Hommage à Jean Gattégno : une voix qui manque toujours
Enssib, 12 et 13 juin 2014
Cet hommage à Jean Gattégno était organisé sur deux journées. La première, intitulée « Vingt ans après », était consacrée à l’action essentielle de celui-ci à la DLL de 1981 à 1992. La seconde, « L’Homme avec qualités », a exploré ses autres activités et a approché l’homme privé.
L’action de Jean Gattégno à la DLL de 1981 à 1986 est un moment clef de la politique de la lecture. Ce moment a été évoqué par Jean-Sébastien Dupuis et Marc-Olivier Baruch. C’est en 1981 que la Direction prend cette forme – Direction du livre et de la lecture –, au sein du ministère de la Culture. Les actions fondatrices sont nombreuses : mise en place de la loi Lang sur le prix unique du livre, production de normes en matière de construction de bibliothèques, invention du Concours particulier, ce mécanisme dérogatoire à la décentralisation, qui a permis le cofinancement par l’État et les municipalités volontaires de nombreuses bibliothèques municipales, comblant ainsi une grande part du retard français, retard dénoncé à plusieurs reprises par des rapports restés auparavant lettre morte ; retour aussi sur l’ensemble de mécanismes et procédures qui ont permis au CNL d’être un outil de développement des réseaux de librairies indépendantes et d’aide à la traduction.
Deux tables rondes ont suivi. La première, sur les bibliothèques et le développement de la lecture, a été l’occasion pour Gérald Grunberg de rappeler la misère des bibliothèques de lecture publique en 1981, les budgets et les postes débloqués dès 1982, tant pour les BM que pour les BDP, le rôle d’appui de la DLL vis-à-vis des collectivités locales, le développement architectural des bibliothèques et la modification de l’image de celles-ci qui s’en est suivie. Denis Llavori a évoqué comment, jeune conservateur, il a vu Jean Gattégno s’efforcer de convaincre les conservateurs de bibliothèques centrales de prêt que la décentralisation était un vrai projet politique, que l’État n’abdiquerait pas, mais adapterait son action à cette décentralisation. Trente ans après, le bédépiste qu’il est resté considère que les collectivités locales se sont approprié les équipements, que les collectivités ont massivement construit, informatisé, recruté, expérimenté… et que la proximité de la tutelle (le conseil général) a permis de mettre les publics au cœur de la réflexion des professionnels. Nicolas Galaud a réaffirmé l’impulsion donnée aux bibliothèques par l’action de Jean Gattégno, et s’est interrogé sur la question du rôle de l’État… au présent. Il a insisté sur le fait que, malgré la décentralisation, il a existé pendant trente ans une certaine gouvernance partagée entre DLL et les collectivités locales, et que cette situation est favorablement appréciée par les élus qui, en général, sont attachés au caractère incitatif de l’aide, à la constance de l’engagement de l’État, au fait que les outils ont été ajustés au fil du temps mais ont perduré. Au présent, un certain nombre d’interrogations se fait jour étant donné le contexte : contrainte budgétaire, recul du MCC dans les priorités nationales, scission opérée entre la DLL et le CNL, réforme territoriale qui s’annonce et dont on n’est pas sûr qu’elle soit, comme la première décentralisation, un acte de confiance dans les collectivités locales. Il a conclu son intervention par des vœux : que la culture reste une compétence partagée, que l’intercommunalité, utile pour certaines métropoles, ne devienne pas un modèle, que les transformations ne soient entreprises que quand elles sont susceptibles d’apporter des améliorations du service…
La deuxième table ronde portait sur la distribution du livre et de la librairie. François Gèze a rappelé le rôle fondamental de Jean Gattégno dans ce qu’on appelle la chaîne du livre. Il a souligné que la loi sur le prix unique du livre, votée contre l’avis des éditeurs et des libraires, à l’exception de Jérôme Lindon qui l’avait inspirée, n’est plus actuellement remise en cause par personne ni parmi les professionnels ni parmi les politiques. Christian Thorel, quant à lui, a évoqué le travail d’aide à la librairie du CNL ; Jean-Guy Boin a mentionné la création de l’Asfored et l’association de libraires L’Œil de la lettre.
Une troisième table ronde prévue sur le métier de fonctionnaire n’a pas eu lieu du fait de la grève de la SNCF.
La journée s’est terminée avec la projection d’interventions télévisées de Jean Gattégno conservées à l’INA. Le choix judicieux de celles-ci disait l’engagement de l’homme, ses qualités pédagogiques et sa réserve aussi.
La deuxième journée explorait d’autres parts de l’activité de Jean Gattégno, moins connues. Simone Othmani Lellouche a évoqué ses années tunisiennes, son engagement aux côtés des étudiants en butte à la politique de Bourguiba, son travail d’information à l’extérieur de la Tunisie sur le sort qui leur a été fait, son activité de soutien à ceux d’entre eux qui ont été emprisonnés, son expulsion vers la France. Sous le titre « La passion de transmettre » Patrick Fridenson a raconté son action syndicale au sein du SGEN CFDT, de son retour de Tunisie à sa prise de responsabilités administratives. Dominique Jean a parlé de son travail d’enseignant-chercheur en littérature anglaise et de la pédagogie mise en œuvre par l’équipe à laquelle il appartenait en faveur des étudiants salariés à Paris 8 Vincennes dans ces mêmes années. Il a insisté sur un enseignement qui se voulait à la fois exigeant et s’adressant à tous, sans prérequis préétablis, privilégiant la lecture d’œuvres et la discussion sur celles-ci. Michel Ricard, Gérald Grunberg, Jean-Sébastien Dupuis ont évoqué la cohabitation, le deuxième septennat Mitterrand, le départ de la DLL, les années EPBF, le débat public sur le projet qui aboutira à la BnF, débat très violent de la part d’intellectuels dont Jean Gattégno avait été proche dans ses activités antérieures qu’elles soient académiques ou syndicales, sa mise à l’écart en 1992. Michèle Leduc, Patrick Béghain, Marc-Olivier Baruch ont évoqué l’ami, le militant, le voyageur, l’amateur de musique. Benoît Tuleu a rappelé la comparaison de l’histoire de l’homosexualité dans le monde anglo-saxon et en France publiée par Jean Gattégno en 1981 dans la revue Le Débat sous le titre « Du pêcheur au militant ». François Suard, son condisciple à Ulm, a évoqué la conversion à la religion catholique de ce jeune homme, né dans une famille juive.
Toutes ces interventions combinées composaient un beau portrait d’intellectuel en action. D’un intervenant à l’autre on retrouvait les mêmes mots : courage, engagement, pudeur, une vision de l’action publique indissociable de valeurs, égalité des intelligences, partage du savoir, des connaissances, des échanges. Mais ce n’est qu’au fil des anecdotes, en filigrane en quelque sorte, qu’on pouvait retrouver les éléments d’une méthode faite de consultations, d’écoute, de discussions, d’échanges, de synthèses avec des interlocuteurs appartenant à des univers différents. C’est sans doute l’exposé de Patrick Fridenson qui a été le plus précis sur ce sujet. Après avoir rappelé l’esprit non hiérarchique de Jean Gattégno, il a raconté comment il avait mis en œuvre le principe d’« amalgame » entre personnes d’origines syndicales, disciplinaires ou de génération diverses, pour constituer l’équipe avec laquelle il avait animé le SGEN ces années-là, et souligné l’alliance d’une expression radicale et de la recherche constante de l’unité d’action.
Au total, même si on pouvait parfois regretter le côté entre soi des échanges, ces deux jours ont réussi à évoquer avec chaleur l’homme et son action.