Fraternité chérie, le rôle des bibliothèques après les attentats de janvier 2015

Journées d’automne de l’ADBGV – 6 octobre 2015, Reims

Sophie Danis

Cette journée d’étude était organisée par l’ADBGV 1 quelques mois après les attentats de janvier 2015 comme une proposition de réflexion « à froid » sur le rôle des bibliothèques au regard de ces événements. Il eût été tout aussi légitime de la placer également sous le signe des émeutes de 2005, non tant pour leur dixième anniversaire « célébré » par la presse, que pour la contigüité des problématiques abordées autour de la division sociale (vs fraternité ?).

Il ne s’agissait pas néanmoins de s’attarder sur les causes profondes, sociétales et autres, de ces événements, car la journée n’y eût pas suffi, quoique l’élucidation du rôle des bibliothèques dans ce contexte, on le verra, ne puisse s’en affranchir. Sous un titre à mi-chemin entre un lyrisme élégiaque et une ironie désenchantée, le programme proposait des interventions de professionnels extérieurs aux bibliothèques, solidement encadrées par une introduction et une conclusion de Jean-Luc Gautier-Gentès, inspecteur général des bibliothèques, et augmentées par des ateliers qui permettaient aux participants, bibliothécaires, d’aborder la réalité du terrain.

D’entrée de jeu, Jean-Luc Gautier-Gentès balisait ce terrain en rappelant les origines de l’antisémitisme et du racisme : relégation sociale, ignorance, crédulité. Dès lors, il s’interrogeait sur la capacité des bibliothèques, « nativement sociales », à remplir leur mission « culturelle », à savoir travailler avec les publics éloignés de la lecture et de la culture, et en particulier les adolescents et les jeunes adultes. En quoi notre action culturelle favorise-t-elle la liberté d’expression et l’esprit critique ? D’où découle une autre question, celle des compétences et des méthodes adéquates pour « faire du social » : l’évolution du métier en ce sens n’abolit nullement la nécessité de coopérer avec d’autres acteurs, comme l’école, au contraire. Enfin, last but not least, comment faire en sorte que ceux qui se sentent hors de la société, acceptent d’y entrer ne serait-ce que par la porte de la bibliothèque, et parviennent à rester eux-même, à traduire leur critique autrement que par la violence ? En d’autres termes, comment les amener au débat contradictoire, pierre angulaire de la démocratie ?

Denis Merklen, sociologue et auteur du fameux Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques 2 ? , confirmait la pertinence de ces interrogations en s’appuyant notamment sur l’ouvrage d’Abd Al Malik paru peu après les attentats, Place de la République, pour une spiritualité laïque 3. Parmi les soixante-dix cas d’agressions contre des bibliothèques étudiés pour ses recherches, aucun n’avait donné lieu à des violences contre les personnes, mais seulement contre des bibliothèques considérées, donc, comme des symboles institutionnels et politiques : entre une population notablement discriminée par l’anti-islamisme, et la bibliothèque, il existe une distance plus grande qu’entre la bibliothèque et le pouvoir. La bibliothèque se veut un espace neutre, tolérant, cosmopolite ? A son corps défendant, elle est du côté de l’autorité, et se retrouve sommée d’être un acteur du politique. Immergée dans les conflits sociaux, elle se doit de tenir un discours plus précis sur l’école, la police, etc., qu’un appel hors sol à la citoyenneté. De surcroît, elle peut aider à réparer l’exclusion de l’écrit, porte d’entrée du travail, des médias et de l’administration, enfin elle peut – doit - accueillir l’expression des cités.

Pour Joëlle Bordet, psychosociologue, auteur de « Oui à une société avec les jeunes des cités 4», la première étape est celle de l’écoute : enseignants comme bibliothécaires doivent dépasser la peur, traiter avec la colère pour les faire accéder au débat. Pas si facile, diront ceux qui ont eu à le faire. C’est pourquoi la coopération entre les différentes professions de « culture pédagogique » est indispensable : éducateurs, animateurs, enseignants, bibliothécaires… J. Bordet insiste sur l’importance de la prise en considération d’un vécu post-colonial et post-ouvrier, d’une culture propre qui s’exprime notamment dans l’humour et la langue, hors des normes académiques voire à travers elles ; mais il faut aussi ouvrir les jeunes des cités à l’altérité, leur permettre de sortir de leurs murs réels et symboliques. Les tramways n’y suffisent pas, d’autant qu’on ne peut considérer tous ces jeunes sans percevoir leur diversité.

Le collectif Aggiornamento, collectif d’enseignants en histoire et géographie, représenté parmi les intervenants par Hayat El Kaaouachi, mène une réflexion sur les pratiques de transmission des savoirs. H. El Kaaouachi note que les collégiens et lycéens sont férus d’histoire, même si l’enseignant évite de flatter les identités de chacun dans le choix des thèmes. Comme dit précédemment, laisser place à la parole individuelle enrichit l’échange. Cependant la discipline est peu considérée, et même dévalorisée dans les cursus scolaires actuels. Des pistes de travail avec les bibliothèques à partir de documents anciens ou d’archives, par exemple, sont évoquées.

L’après-midi, les participants se répartissaient en deux ateliers pour tenter de dégager des perspectives d’action dans les bibliothèques. Comment promouvoir une culture à la fois diverse et commune, inciter à des parcours plus individualisés que l’école ne peut le faire ? Ne faut-il pas engager davantage de moyens vers les quartiers défavorisés ? Comment cibler des publics sans exclure ? Comment rendre compte des tensions sans prendre parti ? Il semblait en tout cas que l’action culturelle répondait mieux à ces questions que la politique documentaire, politique qu’on ne devait pas non plus manquer de réinterroger. Le constat d’échec, relatif ou non, des dispositifs expérimentés pour élargir le public conduisait là encore aux partenariats interprofessionnels, mais aussi à la nécessité de repenser la formation du personnel des bibliothèques, en particulier du côté de l’analyse des publics : les statistiques doivent être nourries de connaissances en psychologie sociale et en sociologie. Professionnels qui sont souvent à la frontière entre deux mondes, les bibliothécaires devraient faire l’objet d’un recrutement plus diversifié, peu favorisé par les concours. Les médiateurs extérieurs à une équipe ne sont pas la solution, c’est l’équipe elle-même qui doit investir les champs sociaux, dialoguer avec la culture des jeunes, connaître les familles. La connaissance de l’environnement, la porosité même, est déterminante, de même que l’implication de la collectivité pour rendre visible l’action des bibliothèques, lesquelles doivent elles aussi sortir de leurs murs.

Partager les expériences est indispensable, et il conviendrait d’élargir le programme de « la bibliothèque dans la cité » de la Bpi, peut-être à travers une étude nationale. La bibliothèque, comme on le sait, ne règne plus par elle-même, sa nouvelle existence est celle d’un outil de type « couteau suisse » : quels sont les accessoires à utiliser, à ajouter ?

En conclusion, Jean-Luc Gautier-Gentès gratifiait l’assistance perplexe d’une vigoureuse synthèse des interventions ; il rappelait au passage que l’idée d’éducation populaire restait actuelle, pointait la quasi-absence de l’environnement numérique dans la journée, enfin le constat d’une grande inégalité subsistant sur le territoire national en matière de lecture publique l’amenait à annoncer la publication d’une prochaine étude de l’Inspection générale des bibliothèques, intitulée : Les besoins en équipements de lecture publique sur l’ensemble du territoire.

Rédigeant ce compte rendu ce samedi 14 novembre, on peut ajouter que la fraternité, comme la liberté et comme l’égalité, sont plus que jamais à graver dans les objectifs de nos bibliothèques.