique sur la plateforme Numook, ainsi que la présentation du travail réalisé, aux autres participants notamment.
Ce projet se construit sur la base d’une convention tripartite entre Lecture Jeunesse, l’établissement et la bibliothèque du secteur. Les bibliothèques sont particulièrement sollicitées pour la première étape, libre à elles de s’investir plus dans la suite des événements en animant les ateliers d’écriture, en s’engageant à acquérir le livre numérique produit ou encore en organisant des rencontres avec le(s) auteur(s) dont les élèves se sont inspirés.
Les objectifs évoqués par Nikoleta Bouilloux-Lafont lors de son intervention sont la désacralisation des représentations de l’écrit grâce au numérique, le développement de la créativité, le décloisonnement des élèves touchés et l’apprentissage d’une méthodologie de projet.
Les expérimentations autour de la réalité virtuelle
et du jeu vidéo
La seconde table ronde, animée par Corinne Matheron, avec Stéphanie Roche (professeure documentaliste), Guillaume Marza (agent jeux vidéo de la médiathèque départementale de l’Hérault), Jean-François Marty et Elisa Herrero (médiathèque Samuel Beckett, Sérignan) a permis de présenter des retours d’expériences menées auprès des collégiens, via la participation de leurs établissements. Ainsi, dans le collège de Cessenon (Hérault), Stéphanie Roche et Guillaume Marza ont mené une action se déroulant sur toute une matinée. En corrélation avec le programme scolaire et le projet de l’établissement, les élèves ont pu tester, grâce à des casques de réalité virtuelle et des tablettes, différents jeux ayant comme finalité une meilleure connaissance du système solaire. Après une explication des risques et précautions à prendre, les élèves répartis en plusieurs groupes ont pu en apprendre plus grâce à ces deux équipements. Marcher sur la lune (via le casque à réalité virtuelle et la séquence « Walking in the moon » du jeu Apollo 11), découvrir le système solaire (sous la forme d’un jeu de piste, sur iPad, via les applications Solar Walk et Carte du Ciel) et enfin découvrir un jeu narratif (sur iPad et sur tablette, Life Line Aller Simple) où le but est d’aider Taylor, cosmonaute perdu sur une planète hostile.
Le second projet, présenté par Jean-François Marty et Elisa Herrero, concerne un travail de médiation autour de tablettes numériques utilisées avec les collégiens. Ces dernières, chargées d’applications, ne sont pas mises à disposition du public mais utilisées en relation avec la programmation culturelle de la médiathèque. Le but étant de « faire avec », de présenter cet outil comme un médium favorisant la création et l’expérience. Par exemple, lors du Festival de bande dessinée local, les bibliothécaires ont travaillé avec les collégiens sur la réalisation de leur propre planche de BD. Les collégiens ont été sensibilisés aux codes de la BD et ont pu découvrir et prendre en main les tablettes puis travailler sur leurs scénarios. Pour la mise en image (prise de photos, montage…), les collégiens ont dû se rendre à la médiathèque.
Création d’un jeu vidéo autour de la liberté d’expression
Marie Pierre Soriano (bibliothécaire référente TIC & multimédia à la médiathèque Pierresvives) a présenté un projet initié par la médiathèque départementale de l’Hérault en partenariat avec Oscar Barda (artiste designer, créateur du studio Them Games). Après les attentats de Charlie Hebdo, les bibliothécaires ont rouvert le débat autour de la censure. La bibliothèque départementale de l’Hérault a alors multiplié les actions en soutien à la liberté d’expression (Journée de la censure, création d’un fonds sur la liberté d’expression…). Dans le cadre des Actions éducatives territoriales (AET) dans les collèges, financées par le département de l’Hérault, un appel d’offres a été lancé pour la création d’un jeu vidéo dont l’objectif est de sensibiliser les collégiens à l’importance de la diversité de penser. Oscar Barda et Marie Pierre Soriano ont alors travaillé conjointement à délimiter les contours d’un projet où le jeu vidéo, collaboratif et participatif, doit faire réfléchir sur la liberté d’expression et ses limites. C’est ainsi qu’est né Chut. Dans ce jeu, une ville prise entre les mains de quatre milices (bureaucratique, religieuse, militaire et celle de la société du spectacle) est plongée dans le noir. Les joueurs (de un à quatre) doivent alors s’allier pour retrouver des œuvres d’art (haïkus et échantillons sonores) qui, une fois reconstituées, permettent le retour de la couleur dans la ville.
Les œuvres d’art de Chut sont réalisées dès janvier 2018 par les collégiens lors d’ateliers mis en place dans les collèges et les bibliothèques du réseau de la médiathèque départementale de l’Hérault. Le jeu sera ensuite livré gratuitement dans les établissements du département à la rentrée scolaire 2018-2019.
Partant du retour d’expérience de la Gaîté Lyrique, selon lequel le jeu est libérateur de la parole, l’idée intrinsèque de Chut est que le joueur se sente auteur du jeu, qu’il s’approprie tous ses contours et qu’il adopte, même juste le temps d’un instant, le point de vue de son créateur. L’objectif principal est d’amener le joueur à voir comme un atout la diversité de penser. C’est seulement une fois qu’il aura réalisé cela, qu’il comprendra le jeu et qu’il le gagnera.