Congrès ABF 2022 : « Fermeture en masse des bibliothèques britanniques : quel bilan ? »

67e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France – 2 au 4 juin 2022, Metz

Camille Ceysson

« The horror show » : c’est en ces termes que Ian Anstice 1

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Ses propos étaient traduits par Mathilde Servet.

, éditeur de Public Libraries News, a décrit, avec un humour tout britannique et beaucoup de lucidité, la situation des bibliothèques outre-Manche dix ans après les coupes budgétaires massives décidées par le gouvernement de David Cameron, lors de son intervention à la table ronde « Fermeture en masse des bibliothèques britanniques : quel bilan ? » lors du 67Congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF).

Cette table ronde était programmée à l’occasion de la publication aux Presses de l’Enssib de l’ouvrage collectif coordonné par Cécile Touitou, Bibliothèques publiques britanniques contemporaines, autopsie des années de crise. Elle réunissait Ian Anstice, Cécile Touitou, responsable de la cellule Prospective, DRIS/Bibliothèque à Sciences-Po Paris, et Anne-Marie Vaillant, directrice de la bibliothèque Assia Djebar à Paris et membre du bureau national de l’ABF. Elle était modérée par Muriel Amar, maîtresse de conférences au Pôle Métiers du livre de l’université de Nanterre, et responsable de collection aux Presses de l’Enssib. Cette rencontre a dressé le constat de la déliquescence de la lecture publique au Royaume-Uni, frappée par une austérité sans précédent. Concernant cette crise, trois thématiques peuvent interroger, a noté Muriel Amar : la conséquence d’indicateurs d’activité « à l’emporte-pièce », l’impact d’une loi sur les bibliothèques, et enfin la question du bénévolat.

En introduction, Cécile Touitou a rappelé qu’aujourd’hui près de 800 bibliothèques ont fermé leurs portes au Royaume-Uni, principalement dans les communautés les plus rurales et les plus pauvres, détricotant un maillage territorial auparavant dense. Sous le vocable de « Big Society », qui promouvait une vision localiste des services publics de proximité, le gouvernement libéral de David Cameron a entamé à partir de 2010 une politique de désengagement des fonds publics, aboutissant à des arbitrages locaux souvent en défaveur des services publics, parmi lesquels les bibliothèques. Cécile Touitou a souligné les conséquences d’indicateurs chiffrés (de fréquentation, de taux d’emprunts des documents, etc.) peu fins, recourant trop souvent à des dimensions uniquement quantitatives, et ne prenant absolument pas en compte la grande diversité des bibliothèques britanniques. Elle a plaidé pour l’instauration de mesures d’impact plus fines, coconstruites avec les usagers, pour mieux prendre en compte les différences territoriales.

Une baisse dramatique de la fréquentation et de l’activité

Le cadre ainsi posé, Ian Anstice a pu démontrer l’ampleur de la blessure faite aux bibliothèques : depuis 2010, le Royaume-Uni est passé de 4 500 à 3 500 points lecture, entraînant une baisse massive de la fréquentation, tombée de 335 millions de visiteurs annuels avant 2010 à 225 millions en 2020. Logiquement, le nombre d’employés a lui aussi subi une baisse importante, passant de 25 000 emplois en équivalent temps plein à 15 000 en 2020. Si les plus petites bibliothèques, celles des communautés les plus pauvres ont été les plus vulnérables dans cette crise, les grands établissements dont l’ouverture avait été décidée avant la crise ont aussi dû s’adapter, se résignant par exemple à partager des locaux devenus trop onéreux à entretenir, ou à les louer pour de l’événementiel.

Et pourtant, comme l’a rappelé Anne-Marie Vaillant, les bibliothèques britanniques bénéficient depuis longtemps d’un cadre légal : une première loi en 1850, et surtout une seconde en 1964, qui donne aux bibliothèques l’obligation d’offrir un service « complet et efficace, compte tenu des ressources disponibles ». Des standards chiffrés modifient cependant l’interprétation de la loi et ouvrent la porte à la déconstruction du service public. Dès 2004, une campagne de défense des bibliothèques critique l’édiction de ces standards, relayée notamment par le quotidien de centre gauche The Guardian, qui est encore aujourd’hui un relais d’opinion en faveur des bibliothèques. Ce désengagement de l’État, qui passe par la réduction des crédits aux collectivités locales, a pour conséquence le recours massif au bénévolat.

Le recours massif aux bénévoles, un changement culturel majeur

Pour Ian Anstice, il y a là un paradoxe, car ce sont souvent ceux qui se sont engagés pour la sauvegarde de leur bibliothèque qui s’en retrouvent aujourd’hui les animateurs. Aujourd’hui, près de 605 bibliothèques sont portées par des bénévoles, alors qu’elles n’étaient que 5 avant 2010 et que 95 à 97 % des tâches étaient effectuées par des professionnels. Si le Royaume-Uni compte aujourd’hui moins de bibliothécaires bénévoles que la France (50 000 contre 70 000), il s’agit néanmoins d’un changement culturel majeur, avec des conséquences importantes sur la profession. Le métier de bibliothécaire n’étant plus un débouché désirable, il n’attire plus les jeunes, avec pour conséquence un vieillissement du personnel des bibliothèques et une baisse de la qualité du service rendu. Même les Idea Stores londoniens, archétypes du troisième lieu qui ont pu impressionner beaucoup de collègues français, n’ont pas été épargnés. Et si les bibliothèques de l’Ulster, d’Écosse et du Pays-de-Galles s’en sortent un peu mieux, c’est grâce à leur statut relativement autonome.

Dans ce paysage dévasté, certains acteurs sortent renforcés comme les associations ou les fondations qui gèrent plusieurs bibliothèques. L’exemple britannique démontre néanmoins que le cadre légal ne constitue pas une garantie absolue : il faut poursuivre le travail d’advocacy pour faire connaître aux décideurs politiques la valeur des bibliothèques.