Faire vivre la documentation régionale
Rencontres Henri-Jean Martin – 13 octobre 2014
Imaginer, rendre vivant, fabriquer le local
La deuxième journée des Rencontres Henri-Jean Martin a été ponctuée par deux tables rondes : une première centrée autour de la question de l’héritage et de la mémoire locale, la deuxième autour du périmètre des fonds locaux, tant territorial que documentaire. À travers le récit d’expériences particulières, mises en lumière par Thierry Ermakoff (Enssib) et André-Pierre Syren (directeur des bibliothèques-médiathèques de Metz), il a beaucoup été question de l’invisibilité du patrimoine local, avant tout documentaire, et dont il existe autant de définitions que de territoires.
Valorisation d’un héritage
et construction d’une mémoire locale
Thierry Ermakoff introduit la première session en s’interrogeant sur le périmètre des fonds locaux en lien avec la réforme territoriale des régions. La difficulté politique à circonscrire historiquement ou administrativement les limites d’un territoire se retrouve dans la difficulté à définir les frontières du fonds local et ainsi à construire une mémoire locale facilement appropriable par la population.
Benjamin Assié (directeur du Cirdoc) présente tout d’abord la médiathèque numérique Occitanica, entièrement dédiée à la langue et la civilisation occitanes. Ce portail a permis de résoudre la problématique territoriale de l’occitan qui recouvre une aire géographique très vaste (trois pays d’Europe et dix régions administratives) en permettant la création de catalogues collectifs, de corpus numériques ou encore l’inventaire interrégional des fonds. À l’origine de ce portail se situe le Centre international de documentation occitane créé en 1975 autour du défi de rendre vivante la culture occitane, à l’origine érudite et savante. En effet, l’occitan est aujourd’hui le reflet de cultures actuelles (magazines, hip-hop, presse d’information, etc.) ou de revendications sociales et ne doit donc pas, comme le sont toutes les langues de France, être envisagé essentiellement sous l’angle patrimonial. Malgré une institutionnalisation progressive de la bibliothèque (création de l’établissement public Cirdoc en 1998, signature d’une convention de pôle associé en 2006), la structure reste aujourd’hui encore une bibliothèque d’initiative populaire, militante et associative.
Puis Sophie Bernillon, responsable de la bibliothèque, encore assez méconnue en France, du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), nous fait voyager de Paris à Marseille, suivant le trajet emprunté par les collections de l’ancien musée parisien des Arts et Traditions populaires (crée en 1937 par Georges Henri Rivière) pour intégrer le nouveau MuCEM marseillais, inauguré en 2014. Ce récit met en lumière des questions essentielles dans la gestion du local : quel est le territoire pris en compte (les chercheurs se sont opposés au déménagement du musée spécialisé en ethnologie, ne voyant pas le lien des collections avec la Méditerranée) ? Quelle est la visibilité du fonds ou sa pertinence pour la population ? Sophie Bernillon clôt ainsi son intervention en rappelant le difficile positionnement d’une bibliothèque de musée et en s’interrogeant sur l’utilité de recréer une bibliothèque autour de la méditerranée, alors que d’autres existent déjà.
Enfin, Nicolas Stoskopf, directeur adjoint du Centre de recherche sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (CRESAT) de Mulhouse présente le pôle documentaire de La Fonderie, entité originale et hybride qui rassemble plusieurs structures n’ayant pas forcément vocation à travailler ensemble : bibliothèque, archives départementales, comité patronal et université. Créée en 1826 sous l’impulsion d’industriels protestants désireux de fonder une bibliothèque à dominante scientifique et technique, la structure propose aujourd’hui des outils de recherche aux chercheurs. Cependant, la bibliothèque manque de moyens et rencontre peu d’écho à Mulhouse.
Ces trois interventions n’ont pas tant porté sur la question du local que sur celle de « sauvegarder ce qui meurt », comme le résume Thierry Ermakoff. Le patrimoine local est considéré comme évident, parce qu’il est porteur d’une mémoire locale, mais il reste néanmoins invisible. Il doit donc nécessairement être valorisé, et ce, malgré le manque de moyens souvent souligné. Enfin, il faut s’éloigner de l’image de la bibliothèque, temple de ce que l’on met sous cloche ou de ressources pour les chercheurs, afin de transmettre un patrimoine vivant.
La bibliothèque localement universelle
Rendre la bibliothèque localement universelle, c’est bien, pour André-Pierre Syren, répondre à ces impératifs de valorisation, d’appropriation par le plus grand nombre et de multiplicité des accès aux collections. Comparé à la « bulle de la Belle au Bois Dormant dans un monde mouvant », le fonds local, sous-fonds des fonds patrimoniaux, doit s’affranchir de la technicité de l’approche patrimoniale, qui fige dans l’archive le « fait local » et empêche par là même son appropriation. André-Pierre Syren prône ainsi un changement dans l’approche du métier de bibliothécaire axé autour de l’écrit pour s’insérer dans le web, monde d’images. Trois orientations sont mises en avant : axer les actions sur les gens plus que sur les collections, les médiatiser, faire de la mise en réseau, car « montrer que l’on est vivant permet de montrer que l’on ne s’occupe pas que des choses mortes ».
Anne Meyer (responsable de la documentation régionale à la BM de Lyon) présente les nouveaux services ayant permis d’attirer vers le fonds local un public proche de celui des bibliothèques de quartier. Elle explique ainsi les étapes par lesquelles la documentation régionale, auparavant « clone régional du fonds ancien », s’est orientée vers de nouveaux usages. En 2000, la salle s’ouvre au tourisme et le prêt des documents est mis en place. En 2004, une seconde étape est franchie avec une évolution vers la production de contenus : « Points d’actu » puis « Points d’actu du 19e siècle », « Balade urbaine à deux voix », participation au groupe de travail Unesco. La documentation régionale « sert ainsi à documenter la ville ». Les efforts se tournent actuellement vers un travail de mise en réseau : travail sur le territoire avec la population et le monde associatif, collecte de mémoire. Ces partenariats sont nécessaires, explique Anne Meyer, pour créer un effet réseau et susciter ainsi un enrichissement du fonds par le biais de dépôt de travaux de recherche par exemple.
Les deux interventions suivantes, qualifiées « d’initiatives rebelles » par André-Pierre Syren, sont plus l’illustration d’une réinvention du métier que de la thématique régionale. Mireille Vincent (Carré d’art bibliothèques de Nîmes) présente tout d’abord un fonds original dans sa gestion et sa constitution puisqu’il s’agit d’un fonds local de musique actuelle (vinyles, CD, borne de téléchargement), qui s’est créé suite à la découverte fortuite d’un carton contenant une centaine de CD étiquetés « Fonds local ». Nommé « Les sons d’ici », il est traité avec un double objectif de conservation et de diffusion. Pour l’alimenter, Mireille Vincent effectue une veille constante sur la scène locale et fait le tour de tous les concerts pour récolter les enregistrements.
Enfin, Laure Théaudain (chargée de numérisation à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges) présente la bibliothèque numérique et le mode d’intégration des nouveaux documents. Le lien de l’intervention avec la thématique de la journée est ténu. Elle montre néanmoins l’indispensable réactivité dont on doit faire preuve pour exister sur le web : faire connaître nos actions, favoriser la dissémination des images numérisées par les internautes.
Pour conclure, André-Pierre Syren insiste sur la nécessité permanente d’innover dans notre façon de gérer un fonds local, dont le défi se situe à l’extérieur de la bibliothèque. En devenant acteurs de la vie publique, on fait en sorte que le fonds local ne soit plus « la cave de nos bibliothèques, mais la vitrine ».
Ce que l’on retiendra de cette journée, c’est donc la nécessité de s’affranchir de l’approche patrimoniale pour faire vivre le fonds local sur le territoire, en lien avec la population. Ces témoignages ont également permis de mettre en avant la diversité des regards que chaque institution porte sur son territoire, sur ce qu’elle valorise en tant que local et sur la façon dont elle fabrique son patrimoine. À l’issue de cette journée, et malgré la qualité des interventions et de la modération, on regrettera simplement la trop grande place accordée aux exposés magistraux, au détriment, peut-être, des échanges avec la salle.