Histoire du livre et pouvoirs de l’écrit. Hommage à Henri-Jean Martin (1924-2007)
École nationale des chartes – 17-18 novembre 2017
Organisé dans le cadre des commémorations de l’année 2017, coorganisées par l’École nationale des chartes (ENC), l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’association Bibliopat, avec le soutien de l’Institut universitaire de France et du Labex Transferts, ce colloque international a réuni de nombreux spécialistes à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Henri-Jean Martin. Les deux journées, riches en présentations et en échanges, ont permis, selon les vœux de Michelle Bubenicek (directrice de l’ENC) et d’Yves Alix (directeur de l’Enssib), de rendre hommage à celui que l’on qualifie de fondateur de « l’école française d’histoire du livre ». Rythmées à la fois par des retours sur l’œuvre de Martin et par des perspectives d’avenir issues de ses enseignements, les interventions ont su explorer son héritage dans une dynamique d’ouverture.
Relectures
Certaines interventions se sont concentrées sur la réception des œuvres-phares d’Henri-Jean Martin, non seulement en France, mais aussi en Europe. L’Apparition du livre 1, conçu par Lucien Febvre et rédigé par Henri-Jean Martin, fait figure d’œuvre fondatrice de la nouvelle histoire du livre. L’ouvrage a été traduit progressivement dans les années 1970, en espagnol d’abord, puis en anglais et en italien. Ces deux dernières traductions furent vivement critiquées au moment de leur parution. Publiées dans un contexte d’évolutions et de débats agitant l’Europe en cette période de refonte épistémologique, elles ne firent pas l’unanimité mais marquèrent les esprits. Respectivement évoqués par Lodovica Braida et Raphaële Mouren, Armando Petrucci en Italie et Don McKenzie au Royaume-Uni s’accordent, dans la continuité de l’Apparition, sur le rôle capital de la matérialité du livre pour la compréhension des modalités de réception du texte.
C’est bien dans cette perspective que, quarante ans plus tard, à l’aube du XXIe siècle, Henri-Jean Martin publie La Naissance du livre moderne 2. Considéré aujourd’hui comme un monument, cet ouvrage a entériné le tournant pris par la discipline durant les décennies précédentes, comme l’a rappelé Isabelle Pantin. Le livre, désormais appréhendé comme un objet construit et lu, rassemble informations lisibles et indices visibles. Le livre moderne est à la fois acteur et témoin d’une nouvelle façon de penser, d’écrire et de lire. Comprendre les spécificités du message livresque induit une ouverture du champ de l’histoire du livre à diverses spécialités, depuis la bibliographie matérielle jusqu’à la psychologie cognitive en passant par l’interprétation des textes.
Ces quinze dernières années ont vu se multiplier les échanges entre littéraires, historiens et bibliographes, mais Henri-Jean Martin, dans son ultime publication, relevait un défi encore plus ambitieux : Aux sources de la civilisation européenne 3 surprend son lectorat, pourtant coutumier de l’appétit de l’auteur pour la confrontation des disciplines. Martin y fait dialoguer « la science actuelle et le développement historique des sociétés humaines » (p. 19), convoquant pêle-mêle astrophysique, génétique, anthropologie et des dizaines d’autres domaines. Élaboré dans la perspective d’un projet en trois tomes, cet opus posthume, réduit au premier volume, présente un propos qui n’est pas toujours facile à suivre et laisse à son lecteur un goût d’inachevé : tout en en reconnaissant les limites, Jean-Dominique Mellot a cependant su montrer combien cet ouvrage donnait, encore aujourd’hui, constamment matière à penser.
Fécondité
C’est cette « matière à penser » que travaille une nouvelle génération de spécialistes, approfondissant les sillons tracés par Henri-Jean Martin : Olivier Grellety Bosviel a mis en lumière le parti que l’on pouvait tirer d’une étude de l’édition musicale, souvent effleurée par Martin, tandis qu’Emmanuelle Chapron prolongeait l’enquête menée dans Livre, pouvoirs et société en en déplaçant l’objet et en se concentrant sur les livres scolaires, et que Virginie Cerdeira démontrait l’intérêt d’une étude monographique, prenant en compte les 25 tomes de la série, pour comprendre le rapport du pouvoir politique au Mercure François. Plus provocateur, Jean-Yves Mollier, en rappelant le contexte d’élaboration de l’Histoire de l’édition française, évoquait une figure moins habituelle d’Henri-Jean Martin en historien de l’édition contemporaine, qui compte aujourd’hui de nombreux spécialistes.
Durant sa longue carrière, Henri-Jean Martin a été invité à intervenir dans plusieurs institutions internationales (Newberry, Bodleian, British Library, etc.). La mobilité de celui que l’ensemble des intervenants s’accordent à désigner comme le père de l’histoire du livre en France a également participé à l’évolution de la discipline. Dans les années 1980 et jusqu’à nos jours, l’étude des livres, encore trop souvent cantonnée à l’analyse des textes, s’est développée vers une approche pluridisciplinaire, notamment grâce à l’émergence de la bibliographie matérielle.
L’idée selon laquelle le livre ne peut être étudié sans son artisan ni son lecteur a germé progressivement, faisant naître de nouveaux axes de recherches. Les intervenants ont largement démontré la fécondité des pistes méthodologiques mises en place par Henri-Jean Martin. La lecture elle-même a été décrite et analysée par Paul Saenger, Christian Jacob et Roger Chartier. Étudier les livres induit une compréhension du processus complexe de la lecture, mais aussi de celui de l’écriture et de la communication. La définition même du texte devient problématique, dès lors que les axes de recherche se multiplient. Cette pluridisciplinarité rend possibles des approches particulièrement stimulantes, qu’il s’agisse du rôle de l’image dans les premiers imprimés scientifiques (Sachiko Kusukawa), des réinvestissements de la typographie renaissante au XIXe siècle (Jean-Baptiste Levée) ou de la façon de mettre en livre les textes bibliques, fournis sous forme de livraisons au début de l’époque moderne (Max Engammare). Qu’il s’agisse d’études ponctuelles ou d’approches plus globales, la vitalité de l’« École française d’histoire du livre » n’est plus à démontrer. Tous ces éléments, évoqués par Henri-Jean Martin au fil de son œuvre, passionnent aujourd’hui de nombreux chercheurs qui s’attèlent à perpétuer l’ouverture amorcée il y a un demi-siècle.
Réinvestissements
L’un des apports fondamentaux de ces deux journées réside dans le réinvestissement des ambitions d’Henri-Jean Martin, rendu possible notamment par l’avènement des technologies numériques et d’Internet. Les historiens du livre s’efforcent aujourd’hui de construire des bases de données recensant les sources primaires que sont les ouvrages eux-mêmes. Comme l’ont rappelé Malcolm Walsby et Emmanuelle Chapron, la thèse d’Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle 4, mettait en exergue l’importance de disposer de grandes séries pour établir des statistiques représentatives. Une base en ligne telle que l’USTC (Universal Short Title Catalogue) – qui entend tenir compte des ouvrages conservés, mais aussi des ouvrages dont l’existence est signalée par des archives ou des catalogues – recense environ 350 000 éditions différentes pour le XVIe siècle et rend possible l’élaboration de telles statistiques. Pour la période incunable, la base de données MEI (Material Evidence in Incunabula) – rattachée à l’ISTC (Incunabula Short Title Catalogue) de la British Library et élaborée sous la responsabilité de Cristina Dondi – permet de transformer les indices physiques présents dans les volumes en données historiques, pour mieux comprendre les mouvements des livres. Cette démarche est primordiale dans la mesure où, avant l’avènement d’Internet, le livre était le seul moyen de diffusion des idées et des savoirs.
Les images, les filigranes et les ornements typographiques sont également observés et recensés dans des banques de données. Il existe aujourd’hui plusieurs bases différentes (la base Fleuron de la BCU de Lausanne, la base Môriâne de l’Université de Liège, le projet BaTyR de l’Université de Tours, la base Maguelone de l’IRCL, ou encore la base élaborée à Amsterdam par Paul Dijstelberge), chacune dévolue à une période précise et comportant son propre système de recherche. Comme l’a souligné Silvio Corsini, pionnier en la matière, une harmonisation et une interopérabilité entre ces différentes bases, qui tireraient par exemple parti des données disponibles grâce aux ouvrages numérisés, apporteraient un gain considérable.
Ces bases de données permettent une meilleure appréhension de l’évolution des éditions, facilitée par des recherches multicritères. Il convient cependant de rester prudent, les catalogues et les livres comportant parfois des erreurs, et ces bases reposant sur des présupposés différents. L’observation rigoureuse des ouvrages physiques, préalable indispensable à l’élaboration de bases de données efficaces, est une condition sine qua non pour que se réalise l’un des souhaits formulés par Henri-Jean Martin.
Vitalité
Les enseignements et la démarche novatrice d’Henri-Jean Martin demeurent vivaces dans le monde de la recherche en histoire du livre, comme en ont témoigné les interventions de nombreux jeunes chercheurs et jeunes docteurs. Louis-Gabriel Bonicoli, Jamie Cumby, Charlotte Kempf, Catherine Kikuchi et Alissar Lévy ont ainsi présenté leurs travaux, centrés sur le XVIe siècle, en montrant ce qu’ils devaient aux travaux d’Henri-Jean Martin, dans le cadre d’une table ronde dynamique.
Cette table ronde et les différentes interventions ont permis d’explorer de nombreuses facettes du livre, en particulier à l’époque moderne. Les approches sont multiples et les sujets étudiés balaient un panorama de plus en plus large, depuis les notions de mise en page et de mise en texte, jusqu’à certains aspects spécifiques de l’édition comme les processus et les impacts de la censure étudiés par Nicolas Schapira, l’élaboration et la diffusion des manuels scolaires (E. Chapron), ou encore les spécificités inhérentes aux publications scientifiques (I. Pantin, S. Kusukawa, A. Lévy). Ces études, explorant à la fois les dimensions synchronique et diachronique de la fabrication et de la réception des livres, participent au dynamisme d’un champ de recherche dont l’expansion, appelée de ses vœux par Henri-Jean Martin, est désormais effective.
Conclusion
La contribution primordiale d’Henri-Jean Martin aux évolutions de l’histoire du livre réside dans sa volonté de surmonter les divisions scientifiques qui aboutissaient trop souvent à un morcellement des disciplines. Ceux qui comptent les livres, ceux qui les lisent et ceux qui les fabriquent travaillent désormais de concert avec le même objectif commun : comprendre plus finement le livre, sa matérialité et ses impacts. Comme l’a résumé Roger Chartier, l’œuvre d’Henri-Jean Martin est toujours vivace en raison de la volonté inébranlable de son auteur de construire une histoire par l’ouverture et les échanges avec d’autres savoirs. La curiosité inlassable d’Henri-Jean Martin est sa leçon la plus précieuse.