Inclusion numérique : quelles complémentarités, spécificités et coopérations entre acteurs sociaux et culturels ?

Journées nationales Bibliothèques numériques de référence – 12 et 13 mai 2022, Arras

Corinne Barbant

Les Journées nationales Bibliothèques numériques de référence (BNR) 2022, qui se sont tenues à Arras les 12 et 13 mai, ont consacré leur première table ronde à la thématique « Inclusion numérique : quelles complémentarités, spécificités et coopérations entre acteurs sociaux et culturels ? ».

En introduction, Lionel Dujol, responsable prospective, innovation & accompagnement au changement à la Direction de la lecture publique de Valence Romans Agglo, qui animait la rencontre, a rappelé que l’accès public à Internet a été proposé dans les bibliothèques dès la fin des années 1990. La question de l’inclusion s’est donc posée très tôt. L’évolution permanente d’Internet et l’obsolescence programmée des usages entraînent une interrogation constante au sujet de ces derniers. Les bibliothèques peuvent-elles répondre seules à ce défi ? Quelle est la place de la bibliothèque et des bibliothécaires dans ces évolutions ? Quelles complémentarités entre les acteurs peuvent être mises en place ? Quelles spécificités et quelles coopérations peuvent être développées ? Autant de questions auxquelles les participants ont apporté des éléments de réponse.

Jacques-François Marchandise, directeur de la recherche et de la prospective de l’Association pour la fondation d’un Internet nouvelle génération (Fing), a tout d’abord donné des clefs pour éclaircir la définition de l’expression « inclusion numérique ». Il a souligné la complexité de la définition de cette expression déjà ancienne. Si le chiffre de treize millions d’exclus généralement donné est très utile, il n’est pas vraiment juste. En effet, avec l’augmentation du nombre de ménages connectés, la question qui s’est posée dans un premier temps a été celle de l’identification des non connectés. Une rhétorique du retard s’est développée, fortement liée à une rhétorique de marché. Une réflexion au niveau européen a abouti à la déclaration de Riga en 2006 visant à développer l’e-inclusion. La focale est alors devenue sociale et non plus matérielle.

Le numérique doit développer le pouvoir d’agir

Les difficultés rencontrées sont en effet très hétérogènes et peuvent lier plusieurs facteurs tels que l’accès à la connaissance, à la langue, au texte. Les facteurs d’exclusion sont socio-économiques mais pas seulement. Ils sont aussi générationnels et, depuis 2016 et la loi pour une République numérique, la fracture est aussi administrative. Pour certains usagers, le numérique résout le non-recours au droit pendant qu’il l’aggrave pour d’autres. Les déclarations de revenu de solidarité active (RSA) sont par exemple en hausse car il est plus facile de faire sa déclaration en ligne sans être jugé par le guichetier ou sans avoir à se déplacer si l’on est une personne à mobilité réduite. Il faut donc être très attentif au diagnostic pour ne pas se tromper d’objectif. Les différences d’accès sont plus criantes pour les personnes en situation d’isolement, comme les familles monoparentales. Au contraire, les départs en retraite ou la perte d’emploi augmentent généralement l’usage d’Internet pour garder un lien social.

En conclusion, Jacques-François Marchandise a souligné que l’enjeu est de parvenir à déjouer l’injonction normative selon laquelle tout le monde doit s’adapter au numérique. S’il y a une difficulté, elle est du côté du numérique et non des usagers. « L’usager n’est pas défectueux » et nous sommes tous confrontés à « l’embarras numérique », c’est-à-dire à un accroissement des difficultés en lien avec le nombre d’usages. Ainsi, une personne de 60 ans aura plus d’usages administratifs qu’une personne de 20 ans et, de ce fait, plus de difficultés potentielles.

Lionel Dujol a renchéri en posant la question de la conception des services numériques, comme le montre l’exemple récent de la SNCF. Les utilisateurs ont-ils été impliqués ? Pour lui, la question fondamentale est la suivante : le numérique est-il capacitant ?

Jacques-François Marchandise a souligné que, si des publics se disent obsolètes, c’est que le numérique est incapacitant et les situations d’usage, bloquantes. Le Bon Coin ou servicepublic.fr, par exemple, sont très attentifs à ce que les évolutions ne perturbent pas les usages. Le numérique doit développer le pouvoir d’agir et la dématérialisation doit se faire sans déshumanisation. La méthode Facile à lire et à comprendre (FALC) ou le programme d’action #Reset développé par la Fing constituent deux démarches en ce sens. En travaillant sur les usages, la ville de Rennes a divisé par quatre les contenus de son site web.

Lionel Dujol a suggéré deux axes de travail pour les bibliothèques : un axe correctif, mais difficile à réaliser seul, et un axe de développement de l’inclusion numérique capacitante, en impliquant les usagers. Les ressources numériques des bibliothèques elles-mêmes sont-elles capacitantes ? Il faut également accepter que la bibliothèque n’ait pas réponse à tout.

Favoriser une approche transversale

Églantine Dewitte, directrice du développement des Assembleurs, a ensuite présenté sa structure, qui porte les hubs numériques inclusifs dans les Hauts-de-France. En 2019, les Assembleurs ont répondu à l’appel à projet lancé par l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) sur la coordination et l’inclusion numérique des territoires.

Leur travail sur l’accompagnement et la montée en compétences numérique des habitants s’articule autour de trois axes :

  • l’accompagnement des collectivités territoriales pour rendre leurs politiques opérationnelles. Ils réalisent un diagnostic, identifient les solutions existantes et cherchent comment renforcer ce qui existe déjà. Renforcer le dialogue entre les différentes structures, avec le pass numérique notamment, et identifier les publics bénéficiaires sont au centre de leur mission. L’enjeu est de travailler avec tous les acteurs et de définir quels services vont être développés à quel endroit ;
  • la professionnalisation de la médiation numérique. Aujourd’hui, médiateur numérique est une fonction et non un métier. Les bibliothèques, les centres communaux d’action sociale (CCAS) et d’autres structures ont des médiateurs numériques. Or, les besoins des habitants ne sont pas toujours en adéquation avec leurs compétences. La mise en place de conseillers France Services pose la question de cette professionnalisation ;
  • une approche transversale et sectorielle. Avec 20 % d’exclus numériques et du numérique présent partout, l’enjeu est social et sociétal. Pour développer l’autonomie numérique, il faut aller chercher les gens là où ils sont, dans les très petites entreprises (TPE) pour l’inclusion numérique des dirigeants, dans le secteur de la parentalité et de la coéducation ou de la santé, auprès des associations de lutte contre la pauvreté, etc.

À la suite de cette intervention, Lionel Dujol a insisté sur la question de la professionnalisation du médiateur numérique, fondamentale à ses yeux, et a alerté sur sa situation d’isolement au sein de la bibliothèque.

Églantine Dewitte a souligné que la bonne réponse est dans une approche très territoriale. Dans les Hauts-de-France, l’intercommunalité est la bonne échelle. Il s’agit d’abord d’identifier les acteurs du territoire puis de comprendre leur offre de services. Enfin, il faut mettre en relation les aidants et les prescripteurs. Il existe une cartographie concernant les Hauts-de-France, pas toujours mise à jour mais qui donne de nombreuses informations. La question du positionnement des bibliothèques se pose car elles sont à la fois aidantes et prescriptrices et il est essentiel pour elles d’orienter vers les bons acteurs. Églantine Dewitte a aussi mis en évidence l’importance du maillage de proximité, notamment avec la mise ne place de dispositifs mobiles en milieu rural. Il faut aussi identifier de nouveaux acteurs, qui ne se considèrent pas comme tels. Ainsi le rôle de la bibliothèque n’est pas toujours clairement défini.

Jacques-François Marchandise a insisté sur le travail essentiel des hubs pour rendre visibles les différentes ressources, souvent illisibles pour le public. La coexistence de lieux d’ouverture comme les bibliothèques et de lieux administratifs dédiés est également très importante.

Lionel Dujol a cité une étude où 63 % des personnes interrogées ont répondu que, lorsqu’elles avaient des difficultés administratives, elles allaient dans les bibliothèques, vues comme des espaces ouverts et non stigmatisants.

Un module mobile à la rencontre des habitants

Dans une région très rurale comme la Saône-et-Loire, la bibliothèque est parfois le seul service public. En candidatant au programme BNR, la Bibliothèque de Saône-et-Loire (BDSL) a eu accès à des réunions à grande échelle et a pu monter un projet d’ampleur, présenté lors de la table ronde par Bérangère Mérigot, directrice de la lecture publique et de l’action culturelle à la BDSL. Pour ce projet, la bibliothèque s’est appuyée sur la compétence sociale du département de Saône-et-Loire et sur l’association We take care, qui a permis d’identifier des réseaux d’inclusion numérique et d’établir la territorialisation des acteurs. Le réseau des bibliothèques compte 80 % de bénévoles, eux-mêmes en situation d’exclusion numérique. Des zones blanches d’accès, ne bénéficiant pas d’accompagnement au numérique, ont été identifiées.

Le projet consiste en un module mobile intitulé Van-71, votre accompagnement numérique, qui a été inauguré le 3 mai 2022 animé par une seule personne, recrutée sur un contrat de trois ans cofinancé par l’État dans le cadre du plan Pauvreté. La BDSL se rend là où il n’y a rien et travaille à l’accompagnement des habitants, des élus, avec lesquels l’offre est élaborée, mais aussi à la formation des bénévoles des bibliothèques. L’organisation se fait par tournée d’une durée de six semaines, desservant six communes, avec des permanences de quatre heures où l’offre est adaptée au public et où la convivialité joue un rôle essentiel. Il n’y a pas de formule préétablie. Un usager = un besoin.

Entre trois et huit usagers sont venus à chaque fois aux permanences organisées dans les bibliothèques ou dans les salles polyvalentes.

La BDSL organise également le festival « Sans décoder ». Soixante événements ont eu lieu en 2021, organisés par 40 des 130 bibliothèques du département, sur le principe de l’action-formation et dans lesquels la culture numérique est mise en avant de manière ludique. Nicolas Georges, directeur chargé du livre et de la lecture au ministère de la Culture, a souligné que le terme « inclusion » renvoie toujours à ceux qui ne sont pas dans le coup. La question est effectivement celle de la culture numérique. La charge d’autoformation personnelle pour accéder à des services est croissante. Le rôle de la bibliothèque est de faire prendre conscience aux usagers de ces enjeux et de les resituer comme des acteurs et non seulement comme des utilisateurs.

Jacques-François Marchandise a précisé qu’il existe quatorze définitions différentes de la culture numérique. Quels peuvent être les liens entre société civile et numérique ? Quel choix le citoyen a-t-il concernant les données ? Cette dernière question est particulièrement sensible dans le domaine de la santé. La culture de la donnée est aussi celle d’un monde incertain.

Trois sujets ont été soulevés lors des échanges avec la salle :

  • les conseillers numériques France Services : les demandes sont très différentes dans les bibliothèques et dans les Maisons France Services. Face à certaines difficultés, les hubs peuvent favoriser le dialogue entre les différents acteurs et la préfecture. Certains conseillers numériques sont arrivés dans les bibliothèques. À Saint-Omer, deux conseillers sont déployés sur les trente bibliothèques ainsi qu’à la Station, espace de travail et d’innovation, dans un esprit de transversalité, en intégrant les bénévoles ;
  • le dispositif Aidant Connect : il est plutôt déployé dans les mairies et les CCAS. Les bibliothèques pourraient se saisir de ces habilitations mais très peu de demandes ont été faites. À la bibliothèque de Nîmes, le dispositif a été mis en place, non sans soulever de nombreuses questions et difficultés, mais sans affichage ni communication. Bérangère Mérigot a indiqué que les bibliothèques de Saône-et-Loire ont refusé d’intégrer le dispositif. Ce sont les travailleurs sociaux qui ont cette charge. La question posée est jusqu’où va-t-on dans l’accompagnement des démarches en bibliothèque ? À Montpellier, dans le cadre de la mission Cité Intelligente, une dizaine d’agents des bibliothèques ont été formés pour des cas d’urgence ;
  • l’importance de la cartographie. À Perpignan, le projet BNR a permis d’établir une cartographie et de distinguer des usages différents. En Hauts-de-France, des travaux sont en cours pour construire un schéma de données. Une première version devrait aboutir en septembre et donner lieu à une cartographie, à une liste ou à une autre représentation graphique.