Des bibliothèques départementales agiles et adaptables
Journées d’étude de l’Association des bibliothécaires départementaux – Chamerolles, 26 et 27 septembre 2022
Après une édition entièrement en distanciel en 2021, les journées d’études de l’Association des bibliothécaires départementaux (ABD) ont renoué en 2022 avec la convivialité du présentiel en rassemblant du 26 au 27 septembre les congressistes dans le beau château de Chamerolles (Loiret). La thématique retenue, « Des bibliothèques départementales agiles et adaptables », proposait de faire le bilan de deux années de fonctionnement dans le contexte de la pandémie.
Valérie Jousseaume, géographe et urbaniste spécialiste des campagnes, a proposé avec sa conférence « On aménage le monde comme on aménage sa vie » un cadre de réflexion stimulant. « Parfois, on pense qu’aménager, c’est équiper mais l’aménagement, c’est la matérialisation de notre façon de penser l’organisation du monde », a souligné la chercheuse qui a exposé les manières successives dont a été historiquement envisagé le monde. Après l’ère sauvage des nomades où le monde est un terrain de chasse et l’ère paysanne marquée par la domestication des plantes et des animaux dans laquelle le monde est un potager, l’ère de la modernité façonne notre environnement depuis la révolution industrielle, conduisant à la ville moderne, périphérique, motorisée, caractérisée par un aménagement dominé par le « zonage ». L’espace y est divisé en zones de production, zones commerciales, de loisirs, résidentielles, et l’espace public est dédié à la mobilité – voitures et maintenant vélos, trottinettes électriques.
À partir des années 1990, la révolution numérique a fait basculer le monde dans une nouvelle ère, celle de la noosphère. Pour Valérie Jousseaume, il s’agit de « l’ère de la pensée humaine connectée », qui donne lieu à deux visions possibles du futur. La première conduit à une exaltation technologique de la modernité, qui s’incarne déjà dans le concept de « smart city », la ville intelligente qui repose sur l’exploitation d’informations massive. La seconde conçoit le monde du futur comme un jardin, valorisant une conscience plus forte de la manière de se connecter à la nature et aux autres. Plus récemment, une nouvelle aspiration a vu le jour : sortir de l’hyperactivité et ralentir le rythme pour retrouver un mode de vie plus qualitatif. « L’hypermodernité ne permet pas de satisfaire les besoins humains fondamentaux », a conclu la géographe.
Bénévolat, numérique et compétences professionnelles
Pour être en cohérence avec le thème de l’agilité, les journées d’études avaient adopté un fonctionnement sur le mode participatif avec des séances de travail par groupes de huit congressistes installés à des tables rondes, minutieusement orchestrées par un représentant du Bureau des temps et organisées autour de trois thématiques : le bénévolat, les services numériques et les compétences en bibliothèque départementale.
En toile de fond des échanges autour du bénévolat, Philippe Marcerou, inspecteur à l’Inspection générale de l'Éducation, du Sport et de la Recherche (IGÉSR), et l’un des grands témoins des ateliers, a présenté les principaux axes du rapport consacré par l’IGÉSR à ce sujet en février 2021 : le cadre juridique, la dimension sociologique, le travail des bénévoles et la formation. Le volet sociologique montre que les bénévoles sont majoritairement des femmes, des retraités, avec un nombre important d’anciens enseignants. Concernant l’aspect juridique, le rapport propose la mise en place d’une convention cadre entre les bénévoles et les établissements, tandis que pour le volet formation est évoquée l’idée de demander une durée minimale de formation et de mettre en place un certificat de bénévolat. Une initiative déjà prise par la médiathèque départementale du Loiret qui a organisé une cérémonie pour remettre solennellement le certificat aux bénévoles, reconnaissant ainsi officiellement le travail qu’ils accomplissent. Du côté de l’emploi, le rapport n’a pas permis de mettre en évidence une concurrence entre travail salarié et travail bénévole.
La question des compétences et de leur diversité en bibliothèque départementale a été résumée par l’image du couteau suisse : « c’est propre au métier de bibliothécaire et pas seulement en bibliothèque départementale », a souligné Céline Cadieu-Dumont, coprésidente de l’ABD. Jérôme Belmon, chef du département des bibliothèques au Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture a annoncé la parution au 15 novembre 2022, lors des deuxièmes Rencontres des métiers et de la formation en bibliothèque territoriale, du référentiel national des compétences des bibliothèques territoriales, qui abordera tous les aspects du métier : collections, administration, médiation, patrimoine.
La réflexion autour des ressources numériques dans les bibliothèques, dernier sujet à l’ordre du jour des ateliers, a suscité le débat, ouvert par Jérôme Belmon, qui a fait part de ses doutes sur la pertinence de maintenir dans les bibliothèques une offre de livres numériques. « Il est légitime de s’interroger sur la place du livre numérique en bibliothèque vu sa faible activité, son coût élevé, les difficultés techniques qu’il engendre, et tenant compte du fait que PNB [Prêt numérique en bibliothèque] ne sert aux éditeurs qu’à limiter et contingenter la présence des livres numériques dans les bibliothèques, a fait valoir Jérôme Belmon. Je remarque que la question de la lutte contre l’illectronisme, qui me semble en revanche très importante, n’a été que peu abordée aujourd’hui. » Le constat concernant PNB a été partagé par l’assistance mais pas la remise en cause d’une offre de livres électroniques en bibliothèque : « PNB limite la diffusion des livres numériques en transposant l’économie de la rareté dans le monde numérique qui repose sur l’économie de l’abondance alors que les usagers devraient avoir accès à l’ensemble des catalogues », a constaté un participant, tandis qu’un autre a affirmé qu’« au-delà du support, notre rôle est de faire de la médiation des contenus, de soutenir des titres. »
Construire « l’après-pandémie »
Lors de la table ronde intitulée « La crise et après ? Conduite du changement dans les bibliothèques » qui a ouvert la seconde journée, Florence Le Pichon, chargée de mission lecture publique à l’agence régionale Livre et lecture en Bretagne, a relevé que « la fermeture des établissements a constitué un bouleversement dans les rapports habituels entre les bibliothèques et leurs publics mais n’a pas entraîné une fermeture des services, qui ont basculé majoritairement sur le numérique ».
Même si le lien avec le public a été maintenu, sous des formes différentes, la situation actuelle n’est cependant pas celle d’un retour « à la normale », telle qu’elle était avant la pandémie. Une enquête flash réalisée par le ministère de la Culture entre janvier et février 2022 pour évaluer les effets de la crise sanitaire sur l’activité des bibliothèques françaises met en lumière une baisse de la fréquentation des bibliothèques municipales et intercommunales de 50 % entre 2019 et 2022, une baisse de 25 % du nombre des nouveaux inscrits et de 42 % de la fréquentation des animations culturelles. Le recours aux ressources et activités numériques connaît en revanche un essor important avec une augmentation de 55 % sur la même période. « On pensait que les choses allaient revenir à l’identique mais l’usager n’est plus le même que celui d’avant la crise, a analysé France Burgy, directrice générale du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), l’enjeu est de construire le futur en fonction de ces changements et les bibliothèques départementales doivent accompagner leurs réseaux dans cette voie. » Une tâche difficile, comme l’a souligné Céline Meneghin, coprésidente de l’ABD : « Nous observons un renouvellement du public qui engendre de nouvelles attentes. Reste à savoir quelle marge les élus laisseront aux bibliothèques pour tester des réponses à ces attentes. Nous sommes pris dans des injonctions contradictoires entre des élus qui veulent de l’innovant et des usagers qui veulent revenir aux services basiques avec une demande pour le prêt de documents à nouveau en forte hausse. »
L’un des principaux défis dans cette nouvelle donne est de mobiliser et d’accompagner les agents qui, comme les usagers, ont évolué pendant la pandémie. « La position des catégories d’exécution a profondément changé car ils ont compris pendant la pandémie qu’ils pouvaient faire preuve d’initiative et qu’ils avaient eu la capacité de maintenir une offre de services dans des conditions difficiles. Ils ont acquis une confiance en eux et une agilité nouvelles, a décrypté France Burgy. Nous sommes face à des agents qui n’ont plus les mêmes attentes qu’avant la crise. Ils restent attachés à la notion de service public mais posent en premier la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, et ils sont à la recherche de tâches en lien avec leurs valeurs et leur vision de leur métier. » La directrice générale du CNFPT a formulé plusieurs conseils pour les managers : incarner une vision et la partager ; ne pas hésiter à aller chercher des méthodes de management dans des univers professionnels différents, autoriser à ses équipes le droit à l’initiative et donc le droit à l’échec ; être attentif à aligner sa vision avec celle des élus, des bibliothèques du réseau et de l’ensemble des partenaires.
L’intelligence collective au service du changement
Deux retours d’expérience ont illustré des mises en œuvre de conduite du changement. Savoie-biblio, qui a la particularité d’intervenir sur deux départements, la Savoie et la Haute-Savoie qui forment un territoire en zone de montagne marqué par de fortes disparités, a élaboré son nouveau plan départemental de lecture publique en adoptant une démarche participative au sein de l’équipe. Sur la base du volontariat, des agents ont pris le rôle d’animateurs et ont été formés pour porter la démarche de coconstruction auprès des établissements du réseau. « Nous avons maintenant intégré cette méthodologie dans toutes nos activités au quotidien », a conclu Isabelle Vidal, directrice-adjointe de Savoie-biblio, chargée de la politique documentaire et de la coordination des territoires.
Adepte de John Kotter, professeur à la Harvard Business School qui a théorisé la conduite du changement en définissant huit étapes, Luce Perez-Tejedor, directrice de la bibliothèque départementale des Côtes d’Armor, a exposé la mise en œuvre de cette méthode dans son établissement pour l’élaboration du nouveau schéma départemental de la lecture publique : réalisation d’un diagnostic sur le mode participatif, création d’un comité de pilotage, élaboration d’une vision à laquelle sont associées toutes les parties prenantes, rédaction du plan puis communication et partage avec les élus et le réseau. « La conception en interne du schéma de lecture publique, pilotée par l’intelligence collective, contribue à la conduite du changement de manière vertueuse », a affirmé la jeune directrice.
Dans sa conférence de clôture « Libres propos sur la lecture publique et les bibliothèques départementales, d’hier à demain », Dominique Lahary a brossé le chemin parcouru par ces établissements depuis plusieurs dizaines d’années, les mutations à l’œuvre, les nouvelles missions qui sont apparues, les questionnements. « Qu’elles le veuillent ou non, les bibliothèques, au croisement des politiques culturelles, sociales, éducatives, sont des troisièmes lieux où les gens viennent pour des usages qui, parfois, n’étaient pas prévus au départ. À nous d’en tenir compte pour aménager les espaces et offrir les services qui répondent à ces attentes. […] Contrairement aux craintes exprimées, la loi sur les bibliothèques votée en 2021 ne les empêchera pas d’évoluer car elle ne dit pas ce que doit être une bibliothèque mais quelles sont ses missions. C’est une différence très importante. »