Enquête sur un métier : redonner un visage aux premières bibliothécaires jeunesse en France, quelles sources et archives ?
Table ronde du mercredi 5 juin 2024 à la médiathèque Françoise Sagan, à Paris
Introduction, par Hélène Valotteau
- Hélène Valotteau, conservatrice en charge du fonds patrimonial Heure Joyeuse et commissaire de l’exposition
Cette rencontre professionnelle est le préambule d’un cycle organisé à l’occasion de la commémoration du centenaire de la bibliothèque de l’Heure Joyeuse, première bibliothèque française dédiée uniquement au public jeunesse ouverte par la Ville de Paris en 1924.
L’ouverture officielle du cycle est fixée au 12 novembre 2024 avec le vernissage d’une exposition, « À quoi bon lire ? L’Heure Joyeuse, la première bibliothèque française pour enfants, fête ses 100 ans », conçue d’une part avec le fonds d’archives Heure Joyeuse et d’autre part avec une création originale de Gérard Lo Monaco et Serge Bloch.
Dès le mois de juin, des collections numérisées du fonds patrimonial (travaux d’enfants, sources et objets) ont commencé à être mises en ligne sur le portail des bibliothèques patrimoniales de la Ville de Paris 1
À propos de l’exposition « À quoi bon lire ? » et des collections numérisées du fonds patrimonial, voir : https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/collections-numerisees/recemment-numerise/original-de-la-semaine-fiche-heure-du-conte?locale=fr
Les invités de la table ronde ont tour à tour décrit la démarche suivie et les ressources consultées pour mettre au jour les parcours professionnels ensevelis, oubliés, invisibilisés de ces pionnières.

Figure 1. Ex-libris de l’Heure Joyeuse, dessiné par l’Américaine Helen Stowe Penrose, réadapté pour le centenaire par Sandrine Granon
Rappel du contexte de la création de la bibliothèque, par Viviane Ezratty
- Viviane Ezratty, co-commissaire de l’exposition
Avant la Première Guerre mondiale, il y avait majoritairement des bibliothèques dites savantes ou d’étude et des bibliothèques populaires qualifiées de « cimetières de livres ». Elles étaient aux antipodes du modèle actuel, il faut imaginer des linéaires de rayonnages de livres recouverts de toile foncée en accès indirect précieusement gardés et communiqués par des agents en uniforme.
Concernant spécifiquement le prêt de livres pour enfants, une circulaire de 1860 avait ordonné la dotation d’armoires contenant 100 livres dans toutes les écoles de la République confiées aux enseignants ; ensuite peu de moyens ont été accordés par l’éducation nationale pour les renouveler. Coexistaient alors des bibliothèques dans les paroisses, dans les maisons de jeunes, des cabinets de lecture. À cette période, on peut noter l’émergence d’un courant moderniste chez des professionnels de bibliothèque, tel Eugène Morel 2
Olivier Jacquot, « Eugène Morel et la réorganisation des bibliothèques », Carnet de recherche de la Bibliothèque nationale de France, 12 octobre 2022, mis à jour 29 août 2024. En ligne : https://bnf.hypotheses.org/17825
La Première Guerre mondiale fut un frein à cet élan novateur, c’est en 1918, grâce à l’action philanthropique de deux comités américains 3
Viviane Ezratty et Hélène Valotteau, « La création de l’Heure Joyeuse et la généralisation d’une belle utopie », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2012, no 1, p. 45-49. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2012-01-0045-008
La bibliothèque l’Heure Joyeuse, inaugurée le 12 novembre 1924, et créée par la fondation Book Committee on Libraries, dans le cadre de l’aide américaine à la reconstruction après la guerre de 14-18, fut l’objet d’une expérimentation sans précédent.
Les États-Unis étaient alors les pionniers des bibliothèques publiques pour la jeunesse et il s’agissait, dans l’esprit des fondateurs, de proposer un modèle qui se diffuserait partout en France. Le projet est d’ailleurs soutenu à l’époque par le bibliothécaire et pionnier de la lecture publique en France, Eugène Morel, qui préconise depuis les années 1910 de s’inspirer des États-Unis, et reçoit l’assentiment de la Ville de Paris. Le but de cette bibliothèque est d’initier les enfants à la lecture sans distinction de genre ou de classe tout en favorisant leur autonomie.
L’Heure Joyeuse adopte d’ailleurs, à son ouverture, le fonctionnement déjà en usage dans les pays anglo-saxons avec l’accès direct aux rayonnages, l’adoption de la classification Dewey et la mise à disposition des catalogues. Eugène Morel prononcera, lors de son discours inaugural, un véritable éloge du modèle américain et placera la bibliothèque comme institution formatrice des futurs citoyens, destinée à un public plus large. La bibliothèque, gratuite, autorisait la lecture sur place et le prêt à domicile pour tous les enfants de 5 à 17 ans.
En 1925, la Ville de Paris reprend l’Heure Joyeuse à sa charge, tandis que de nouvelles bibliothèques jeunesse naissent ailleurs en France.
La démarche d’Isabelle Antonutti
- Isabelle Antonutti, conservatrice honoraire (Université Paris Nanterre) et chercheuse associée du laboratoire du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)
La réalisation de son ouvrage 4
Isabelle Antonutti, Bâtisseuses de la lecture publique : une histoire des premières bibliothécaires, 1900-1950, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2024 (collection Papiers). Recension de l’ouvrage par André-Pierre Syren sur le site du Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 27 février 2024 : https://bbf.enssib.fr/critiques/batisseuses-de-la-lecture-publique_71871
À l’exception d’une dizaine de noms, le rôle des premières femmes bibliothécaires a été oublié, minimisé dans le recensement de l’histoire des bibliothèques, principalement dirigées par des hommes.
Pour dessiner le portrait de ces femmes, il était nécessaire de suivre une méthode scientifique, et ensuite de croiser les informations recueillies. Cette démarche s’opère en trois temps.
Identifier les femmes professionnelles
Les sources d’identification sont le Journal officiel de la République française aux Archives nationales – dans lequel on trouve les arrêtés de nomination, les listes de stagiaires – et les archives de l’enseignement supérieur (Calame BNF), avec un critère temporel, dans ce cas les femmes nées avant 1920. Ces recherches ont permis de recenser près de 200 noms de femmes conservatrices ou bibliothécaires.
Retracer leur parcours
Une fois les noms retenus, les archives des écoles – dont celle qui fut un lieu de formation essentiel, l’école des bibliothécaires de la rue de l’Élysée (conservées à l’Institut catholique) – contiennent une source de première main : les fiches d’inscription. Elles contiennent des éléments d’état civil, adresse, santé, livres lus, scolarité, voyage, expérience, pratique des langues. Par exemple, cette annotation trouvée sur la fiche d’école de Claire Huchet, première directrice de l’Heure Joyeuse : « Née pour être bibliothécaire. »
En parallèle, on peut citer les dossiers de carrière des archives des personnels des bibliothèques. Dans les archives, un élément essentiel : l’iconographie (photos de classe des élèves bibliothécaires, de réunions professionnelles, d’événements en bibliothèque), et aussi les écrits de bibliothécaires de type correspondances de restitution des voyages ou récits de la vie professionnelle ; ceux-ci fournissent des anecdotes savoureuses. Par exemple, Suzanne Dobelmann-Kravchenk 5
Créatrice de l’Heure Joyeuse de Toulouse ; lire à ce sujet : Caroline Rives, « 1940-1990. Livres, enfants, bibliothèques : Toulouse à l’Heure joyeuse », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1992, no 2, p. 104-105. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1992-02-0104-008
Dans cette phase du travail, face à la somme d’informations disponibles, « il est nécessaire de ne pas se laisser embarquer dans les méandres et les égarements inévitables de cet exercice ».
Comprendre et restituer
Pour contextualiser l’histoire de l’évolution de la carrière des femmes bibliothécaires, la somme des documents recueillis doit être confrontée à l’histoire, l’actualité, la presse, aux monographies, aux mémoires des professionnelles, aux ouvrages des historien·nes. Isabelle Antonutti a veillé à ne pas comparer ou juger les conventions de genre de l’époque d’entre-deux guerres à celle du XXIe siècle.
L’ouvrage retrace le parcours de 64 femmes dont certaines n’avaient même jamais fait l’objet d’une notice biographique, parmi elles figure une ancienne stagiaire de l’Heure Joyeuse.
L’exemple de Jacqueline Dreyfus-Weill (1908-1943)
Jacqueline Dreyfus-Weill 6
Sur Jacqueline Dreyfus-Weill, voir le livret biographique réalisé pour le centenaire de la bibliothèque Fessart (Ville de Paris) en 2022 : https://cdn.paris.fr/paris/2022/10/14/b91098232a8a4c232b0d65a6d77116fe.pdf
Les sources pour reconstituer son parcours professionnel, par Laura Vallet
- Laura Vallet, directrice adjointe de la bibliothèque Jacqueline Dreyfus-Weill
Fin 2021, alors que se prépare un cycle d’événements pour célébrer le centenaire de la bibliothèque municipale Fessart 7
Histoire de la bibliothèque Fessart, livret du centenaire en 2022 mis en ligne par Martin Cazenave : https://storymaps.arcgis.com/stories/cda584ea9b12485cbeb8d890b06153dd
À partir de ces informations, il a fallu compulser plusieurs sources pour relater sa carrière.
- Les archives de la bibliothèque versées en 2013 aux Archives de Paris. C’est en explorant les nombreuses boîtes de ce fonds qu’ont été retrouvés des éléments de son activité de bibliothécaire jeunesse formée à l’Heure Joyeuse et très imprégnée des méthodes de l’éducation nouvelle et du courant pacifiste post-Première Guerre mondiale.
- Un dessin original et la lettre de Jean de Brunhoff (1899-1937) en remerciement aux jeunes lecteurs. Jacqueline lui avait fait parvenir les travaux réalisés par les enfants de la bibliothèque sur le thème de Babar. Touché par ces œuvres, il déclare son émotion à la réception des dessins, poèmes et chansons soigneusement emballés, et informe de sa venue le jeudi suivant à Fessart pour les rencontrer. Le courrier est daté de mars 1935.
- Une exposition « Poupées du monde » datée de décembre 1935, réalisée avec les dessins et poèmes des enfants de la bibliothèque. On y trouve également un catalogue d’exposition recensant le titre des œuvres, les nom, prénom et âge des enfants, les cartes des pays dessinées à la main et des photos des poupées.
Dans d’autres boîtes, des éléments administratifs ont permis de dater exactement la durée de son contrat à la bibliothèque (rapport d’activité, doublons de feuilles de paie).
- Les archives du personnel de la bibliothèque Sainte-Geneviève où une plaque commémorative de sa disparition en déportation est apposée. Le dossier administratif révèle, par des courriers, la protection du conservateur qui a maintenu son contrat en dépit du statut des juifs leur interdisant l’accès à la fonction publique entre 1939 et juin 1940. Elle fut ensuite licenciée.
- Les archives de la bibliothèque Forney. Le CV de Jacqueline et sa lettre de candidature aux cours de la ville de Paris avec les détails de sa formation.
- Les archives de la famille Dreyfus-Weill : photos des enfants devant la bibliothèque Fessart, portraits de Jacqueline et de son mari, les mémoires de sa fille Dominique. Il a paru essentiel de mettre en valeur cette bibliothécaire « oubliée » au sein de l’établissement : plusieurs panneaux de l’exposition du centenaire lui ont été consacrés ; un livret retraçant son parcours a été publié et diffusé en ligne sur le portail des bibliothèques ; une conférence a été présentée sur les deux pionnières de la bibliothèque : Jessie Carson et Jacqueline Dreyfus-Weill.
L’éclairage donné par l’équipe de la bibliothèque à cette femme bibliothécaire au destin singulier lors du cycle de l’anniversaire a abouti à ce que la bibliothèque prenne son nom en 2023 sur décision du Conseil de Paris.
L’histoire familiale et subjective, par Guillaume Dreyfus-Weill
- Guillaume Dreyfus-Weill, documentariste et petit-neveu de Jacqueline Dreyfus-Weill
Les recherches faites à la bibliothèque en 2021 et le numéro spécial des Cahiers de littérature orale basée sur les fiches du fonds patrimonial Heure Joyeuse ont révélé son profil de bibliothécaire spécialisée en littérature jeunesse. La famille connaissait le métier de Jacqueline Dreyfus-Weill mais le récit de son histoire était principalement focalisé sur sa déportation à Auschwitz. Son activité de bibliothécaire était mentionnée en tant que contractuelle à la bibliothèque Sainte-Geneviève entre 1939 et 1942 bien qu’il existât des liens avec l’Heure Joyeuse : des livres pour enfants présents à son domicile, et surtout le fait que d’autres membres de la famille avaient contribué à la création de l’Heure Joyeuse de Versailles. Les recherches de la famille avaient été menées à partir du témoignage de sa sœur Marianne Dreyfus recueilli à l’occasion de la réalisation d’un film documentaire Juifs d’appellation non contrôlée 8
Juifs d’appellation non contrôlée, documentaire écrit et réalisé par Pierre Alphandéry, Guillaume Dreyfus, Sophie Dreyfus, Sylvie Dreyfus-Alphandéry, 2009, 118 minutes.
https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/26946_0
C’est pourquoi quand Michel et Guillaume Dreyfus envisagent de réaliser une biographie de Jacqueline, c’est avec le regret de ne posséder pratiquement pas d’archives familiales ni d’autres témoignages que celui de sa sœur. Le silence s’était fait sur cette histoire qu’il fallait reconstituer puisque les seules personnes qui auraient pu témoigner avaient disparu sans être interrogées, comme dans beaucoup de familles juives (cf. Les disparus de Daniel Mendelsohn, Albin Michel, 2006). Sa fille Dominique suivra cette enquête sur les traces de sa mère et aura connaissance de l’exposition en cours de réalisation à Fessart qu’elle ne pourra pas visiter avant son décès à l’automne 2022, toute sa vie elle n’avait pas eu la force de dépasser la peur et la douleur. Des éléments vont peu à peu apparaître au fil de leurs recherches.
- Dans les archives de la police de Paris : il y a une mention de l’arrestation, le 16 mai 1942, avec ses amies Marie-Élisa Nordmann 9Xet France Bloch Serazin 10
Sur Marie-Élisa Nordmann, voir l’ouvrage écrit par sa fille Isabelle Cohen, Revenir Raconter, Paris, Verdier, 2024.
X, lors de la rafle de 70 résistants d’un réseau communiste dont Raymond Losserand. Cette arrestation a été suivie de la saisie de brochures communistes et de correspondances avec ses amies à son domicile.Sur France Bloch Sérazin, voir : Alain Quella-Villéger, France Bloch-Sérazin. Une femme en résistance (1913-1943), préface de Marie-José Chombart de Lauwe, par éditions des Femmes, 2019.
- Dans les archives des familles des amies résistantes : photos d’une réunion amicale peu de temps avant l’arrestation en avril 1942 ; correspondances qui permettent de dater le lien entre les familles Bloch-Herzog et Dreyfus au début du XXe siècle à Elbeuf ; un portrait de Jacqueline écrit en 1951 par Marie-Élisa Nordmann dans l’Union des femmes française, une revue communiste ; les sources de l’amitié entre Jacqueline et Marianne Bloch (la sœur de France-Bloch Serazin) pendant leurs études à la Sorbonne.
- Dans les archives professionnelles de l’Heure Joyeuse : journal de la création d’une bibliothèque à Ménilmontant dans une cité ouvrière, en 1928, et récit de la vie quotidienne d’une bibliothécaire d’à peine 20 ans, tout juste sortie des études dans ce quartier populaire ; souhait de créer une bibliothèque jeunesse à Périgueux en 1931 dans le journal de Claire Huchet ; mention dans les fiches de lecture qui vont servir de base à Beaux-livres, belles histoires ; courriers échangés avec Marguerite Gruny, notamment lors de son emprisonnement où elle demande que soient envoyés des caisses de livres pour monter une bibliothèque pour apporter un peu de joie dans ce lieu de détention.
Il leur faut se résoudre à écrire la biographie de Jacqueline à l’aide de ces différentes sources, avec leurs lacunes, des interrogations, des éléments définitivement perdus sur lesquels il faudra faire des hypothèses et accepter qu’une part de mystère demeure.
Les archives du fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse, par Viviane Ezratty 11X
Sur le fonds patrimonial et les archives, voir l’article de Viviane Ezratty, « Les fonds d’archives du Fonds patrimonial Heure Joyeuse de la médiathèque Françoise Sagan : une histoire “humaine” », Strenæ [revue de recherche sur les livres et objets culturels de la jeunesse], 2016, no 1. En ligne :
Sur le fonds patrimonial et les archives, voir l’article de Viviane Ezratty, « Les fonds d’archives du Fonds patrimonial Heure Joyeuse de la médiathèque Françoise Sagan : une histoire “humaine” », Strenæ [revue de recherche sur les livres et objets culturels de la jeunesse], 2016, no 1. En ligne :
- Viviane Ezratty, conservatrice générale des bibliothèques de la Ville de Paris, ancienne directrice de la médiathèque Françoise Sagan après avoir dirigé la bibliothèque l’Heure Joyeuse. Collabore régulièrement à des revues et ouvrages professionnels.
En introduction, écoute d’une archive sonore : extrait de l’enregistrement du récit de Marguerite Gruny de son recrutement par Claire Huchet alors qu’elle avait 19 ans, déjà fortement consciente et engagée de l’importance de la transmission du métier de bibliothécaire jeunesse.
À l’origine, trois premières bibliothécaires :
- Claire Huchet, première directrice en 1924 jusqu’en 1929, date à laquelle elle rejoint les États-Unis ou elle poursuivra son activité de bibliothécaire et conteuse ;
- Marguerite Gruny, qui y travailla de 1923 jusqu’à sa retraite en 1968 ;
- Mathilde Leriche, bibliothécaire de 1924 à 1965.

Figure 2. Les trois pionnières de l’Heure Joyeuse, de gauche à droite : Marguerite Gruny, Claire Huchet, Mathilde Leriche. Positif d’une plaque de verre, 1925. Archives, fonds patrimonial Heure Joyeuse, médiathèque Françoise Sagan, Ville de Paris.
Elles, ainsi que tous les professionnels de la bibliothèque qui se succédèrent, possédaient une grande conscience de l’importance de l’aventure que représentait la création des bibliothèques jeunesse. Cependant, comme cela arrive souvent, elles exerçaient leur métier au quotidien sans avoir le temps de réellement procéder à l’archivage des dossiers et documents. En 1986, ce fonds était contenu dans deux cartons, une somme de documents qu’il a fallu classer et identifier.
Parmi le contenu de ces archives figurent, entre autres, des correspondances, des rapports annuels faisant état des chiffres de fréquentations, des retranscriptions de conférences, de nombreuses photographies, ou des comptes rendus de réunions de lecteurs, ces archives ont été complétés par le don de Guy Baudin, chef du bureau des bibliothèques, de dossiers administratifs qui font état des relations parfois tendues avec le bureau des bibliothèques, s’y ajoutent les dons d’archives privés telles que celles du mari de Jacqueline Dreyfus-Weill, les archives professionnelles des bibliothécaires (cours, fichier de lecture, cahiers), seuls les registres d’inventaire ont disparu.
L’intérêt à titre rétrospectif des archives
Viviane Ezratty prend ses fonctions de responsable en 1986. Marguerite Gruny, qui connaissait l’existence des dossiers conservés à l’Heure Joyeuse pendant son activité, n’avait jamais trouvé le temps nécessaire pour y apporter un classement scientifique. Déjà retraitée et parce qu’elle vivait à proximité, elle se porte volontaire pour réaliser cette tâche. Les commentaires de Marguerite sont précieux à Viviane Ezratty pour mieux appréhender les origines de l’établissement et le contexte historique, social et culturel dans lequel s’invente la carrière de ces jeunes femmes en termes de pédagogie et de bibliothéconomie.
Avec l’équipe de l’établissement, dont Françoise Lévêque, alors responsable du fonds patrimonial, ces documents ont permis de réaliser une première exposition, « Livre mon ami » 12
« Livre, mon ami : lectures enfantines, 1914-1954 », exposition présentée à Paris, à la bibliothèque Forney du 10 septembre au 19 octobre 1991 et à la mairie du 5e arrondissement du 19 novembre au 22 décembre 1991. Catalogue d’exposition réalisé par Annie Renonciat avec Viviane Ezratty et Françoise Lévêque. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65652076.texteImage
Mairie de Paris et Direction des affaires culturelles, L’Heure Joyeuse, 70 ans de jeunesse : 1924-1994, témoignages réunis par Viviane Ezratty, Françoise Lévèque et Françoise Ténier, 1994, Paris, L’Heure Joyeuse (prochainement numérisé).
Martine Poulain cite dans son ouvrage Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l’Occupation 14
Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, par Martine Poullain, Paris, Gallimard, 2008 (coll. NRF Essais).
Cette histoire se continue aujourd’hui à l’aube du centenaire : bibliothécaires, auteurs, éditeurs et lecteurs seront mis à contribution dans la prochaine exposition qui a l’ambition d’être vivante et de restituer la belle énergie de ses créatrices.
Les fiches de l’heure du conte décryptées par des chercheurs en littérature orale, par Marie-Christine Vinson et Jean-Marie Privat
- Marie-Christine Vinson, maîtresse de conférences émérite, et Jean-Marie Privat, professeur des universités émérite en littérature et langue française de l’Université de Metz-Lorraine 15X
Nicole Belmont, Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson (dir.), L’heure du conte, Paris, Presses de l’Inalco, 2019 (coll. Cahiers de littérature orale, n° 86).
Quand l’occasion fait la recherche
À l’écoute d’une émission de France Culture, La Fabrique de l’histoire 16
Émission La Fabrique de l’histoire, France Culture, 15 mars 2015, sur la création des bibliothèques jeunesse avec Viviane Ezratty et Hélène Valotteau :
Les documents de travail : le corpus des fiches
À partir de la pratique de l’heure du conte inspirée des storys hours anglo-saxonnes, dire ou lire à haute voix, les bibliothécaires de l’Heure Joyeuse ont tenu des cahiers et rempli des fiches ou notes de terrain sur cet exercice très particulier, c’était une forme d’auto-formation basé sur les observations et évaluations des participantes elles-mêmes parfois d’une extrême exigence. Ces fiches étaient rédigées à l’usage interne pour les professionnelles et les stagiaires, et se présentaient sous la forme de fichiers en bois, de fiches manuscrites puis dactylographiées descriptives et évaluatives des performances des conteuses, datées, reprenant le nombre d’enfants dans l’auditoire, leur sexe, le titre de l’histoire, un résumé du récit, les réactions des enfants.
L’invention d’une pratique culturelle
L’existence de ce corpus informe sur la formation intellectuelle des bibliothécaires et sur leur engagement dans des mouvements modernistes de l’éducation, avant-gardistes, qui reflète un mode de travail collectif, joyeux et sérieux à la fois. Ce sont des militantes, féministes. C’est une source d’information sur le statut de ces femmes, le rôle des enfants et des enjeux culturels de l’oralisation littéraire.
Note du cahier de bord de Claire Huchet (1924-1925) : « Cette année notre travail a consisté davantage à apprivoiser les enfants et à les acclimater […] l’heure du conte nous aidera à faire de la bibliothèque, non pas une machine administrative mais une manifestation de la vie. »
C’est le début d’une utopie culturelle, la marque de la fin d’un modèle éducatif ancien moraliste et patriotique qui cède la place à une pédagogie humaniste et émancipatrice. L’enfant est pris en compte comme un individu à part entière dans une communauté d’échange dans laquelle l’attention à soi et aux autres est primordiale. On s’adresse à lui au travers de récits à portée universaliste, avec le culte du beau texte, la notion de développement de l’imaginaire est essentielle à cette pratique.
Les indices d’un bon contage sont reportés dans les fiches, c’est là l’intérêt du retour d’expérience : quête de la qualité de l’écoute, retentissement des récits dans le regard des auditeurs. Inversement sont notés également les obstacles au bon déroulement d’une séance : bruits, enfants turbulents, mauvaise installation dans l’espace, retard à la séance, mauvaise préparation de la conteuse 17
Article sur le travail de Jacqueline Dreyfus-Weill (fiches et notes de lecture) : Micheline Lebarbier, « Jacqueline Dreyfus, bibliothécaire et conteuse », Cahiers de littérature orale, 2019, no 86, p. 141-171. En ligne : https://journals.openedition.org/clo/8098
Les résistances
Les phénomènes d’acculturation à la modernité : la mixité genrée qui n’existait pas à l’époque à l’école ou à la paroisse, les différentes classes sociales réunies notamment à l’Heure Joyeuse (Quartier latin : lettré et populaire), contraire au modèle de l’époque « sage comme une image » qui favorise l’intériorité des émotions.
Cette pratique de médiation culturelle, l’heure du conte, est le symbole d’un nouveau style de relations humaines sous le signe de la jeunesse, celle du public, celle de l’institution, celle des bibliothécaires, une genèse d’un nouveau monde à construire dans l’après-guerre.
La table ronde s’est clôturée avec un extrait d’un enregistrement de Mathilde Leriche, (document de l’association de La Joie par les livres / Pierre Guérin).