Bâtisseuses de la lecture publique
Une histoire des premières bibliothécaires, 1900-1950
Bâtisseuses de la lecture publique
Une histoire des premières bibliothécaires, 1900-1950
Presses de l’Enssib, 2024
Collection « Papiers »
ISBN 978-2-37546-181-5
Les bibliothécaires ont-elles une histoire ?
Les bibliothèques n’ont pas de genre.
Bien sûr, le nom, en français, en possède un, mais l’essence même de la bibliothèque est abstraite, à l’instar de son parèdre masculin, le livre ; tout au plus les bibliothèques ont-elles un corps, dont nombre de publications vantent les beautés plastiques. Mais les bibliothécaires, qui sont-ce ?
En publiant Figures de bibliothécaires en 2020, également aux Presses de l’École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib), Isabelle Antonutti et son équipe proposaient une approche originale rendant visible une centaine de personnalités, dont une cinquième féminine, ayant marqué l’évolution des bibliothèques en France, depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe. Le présent ouvrage porte sur une période raccourcie, puisque les premières mentionnées commencent leur activité à l’aube du siècle dernier ; le sous-titre donne comme terme 1950, qu’il faut comprendre comme limite de date d’entrée dans le métier car plusieurs personnes ont exercé jusque dans les années 1970, voire 1980. Pour la cohérence de l’exposé, la plupart des femmes citées dans le premier ouvrage se retrouvent dans ce deuxième, elles y sont rejointes par une quarantaine d’autres professionnelles pourvues d’une notice (avec entrées au patronyme des intéressées, pas à leur nom d’épouse, donné à la suite), parfois très brève, et d’une autre cinquantaine identifiées grâce aux recherches du réseau BiblioPat.
La principale différence entre les deux ouvrages, outre la focale, tient en ce qu’il s’agit ici de l’histoire de l’émergence féminine dans les établissements, d’un « essai chronologique et sociologique », intitulé de l’autrice, complété de 64 notices et non pas, comme en 2020, d’une collection biographique précédée d’une introduction très riche et de principes méthodologiques. Trois temps rythment l’essai : les prémices, l’intégration professionnelle et les « scènes de la vie quotidienne ». De cette manière, Isabelle Antonutti s’inscrit au croisement de la traditionnelle « histoire des bibliothèques » et de l’histoire des femmes, en puisant aux meilleures sources bibliographiques, notamment Arlette Farge, préfacière, Michelle Perrot, Martine Poulain… L’écriture est alerte, permet de donner chair aux personnalités très différentes auxquelles elle s’attache et brosse le tableau convaincant du « voyage infernal des femmes qui voulurent exercer ce métier » (A. Farge), on en sera convaincu à la lecture des multiples relations des constantes difficultés de progression de carrière. L’exercice était d’autant plus difficile qu’« entre fugacité des traces et océan de l’oubli, ils sont étroits les chemins de la mémoire des femmes » (M. Perrot) : il a donc fallu dépouiller toutes sortes de sources, professionnelles ou non, à partir du socle formé par la Bibliothèque de l’École des chartes et les archives de la Bibliothèque nationale de France (entre autres grâce aux correspondances très personnelles adressées à l’administrateur). Nombre de bibliothécaires sont passées par la première pour rejoindre la seconde ou, souvent, d’autres établissements parisiens ; un tiers environ, seulement, a effectué une carrière majoritairement provinciale. Dans une documentation souvent éparse, on trouve quelques pépites comme la photographie de Jenny Foerster ép. Delsaux utilisée en couverture : une jeune femme « moderne » et souriante… La même, quelques années plus tard, sera amenée à prendre la responsabilité de la Commission de récupération artistique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale qui aura marqué non seulement le métier mais encore l’existence – et parfois pris la vie – de nombreuses bibliothécaires signalées.
Une existence faite d’engagements. Isabelle Antonutti y revient dans sa troisième partie : engagements à titre intellectuel, confessionnel, social, syndical, professionnel. La plupart des femmes mentionnées présentent un parcours opiniâtre qui force l’admiration alliant, presque toujours, conviction et discrétion. À l’exception d’une bibliothèque municipale où exerce en salle d’étude la spécialiste d’un écrivain, on voit se former deux groupes distincts : les personnels des bibliothèques savantes et ceux de la lecture publique. Celle-ci progresse en deux grandes vagues, à l’issue de chaque guerre mondiale. Dans les années 1920, l’influence américaine, où la professionnalisation des femmes est établie dès le milieu du XIXe siècle, touche la génération qui accède à la majorité, y compris vers le public jeune. Après 1945, de nouveaux territoires apparaissent, en particulier avec la création des bibliothèques départementales, dont se chargent plusieurs conservatrices, souvent en plus d’une bibliothèque municipale ; d’autres investissent le champ associatif. Des noms ? Lisez le livre, sur papier ou en version électronique !
Si certaines Figures masculines étaient assez pittoresques, ou mondaines, parfois à la limite de la caricature, on n’en trouvera pas de semblable ici, à l’exception d’une personnalité qualifiée de « dragon » par sa propre secrétaire. Ce qui est caricatural, c’est en revanche, très souvent, le regard que portent les hommes sur ces femmes ; quelques grands auteurs de la bibliothéconomie se montrent moins éclairés sur ce plan.
La réserve que d’aucuns pourraient formuler concerne le titre lui-même : « Bâtisseuses de lecture publique » eut suffi, englobant les différents types de bibliothèques publiques, alors que l’expression « de la lecture publique » renvoie d’habitude à l’acception territoriale seulement, ici minoritaire. Mais seul ce mot serait à retrancher du livre ! La lectrice, et le lecteur, peuvent espérer en revanche de nouveaux travaux sur les générations suivantes, marquées par des bouleversements techniques et sociétaux considérables ; le volume annoncé sur les bibliothèques au regard de l’Inspection 1
apportera une importante contribution.Pour finir cette note : à propos du rôle des femmes en bibliothèque, signalons que – au-delà du bénévolat et des bibliothèques associatives – des recherches seraient sans doute à poursuivre sur les comités de lecture et le soft power qu’ils exerçaient.