Droits culturels et publics empêchés
Paris, 15 octobre 2018
Organisée par la commission Hôpitaux/Prisons de l’ABF à l’hôpital universitaire Robert Debré (Paris), la journée d’étude nationale du 15 octobre 2018 s’interrogeait sur « Quel accès au livre et à la lecture pour les publics empêchés » ?
Jennifer Hallot (directrice du mécénat et de l’action culturelle, hôpital Robert Debré) a tout d’abord rappelé les missions et les spécificités de cet établissement, spécialisé dans le traitement des pathologies pédiatriques. Afin d’opérer la prise en charge globale de l’enfant, l’hôpital a noué de multiples partenariats, notamment avec des institutions culturelles comme la Bibliothèque nationale de France ou le musée du quai Branly. Jennifer Hallot n’a pas hésité à affirmer que, pour certains patients, l’hospitalisation peut devenir une chance d’accéder à la culture.
Chantal Ferreux (secrétaire générale de l’ABF) a quant à elle signalé que la notion de publics empêchés, présente dans plusieurs commissions, constituait un axe important de réflexion pour l’association.
La notion de droits culturels
La matinée a été consacrée aux apports théoriques. L’intervention de Jean-Michel Lucas et celle de Claude Poissenot sont venues questionner les implications de nos choix terminologiques en matière de description des politiques culturelles.
Ancien directeur régional des affaires culturelles, Jean-Michel Lucas s’appuie sur son expérience professionnelle pour défendre une autre vision de la culture, celle des droits culturels des personnes. Il mène actuellement en Nouvelle-Aquitaine des travaux d’envergure sur ce sujet. Contrairement à la notion, voisine, de droit à la culture, la notion de droits culturels n’a pas pour origine l’univers des politiques culturelles ou celui des collectivités territoriales. Cette notion est issue du langage diplomatique, dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale, et incarne l’espoir de faire humanité avec des individus qui ont des droits dont celui, fondamental, de participer à la vie culturelle.
Différents textes jalonnent l’histoire des droits culturels. L’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ouvre la voie en 1948. En 1966, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, rédigé sous l’égide de l’ONU, mentionne explicitement les droits culturels dans son article 3. En 2001, la France adhère à la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, nouveau traité international qui établit que l’humanité est faite de la diversité des cultures des personnes. En 2007, un groupe international d’experts, le « groupe de Fribourg », explicite la notion de droits culturels dans la Déclaration de Fribourg. Enfin, la Loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) intègre en 2015 les droits culturels au corpus législatif.
Florence Bianchi (Agence livre, cinéma et audiovisuel de Nouvelle-Aquitaine) propose ensuite des termes du « langage bibliothécaire », que Jean-Michel Lucas passe au tamis des droits culturels :
- Public : il faut plutôt parler de « personne », car ce sont les personnes qui ont des droits. Il n’y a « public » que lorsque des personnes libres et dignes se conçoivent comme « public ».
- Usagers/non usagers : ce terme est compréhensible en droits culturels si la reconnaissance des spécificités de chaque usager est effective.
- Offre culturelle : parler d’offre culturelle aboutit à une sectorisation culturelle, alors qu’évoquer les droits fondamentaux propose une autre logique, celle d’une ressource qui est proposée à une personne pouvant elle-même être ressource dans la relation.
- L’accès à des ressources : c’est une expression partagée par le référentiel des droits culturels. L’observation 21 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels définit une ressource par cinq critères cumulatifs : sa disponibilité, son adaptabilité, son adéquation, son accessibilité, son acceptabilité.
- Besoins, attentes : nous ne répondons pas à des besoins, notre rôle se résume à donner plus de liberté et plus de capacité aux personnes, afin qu’elles puissent échapper aux facteurs de domination qu’elles subissent, c’est un travail de capacitation ; le besoin, lui, répond à une logique fonctionnelle.
- Médiation culturelle en direction des publics empêchés : dans une relation de personne à personne, il n’y a plus de médiateur culturel. Il faudrait plutôt employer le terme de médiateur interculturel ou parler de « service de la relation » pour matérialiser le temps de la relation. La charte de la médiation culturelle le dit d’ailleurs très bien.
En conclusion, Jean-Michel Lucas insiste sur le fait que la notion de droits culturels implique une autre définition de la culture 1, nécessaire à la construction d’une humanité qui s’enrichit des ressources des individus. Il faut donc se laisser le temps de comprendre les références culturelles des différentes personnes pour que les capacités de tous augmentent.
La neutralité axiologique pour repenser la notion de publics empêchés
L’intervention du sociologue Claude Poissenot, foisonnante, a consisté en une suite de réflexions personnelles suscitées par la notion de publics empêchés et ses points d’achoppement. Il appuie son argumentation sur plusieurs constats. Tout d’abord, le ministère de la Culture, contrairement à l’époque d’André Malraux, ne dicte plus clairement ce qu’est la culture. D’autre part, la lecture est désormais une activité désacralisée, qui ne constitue plus un signe d’appartenance à l’élite. Enfin, l’action du ministère en faveur des publics empêchés est révélatrice d’une vision dépassée de la lecture. L’intervenant remarque par exemple que l’installation du wifi dans les hôpitaux n’a pas été financée par le CNL. Le ministère exclut en effet de sa définition de la lecture la lecture relationnelle, vecteur de communication. Par ailleurs, définir des actions en faveur des publics empêchés implique la passivité des publics, uniquement objets d’une politique.
La notion de publics empêchés est de toute façon insatisfaisante, notamment dans la mesure où elle manque d’unité. Quoi de commun en effet entre une personne migrante et une personne âgée dépendante ? Claude Poissenot considère également que l’emploi de cette expression est stigmatisant.
Finalement, l’intervenant propose comme solution à ces impasses le respect des droits culturels et la valorisation de la « lecture pour chacun ». Suivant le modèle inabouti de « la culture pour chacun » – porté un temps par Frédéric Mitterrand – Claude Poissenot souhaite une appropriation personnelle de la lecture.
Les initiatives sur le terrain
Véronique Bibard Manteau (directrice des médiathèques municipales, La Rochelle) revient ensuite sur la collaboration étroite qui unit le réseau des médiathèques et le centre hospitalier autour de la bibliothèque de l’hôpital. Matérialisé par des conventions, ce partenariat n’a cessé d’évoluer depuis 1982, date de la première convention. En 2006, un renouvellement de convention a eu lieu, confirmant l’existence de ce service qui s’adresse exclusivement aux patients et soignants de l’hôpital. Tandis que le centre hospitalier fournit le local, le mobilier, et rembourse annuellement le salaire du poste d’assistant, la ville met à disposition de la bibliothèque de l’hôpital son fonds documentaire et deux agents municipaux. Le partenariat entre les structures s’est depuis renforcé autour de l’action culturelle, avec l’intervention de plasticiens auprès des enfants (convention culture et santé de 2014) et l’accueil d’expositions du réseau. Ainsi, grâce à cette contractualisation, la bibliothèque de l’hôpital bénéficie gratuitement des ressources et compétences présentes sur le réseau des bibliothèques de La Rochelle.
Malika Ben Mesbah a ensuite présenté la médiathèque de l’hôpital Robert Debré. Destinée aux patients et au personnel de l’hôpital, elle dispose d’un seul agent et d’un budget de 19 000 €. Conçue comme un lieu vivant, ouvert sur l’extérieur et convivial, la médiathèque mène de nombreuses actions culturelles. Un club de lecture réunit ainsi tous les deux mois des agents de l’hôpital. Des ateliers d’illustrations, des expositions ou des séances de contes sont proposés aux enfants hospitalisés pour améliorer leur qualité de vie. Riches et diversifiés, parfois novateurs, les partenariats sont par ailleurs au cœur de son action (association de conteurs, Musée du Louvre, FRAC, etc.)
Claire Castan (chargée de la vie littéraire et des publics empêchés, responsable des projets justice et culture, Agence régionale du Livre, Région Provence-Alpes-Côte d’Azur) a axé son intervention autour de la mission en direction des personnes détenues que pilote l’Agence depuis 2015. Un état des lieux des bibliothèques carcérales a d’abord été commandité par la Région à l’ARL afin d’ancrer les pratiques culturelles en prison. Ensuite, la Région, rejointe par la Direction interrégionale des services pénitentiaires, la Direction interrégionale de la protection judiciaire Jeunesse et la DRAC, a missionné l’agence sur deux volets : dynamiser les bibliothèques carcérales en développant les partenariats avec les bibliothèques publiques et mettre en place une action culturelle de sensibilisation à la lecture et d’accès à la langue. Un dispositif de collecte d’histoires vraies auprès de personnes détenues non francophones a ainsi vu le jour, autour du concept développé par l’écrivain François Beaune : Histoires vraies de la Méditerranée.
Maeva Dubosc (coordinatrice des actions pour les publics éloignés et empêchés, réseau des bibliothèques municipales, Châlons-en-Champagne) et Delphine Henry (déléguée à la Fill, anciennement chargée de mission chez Interbibly) sont intervenues pour faire connaître l’aide d’Interbibly en faveur des bibliothèques qui mènent des actions en milieu carcéral ou hospitalier. Cette structure associative porte ainsi les dossiers de subvention auprès des différents organismes (CNL, DRAC, etc.) pour le compte des bibliothèques. Si elle les exonère de toute la partie administrative, elle peut également leur apporter un soutien logistique (ex : achat de livres).
Pour conclure la journée, Luc Maumet présente la Commission Accessibib de l’ABF, centrée autour de la problématique du handicap en bibliothèques, et rappelle l’ouvrage publié dans la collection « Médiathèmes », Accessibilité universelle et inclusion en bibliothèque (2017).