Congrès 2023 de l’Acim « Identités musicales, les bibliothèques à l’écoute du monde »

Dunkerque, Bibliothèque centrale (B!B) et Halle aux sucres – 13 et 14 mars 2023

Anouchka Terrier

Les rencontres nationales de l’Association pour la coopération des professionnels de l’information musicale (Acim) se sont tenues les 13 et 14 mars 2023 à Dunkerque dans les Hauts-de-France à la B!B (très lumineuse nouvelle bibliothèque du centre-ville) et à la Halle aux Sucres (ancien entrepôt réhabilité en lieu de ressources pour le développement durable).

Dans les médiathèques, la thématique des identités musicales est abordée suivant un double prisme : les collections d’une part, les animations d’autre part.

L’intitulé des rencontres appelait à s’interroger sur divers thèmes, des droits culturels pour tous au partage de connaissances sous toutes ses facettes, en passant par la problématique de l’ouverture aux autres, de l’accueil, et celle qui nous interroge au quotidien dans notre métier : les classifications et ce qu’elles révèlent de notre rapport au monde.

Pour ce faire, trois tables rondes : « Circulation et transmission des cultures musicales », « Des pistes pour valoriser les musiques du monde en bibliothèque », « Regards croisés sur la musique en bibliothèque à l’étranger », complétées par un atelier participatif au choix et un temps d’échanges autour de projets particuliers.

Les mots pour le dire

La conférence inaugurale de Thierry Robin, dit « Titi Robin », musicien compositeur et improvisateur français, a donné immédiatement le ton en mettant en relief toutes les incohérences du vocabulaire lié à la classification et à la terminologie.

Issu d’une culture musicale manouche, il fait le choix de partager des temps musicaux avec des personnes d’abord, sans choisir au préalable leurs influences culturelles, ce qui crée des métissages variés au gré des rencontres humaines. Titi Robin évoque également l’importance des médiathèques (qu’on appelait uniquement bibliothèques, à l’époque de sa jeunesse) pour s’ouvrir à la culture autochtone, « acquérir la culture sans pour autant renier ses origines ».

Le résultat de ces rencontres humaines et musicales : un beau melting-pot multiculturel que l’on classerait en « musiques du monde », par opposition aux musiques savantes européano-centrées… Voire franco-centrées. Et pourtant, Titi Robin sort de ce cadre préformaté en s’auto-définissant autrement : « Moi, je fais de la musique contemporaine, puisque je suis vivant […], que je compose et j’improvise. » (Sous-entendu : ici, maintenant, dans notre temps.) Et, de fait, comment le contredire ? De même lorsqu’il ajoute que :« Boulez fait de la musique du monde, puisqu’il appartient bien au monde, non ? »

En effet, comment imaginer une musique qui ne viendrait pas du monde, ou même des lectures qui n’en seraient pas issues ? Nous sommes dans le monde, à notre époque, et nos classifications semblent bien désuètes, teintées de post-colonialisme. Le découpage administratif postcolonial ne correspond presque jamais aux aires culturelles. C’est d’ailleurs un souci que nous partageons avec nos voisins belges, mais pas avec les Suisses qui n’ont jamais eu de colonie…

Pour être honnêtes, le sujet a été soulevé pendant le congrès sous de multiples aspects (ce n’est ni la première ni la dernière fois), mais sans que soit trouvée la solution miracle. En attendant, des pistes ont été évoquées pour valoriser les « musiques du monde » en médiathèque, et, au-delà des musiques, toutes les cultures du monde !

Dunkerque, terre de transit

Les travaux de Emilie Da Lage, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille, ont fait découvrir aux congressistes comment la musique elle-même devenait monde, comment elle aidait par exemple les migrants dans le camp de Grande-Synthe (à quelques kilomètres de Dunkerque) à « meubler un espace » pourtant précaire et déshumanisé. Dans d’autres cas, les exilés venus dans une médiathèque peuvent enfin danser (via le Bluetooth sur des enceintes connectées mises à disposition dans un espace « musique ») sur de la musique venue du même endroit qu’eux. Il est à noter que YouTube, plateforme qui offre l’avantage d’être particulièrement hospitalière, donne droit de cité à des musiques dépourvues d’éditeurs et donc d’accès aux autres plateformes de type Deezer, Spotify. Le principal frein à ces pratiques d’écoute est l’accès à internet, auquel nos structures permettent bien souvent de remédier.

Certes, la musique se suffit à elle-même, mais elle peut parfois aussi être un prétexte à communication via des ateliers d’écoute musicale, des podcasts transgénérationnels dans lesquels chacun peut trouver son rôle, de preneur de son à prêteur de voix, monteur, rédacteur, créateur d’objets sonores ; le tout offrant de multiples possibilités et perspectives.

L’accueil

Les médiathèques et leurs partenaires ont un rôle à jouer dans l’accueil des populations en situation d’exil : quand les vies se heurtent à la violence des frontières, il est vital de trouver un lieu hospitalier où perfectionner sa conversation dans la langue (ateliers « parlotte ») ou lire des livres des fonds FAL et FALC (Facile à lire et Facile à lire et à comprendre), où trouver des jeux de société, où expérimenter (pourquoi pas ?) des ateliers de cuisine des pays d’origine (en partenariat avec des associations), en chantant, en faisant des karaokés en français, en anglais, voire dans la langue d’origine (là aussi, YouTube est d’une aide précieuse), où encore procéder à des collectages divers en vue de podcasts, ou de créations musicales, ou enfin tout simplement les rendre disponibles à toutes les personnes intéressées.

Les médiathèques, leurs partenaires institutionnels et diverses associations font ainsi le choix de ne pas être seulement dépositaires et détentrices d’un savoir, d’une culture, mais de recevoir également la culture que l’autre apporte avec lui de son pays d’origine, et de l’accueillir, dans un projet, qu’il soit de médiation ou un grand projet artistique et scénique où chacun pourra trouver sa place.

Diverses initiatives artistiques visant à mettre en valeur la pratique par l’accueil de concerts, la rencontre avec des musiciens qui ne sont pas édités.

Les populations dont l’histoire comporte une part d’exil (choisi ou imposé par les circonstances), populations discrètes voire invisibles qui bien souvent mettent en place une forme d’autocensure afin de se fondre dans la population autochtone, ne sont pas oubliées dans ces projets artistiques. On peut notamment citer en premier exemple le projet EXIL du conservatoire de Dunkerque, qui s’est tourné vers les élèves issus de l’exil et leurs familles, afin d’effectuer un collectage retravaillé ensuite par le compositeur Axel Nouveau.

Les enseignants mis à contribution pour effectuer ces collectages auprès des familles n’avaient été que peu formés à ce travail de sociologue (deux journées de formation) et se sont trouvés confrontés à des réalités quotidiennes ou historiques dont ils n’avaient pas conscience : ils n’étaient pas préparés à la violence psychologique de ces expériences vécues par les élèves et leur entourage. Par ailleurs, ces enseignants ont également vécu un choc de positionnement : de la stature de professeur qui apporte ses connaissances, ils ont dû se faire récepteurs de la culture de leurs interlocuteurs. Ce fut donc un temps de partage et une aventure humaine qui ne fut neutre pour personne.

« Rien n’est figé : tout est création et recréation » (Titi Robin)

Si la question des frontières entre support et contenu s’efface peu à peu aujourd’hui au profit des questions de médiation, on ne peut oublier que les médiathèques offrent, par rapport aux plateformes d’écoute, la plus-value des pochettes et livrets, qui parfois en disent long.

D’un autre côté, la frontière entre musique et écrit se pose de moins en moins (collectages, podcasts, etc.), et les catégories basées sur un système « écrit = savant, oral = populaire » deviennent inopérantes. Peu importe que ce soit de la musique, du texte ou des témoignages, qu’il y ait un écrit derrière ou non. Ce qui est important, c’est comment les bibliothécaires font un lien entre les gens et les choses. C’est le contenu qui prime et comment les professionnels interviennent pour faciliter ces liens, qui renvoient plus fondamentalement aux droits culturels.

Cela peut passer par une politique documentaire partagée, avec par exemple la possibilité pour les usagers d’indiquer des manques dans la musique de telle ou telle culture ou avec la définition d’un budget alloué à un groupe allophone, qui pourra se rendre lui-même dans une librairie partenaire afin de trouver les ouvrages qui font défaut aux collections en place. Loin des gros projets « hyper rédigés », il est déjà possible ainsi de faire beaucoup pour la démocratisation culturelle.

Les pratiques musicales

Certains migrants ont voyagé avec un instrument, parfois même dont ils ne jouaient pas, parce que cet instrument de musique portait une charge historique, affective. Il est intéressant de voir quel rapport les musiciens ou non-musiciens entretiennent avec ces « instruments voyageurs » (voir l’exposition virtuelle de 70 instruments privés prêtés par des habitants sur le site Le Rize +).

Néanmoins, il y a aussi les musiciens qui n’ont pas pu emporter leur instrument avec eux. L’offre de prêt d’instruments de musique peut alors leur permettre de reprendre une activité, même si elle s’adresse sans doute en premier lieu aux usagers qui souhaitent « tester » une pratique instrumentale. Emporter l’instrument chez soi comme n’importe quel document, avec des modalités variées (comme un document normal, contre la signature d’une charte voire le versement d’une caution) permet d’apprivoiser l’instrument sans la pression d’un quelconque public. Quant aux musiciens confirmés qui auraient besoin d’un type d’instrument particulier parmi les claviers, guitares acoustiques ou électriques, ukulélés, percussions et j’en passe, ils peuvent également en profiter.

Le principe de fournir des instruments « milieu de gamme » permet d’offrir une expérience de jeu qualitative sans pour autant trop grever un budget que l’on sait toujours plus serré. Se pose ensuite la question de l’entretien de ces instruments : faut-il nécessairement disposer d’un musicien accompli au sein de l’équipe ? Non, si l’on a pensé à faire figurer l’entretien dans le cahier des charges et/ou le devis avec le fournisseur.

La valorisation se fait d’elle-même par l’accrochage des instruments, par les établissements qui ont partagé leur expérience. Même sans communication particulière tous les instruments sont réservés en quasi-permanence (durée approximative : 4 semaines). L’observation de nos collègues : « Les instruments de musique, ça fait briller les yeux des gens. Je n’ai jamais vu d’autre document qui avait cet effet-là. »

Sur un plan plus éloigné des bibliothèques, Waed Bouhassoun, musicienne et directrice artistique de l’ensemble Orpheus XXI, a partagé l’expérience artistique de cette formation musicale sous la direction de Jordi Savall. L’objectif était de trouver des musiciens de culture orale et les aider à (re-)« démarrer leur carrière en Europe ». Vingt et un musiciens venus du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Asie se sont progressivement rapprochés les uns des autres, malgré les différences de codes culturels, grâce au partage de la vie quotidienne pendant la résidence. Ils se sont hélas heurtés à la réalité du spectacle où ils ne pouvaient pas tous être sur scène en même temps. Cela a créé des rivalités de solistes auxquelles les musiciens entourant Jordi Savall n’étaient pas habitués car dans son autre ensemble « Hespérion », chacun a sa place, chacun apporte quelque chose et est reconnu comme tel.

Pour revenir au cœur de métier des bibliothécaires, il est important de rappeler que les équipements sont en pleine mutation, que nous offrons la possibilité de créer des animations, des expositions (de t-shirts de concerts), des conférences, des concerts en – et hors – les murs comme les festivals Printemps des musiques (CIBLE 95) ou Live entre les livres (Dynamo).

Faire entrer la musique vivante au sein des médiathèques a, selon les cas, des conséquences différentes. Bien entendu, en travaillant en réseau et avec des moyens financiers adéquats, il est possible de remplir une salle sur le seul nom d’un artiste grâce à une communication bien menée dans un territoire et une population ciblés. Ce qui fonctionne pour les « têtes d’affiche » ne peut être porteur pour les artistes émergents, sur le nom desquels on ne ferait entrer que sa famille et ses amis. Alors, il faut innover, sortir le concert dans les allées de la médiathèque pour toucher un public plus large, d’environ 60-70 personnes (et souvent lui-même surpris de rester à écouter). Dans des localités rurales, la médiathèque joue pleinement un rôle de tiers lieu en réouvrant le vendredi soir pour accueillir un concert, et c’est alors l’événement du village, on y vient non seulement pour écouter mais également pour créer ou renforcer le lien social, se retrouver dans un environnement de convivialité (et si en plus, il y a un verre de l’amitié à partager pour échanger après, c’est encore mieux !).

Là où nous constatons régulièrement que le public des usagers des médiathèques est « fragmenté » (il y a ceux qui empruntent uniquement des CD, uniquement des livres, uniquement des périodiques, etc.), l’animation de type concert rassemble et est facilitée par l’utilisation de réseaux partenaires (associations, médiathèques départementales, subventions, etc.)

Par le biais des animations, il est possible d’aller au-delà de l’objectif d’André Malraux (donner à tous les citoyens un accès à la culture que Pierre Bourdieu qualifie de « légitime ») pour observer la culture en train de se construire (comme c’est le cas depuis les années « Jack Lang » et notamment les fêtes de la musique).

Et à l’étranger…

Un coup d’œil chez nos voisins de Suisse et de Belgique permet de voir comment les documents musicaux sont traités chez eux.

Pour rappel, la Suisse ne dispose pas d’instance fédérale pour la gestion de la culture, ce sont donc les cantons qui en ont la charge. Florence Sidler, de la bibliothèque du canton de Fribourg, a notamment parlé de la plateforme Frimemoria qui permet, depuis novembre 2022, l’accès à de nombreux documents en ligne (les fonds comportent notamment des manuscrits du Moyen Âge à nos jours, des incunables, des archives des sociétés musicales, etc.). Vingt-quatre des fonds sont a priori en ligne, il en reste une dizaine à traiter pour être consultables sur la plateforme. La bibliothèque offre également un service de streaming gratuit pour ses usagers à raison de 3 heures par jour et 3 téléchargements MP3 par semaine. Les partitions sont en accès libre mais ne sont pas le cœur de collection puisqu’une offre parallèle est présente à l’Institut de musicologie et au conservatoire de Fribourg. Le prêt entre bibliothèques est possible aux frais de l’usager qui en fait la demande (3 francs suisses).

Le Conservatoire de musique de Genève (fondé en 1835) relève d’une fondation de droit privé. Son premier bibliothécaire officiel n’a été nommé qu’en 1968, ce n’est donc que depuis cette époque qu’il y a une réelle politique documentaire. La séparation en 2009 de la filière professionnelle (Haute école de musique, de droit public) et de la pratique amateur restée au Conservatoire (de droit privé), ainsi que les contingences de langage MARC/UNIMARC qui ne permettent pas de s’insérer dans le catalogue de lecture publique, font de cet établissement un centre de ressources à part, comme nous l’a indiqué Jacques Tchamkerten, son responsable. Composé principalement de musique imprimée, le fonds d’environ 200 000 ouvrages s’adresse en majeure partie au quotidien des écoles. Son versant patrimonial est moins bien doté.

Ses collections ne proposent pas de support audio en vertu d’un partenariat avec l’Institut de musicologie de Genève. Il existe également la Phonothèque nationale suisse, qui est une branche de la Bibliothèque nationale suisse et propose en sus des points d’écoute pour ses phonogrammes.

L’ethnomusicologie n’est pas présente car il existe un partenariat actif entre l’Institut de musicologie et le Musée d’ethnographie de Genève pour ce type de recherche.

En Belgique, à Bruxelles, la Médiathèque de la Communauté française de Belgique est devenue « Point Culture » en 2010 et propose uniquement des supports enregistrés (350 000 titres de CD, DVD, jeux vidéo), en location payante (au titre et à la semaine [1,60 €/1 CD/ 1 semaine] ou en forfait mensuel [11 €]). Aujourd’hui, « Point Culture » n’a plus de lieu propre mais se rapproche du service de lecture publique, notamment via un site de prêt interbibliothèques, tout en cherchant à adapter sa politique documentaire aux 184 nationalités recensées à Bruxelles. Il offre aux médiathèques la possibilité d’installer temporairement du matériel adapté (pour tester la création d’un coin gaming par exemple) ou plus simplement du matériel d’écoute, comme peuvent le faire chez nous les médiathèques départementales.

Conscient des enjeux environnementaux et culturels, Jean-Grégoire Muller, responsable du « Point Culture », indique que des repair cafés thématiques sur le matériel audio seront créés d’ici peu, car bien souvent les foyers disposent d’un ancien lecteur qui ne fonctionne plus correctement et ne leur permet pas de profiter des supports audio proposés.

Au final, les pivots de ces journées professionnelles auront été le partage et la rencontre : d’informations, de points de vue, d’idées et de personnes.

Pour emprunter les mots de Titi Robin : « C’est magnifique, que la rencontre se fasse. »