Colloque « Bibliothèques en temps de guerre »

Université d’Uppsala (Suède) – 13 mars 2023

Eddy Noblet

Le colloque « Bibliothèques en temps de guerre » a été organisé le 13 mars 2023 à l’université d’Uppsala, par la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (International Federation of Library Associations and Institutions, IFLA). L’occasion a ainsi été donnée d’informer sur la situation des bibliothèques en cas de conflit armé, de la perte de collections aux recommandations favorisant leur protection.

Gestion des collections institutionnelles dans un contexte de conflit, Kristian Jensen (Consortium of European Research Libraries)

La circulation des collections durant les guerres

En 1622, la bibliothèque de l’électeur du Palatinat est transportée jusqu’au Vatican. En 1797, une partie de ces collections est transférée à Paris, puis, avec la défaite de Napoléon, des manuscrits sont retournés à Heidelberg. Les traités de Paris, en 1814-1815, révèlent une prise de conscience sur la restitution de biens spoliés.

L’héritage d’un passé complexe, source de tensions

Les négociations sur les restitutions doivent tenir compte d’une approche juridique et de principes éthiques. Six types de tensions ne sont pas résolus :

  • un manque de consensus sur une législation rétroactive (et jusqu’à quand devrait remonter la rétroactivité ?) ;
  • un manque de consensus sur ce qui fait la preuve lors de l’évaluation d’un bien ;
  • un manque de clarté sur la part de l’éthique dans la prise de décision ;
  • un manque de consensus quant à savoir qui « porte le fardeau de la preuve » ;
  • différentes perceptions de la légitimité ;
  • des décisions sont prises sur des actions ayant eu lieu dans le passé ; or, le retour de biens culturels influe sur la politique d’un pays aujourd’hui et non sur la situation passée que nous cherchons à « résoudre ».

Les bibliothèques ukrainiennes en temps de guerre : pertes et défis, Tetiana Chorna (Bibliothèque universitaire de l’Académie nationale de Kyiv Mohyla)

Une guerre en temps réel

En Ukraine, les frappes aériennes peuvent, à tout moment, toucher l’ensemble du territoire. Depuis le 24 février 2022, marquant le début de l’invasion russe, la guerre a provoqué le déplacement de 14 millions d’habitants. Un an plus tard :

  • 9 000 civils sont morts, dont 500 enfants ;
  • des bibliothèques publiques, centres d’archives, musées ont été détruits ou endommagés. Sur 434 bibliothèques ayant subi des dégâts : 47 bibliothèques sont entièrement détruites et 158 partiellement détruites ; 42 bibliothèques ont perdu leurs collections et 178 une partie de leurs collections ; 79 bibliothèques ont repris leurs activités après des réparations.

Dans les zones occupées, les troupes russes sortent les livres des bibliothèques vers une « destination inconnue », probablement pour les brûler. Et des livres rares ont été déplacés. Selon l’intervenante, la Russie mène une destruction systématique de l’identité ukrainienne.

Le travail des bibliothécaires continue

Pendant six mois, après le début des hostilités, la National University of Kyiv Mohyla Academy Scientific Library a fourni des services en ligne. Depuis septembre 2022, malgré les risques de bombardement, les coupures de courant, les problèmes d’approvisionnement, les salles de lecture ont ouvert et les usagers utilisent les services de la bibliothèque. Un plan de sécurité, comprenant des abris anti-bombes, a été mis en place.

Dans tout le pays, les bibliothèques accueillent des personnes déplacées, servent de refuges, tentent de répondre aux détresses psychologiques. Et elles préservent la culture ukrainienne.

La nécessité de sauvegarder le patrimoine ukrainien

En 2022, dans le cadre d’un programme de l’Unesco, la bibliothèque numérique nationale est développée tout en conciliant respect des normes internationales et valorisation culturelle, l’urgence étant de sauvegarder le patrimoine ukrainien. L’Ukraine a besoin de logiciels et d’équipements.

Le destin et la fortune des livres durant les (interminables) guerres, insurrections et guerres civiles d’Irlande, par Jason McElligott (Bibliothèque de Marsh, Dublin)

« Two wee girls
were playing tig near a car…
how many counties would you say
are worth their scattered fingers? »
La vie humaine avant tout, un poème de Desmond Egan (1963)

Guerre et destruction

À la bibliothèque de Marsh, sont conservés des « livres à balles », à l’image d’un exemplaire publié en 1662 et présenté lors du colloque. Ce livre a été dégradé par un projectile de mitrailleuse lors de l’insurrection de Pâques en 1916, les déchirures montrent la façon dont la balle a vrillé dans le livre. Lorsque ce dernier est sorti lors de visites, la réaction de surprise paraît décalée au regard des nombreuses destructions du passé, comme celle en 1922 du Centre des archives qui conservait huit siècles d’Histoire.

La Bible et l’épée

En Irlande, livres et bibliothèques ont représenté la domination d’un camp sur un autre, notamment au XVIIe siècle, puis entre 1913 et 1923. Plutôt qu’une industrie commerciale, l’imprimerie a appuyé l’instauration d’un État militaire, religieux et administratif, accompagnée par l’implantation d’une nouvelle langue, d’une nouvelle religion, d’une nouvelle population. L’expression de la domination anglaise s’est manifestée par l’impression en 1551 du premier livre en Irlande : un livre de prières en anglais, dont les exemplaires étaient détruits par les « rebelles », la première Bible en gaélique ayant été traduite tardivement, en 1685.

En 1707, la première bibliothèque publique a ouvert dans le prolongement de la victoire anglaise à la bataille de Boyne en 1690. Ce lieu de pouvoir, financé par la saisie de terres, n’était pas pensé pour la circulation du savoir, mais comme un instrument politique permettant d’écrire l’Histoire des vainqueurs et de créer une Nation nouvelle. Unique bibliothèque publique à Dublin jusqu’en 1878, elle était administrée avec les gouverneurs britanniques, dont Lord Norbury réputé pour ses persécutions.

Le sentiment d’un danger permanent

Entre 1913 et 1923, de nombreux incendies à Dublin et, à la campagne, la destruction ciblée de demeures représentant le pouvoir britannique, créent un climat anxiogène. La bibliothèque est la cible de tirs et le personnel se sent en danger. Les tensions perdurent après l’indépendance ; il faut attendre les années 1970 pour que le représentant de l’État indépendant soit invité à siéger au conseil d’administration de la bibliothèque.

Cette dernière est, aujourd’hui, un lieu où des traditions différentes doivent s’accorder en dépassant le passé, grâce aux idéaux des Lumières et à la pensée critique.

Les pays privés de biens culturels demandent des restitutions : le point de vue du droit international, Ove Bring (Collège national de défense suédois)

Lors de la visite de Vaclav Havel en Suède dans les années 1990, l’intervenant s’attendait à ce que le président tchèque demande la restitution d’une bible en argent prise à Prague en 1648 par les troupes suédoises. Cela a suscité des interrogations : si le butin de guerre était autorisé à l’époque, la restitution rétroactive est-elle aujourd’hui possible ? Quel est le pays d’origine de cette Bible, qui fut imprimée à Ravenne, capitale des Ostrogoths au VIe siècle ? Même réflexion pour une autre Bible, surnommée la « Bible du diable » écrite dans un monastère de Bohème vers 1120 ; elle est restée plus de 500 ans en Tchéquie, bien davantage que les 375 ans passés en Suède. Vaclav Havel n’a pas demandé de restitution et ces livres font partie du patrimoine culturel suédois.

Un contexte favorable à la restitution

La communauté internationale est favorable à la restitution des biens culturels, si leur spoliation est prouvée. « Restitution » est un terme « clinique » et « objectif », alors que « rapatriement » est « subjectif » et « nationaliste ». Pour les marbres du Parthénon que la Grèce réclame depuis 1835, le terme de « réunification » est préféré, afin de « réunir » le monument lui-même. Les musées occidentaux prétendent être les dépositaires d’un héritage commun et universel. En outre, des sociétés ayant créé les objets réclamés n’existent plus ; les cultures meurent, les biens demeurent. Si ces objets appartiennent à un héritage commun et si un bien culturel n’est pas celui d’un État en particulier, ils sont toutefois liés à une région d’origine. Et la perception d’appartenance culturelle est légitime pour des États modernes pouvant assurer la protection du patrimoine.

Un droit international limité

Le congrès de Vienne en 1815 voit l’émergence d’une prise de conscience internationale. En 1874, une déclaration sur les droits de la guerre, interdisant le pillage, est adoptée à Bruxelles par 15 États. Elle a inspiré la convention de La Haye en 1899, ratifiée par 50 États, renforcée en 1907, puis en 1954 avec des protocoles additionnels en 1972, pour bannir les actes hostiles aux biens culturels. Du fait de la croissance du commerce des œuvres d’art, les règles pour la restitution de biens illégalement exportés ont été renforcées par une convention de l’Unesco en 1970 puis en 1995.

Chaque demande de retour fait l’objet d’une enquête tenant compte des circonstances historiques. Ce qui n’était pas possible dans le passé, l’est aujourd’hui, les négociations pouvant conduire à des restitutions.

La bibliothèque de l’Imperial War Museum (IWM) : un siècle de collecte d’imprimés sur la guerre, Maria Castrillo (IWM)

Créé en 1917, pour conserver les témoignages de la Première Guerre mondiale, l’IWM a été pensé comme un lieu d’études et de recherche. Les déménagements successifs à Londres ont accompagné l’accroissement des collections, avec la Seconde Guerre mondiale puis l’ensemble des conflits engageant les armées britanniques ou du Commonwealth. La bibliothèque du musée, établissement pluridisciplinaire de référence, est ouverte à un public varié : étudiants, universitaires, diplomates, militaires et toujours plus de visiteurs internationaux. Les collections de l’IWM reflètent l’évolution des conflits, dont, aujourd’hui, l’influence des questions environnementales et la cyber-guerre.

Le passé trouble de la Bibliothèque nationale (1939-1945), une histoire en cours d’écriture, Ève Netchine (Bibliothèque nationale de France, [BnF])

Près de 80 ans après la Seconde Guerre mondiale, la BnF mène un travail de mémoire combinant approches historiques, historiographiques et déontologiques. Les ouvrages de Martine Poulain (Livres pillés, lectures surveillées) et d’Antoine Compagnon (Le cas Bernard Faÿ) ont été déterminants dans cette démarche appuyée par les pouvoirs publics et des programmes de recherche.

Bernard Faÿ : faire de la Bibliothèque nationale (BN) un outil de la révolution nationale

Bernard Faÿ, nommé dès le début de la Collaboration à la tête de la BN en remplacement de Julien Cain, est un personnage complexe provenant du milieu industriel et de la banque : il était partisan de l’Action française mais il enseignait la civilisation américaine au Collège de France. Lecteur de Marcel Proust, il appréciait le mouvement surréaliste et la littérature d’avant-garde, mais il était aussi un proche de Philippe Pétain.

Bernard Faÿ met en œuvre la politique antimaçonnique du régime de Vichy, en étroite collaboration avec les autorités d’occupation ; en mars 1941, une loi confie officiellement à la BN les archives confisquées à la franc-maçonnerie. En outre, il crée un service dédié aux « sociétés secrètes » ; une liste de francs-maçons publiée au Journal officiel en août 1941 conduit à la déportation de 900 d’entre eux. Il fonde un musée des « sociétés secrètes » et publie ce qu’il considère comme les preuves d’un « complot judéo-maçonnique ».

Bernard Faÿ cherche à jouer un rôle national, en s’appuyant sur la mission régalienne du dépôt légal et en réorganisant la BN :

  • le budget et les effectifs augmentent ;
  • le nombre des départements passe de 5 à 12, notamment pour la musique, la géographie, l’histoire de la France contemporaine comprenant le service des sociétés secrètes ;
  • de nouveaux fournisseurs pour les livres étrangers sont sollicités, dont la librairie « Rive gauche », lieu emblématique de la collaboration intellectuelle.

Des livres provenant de bibliothèques juives ou appartenant à des immigrés, dans diverses langues européennes, rentrent par ailleurs dans les collections de la BN, à l’image d’un don de livres invendus par l’hôtel Drouot en octobre 1942.

Du Front populaire à la Libération (1936-1946)

Une partie des changements opérés par Bernard Faÿ étaient prévus par ses prédécesseurs, dont la création de nouveaux départements et le rôle de la BN dans un réseau de lecture publique. À la Libération, Faÿ est condamné à l’indignité nationale et aux travaux forcés. Le service des sociétés secrètes est supprimé et quatre directeurs de département sont limogés, alors que d’anciens bibliothécaires retrouvent leur fonction, notamment Julien Cain de retour de déportation. Des milliers de livres sont récupérés en Allemagne grâce à la Commission de récupération artistique (CRA). Une partie est restituée aux propriétaires légitimes, les autres sont placés dans des bibliothèques.

En 2017, un comité a été mis en place à la BnF pour prendre les mesures rendant possibles les restitutions. Certains livres ont récemment fait l’objet d’enquêtes minutieuses ; l’un d’entre eux a été remis le 17 mars dernier à la petite-fille de Victor Basch.

Résilience et souvenirs. Comment la bibliothèque de Singapour a survécu à l’occupation japonaise de la Malaisie ?, Makeswary Periasamy (Bibliothèque nationale de Singapour)

Histoire de la bibliothèque de Singapour

Une bibliothèque est fondée en 1837 à Singapour, avant-poste de l’empire britannique. En 1874, elle est complétée par un musée et l’établissement prend le nom de Raffles Library and Museum. En 1960, la bibliothèque emménage dans un bâtiment distinct de celui du musée. Les collections s’enrichissent de documents en chinois, malais et tamoul, qui sont les langues officielles, en plus de l’anglais. Un nouveau bâtiment est inauguré en 2005.

Comment la bibliothèque nationale a-t-elle survécu à la Seconde Guerre mondiale ?

Après l’invasion de la Chine en 1937, le Japon attaque la région Asie-Pacifique en 1941. À Singapour, après de violents combats, les Britanniques se rendent le 15 février 1942. L’occupation japonaise est marquée par une répression brutale (de 25 000 à 55 000 Chinois sont tués par la Kempeitai).

En 1945, le Raffles Library and Museum est endommagé mais le pillage des collections a été limité, grâce à la mobilisation de scientifiques britanniques et japonais, notamment le botaniste Edred J. H. Corner, directeur adjoint des jardins de Singapour. En outre, les autorités japonaises sont favorables au maintien des collections dans les pays occupés. Et des livres sélectionnés par l’occupant sont distribués aux civils internés et aux prisonniers de guerre. Pendant l’occupation, le personnel de la bibliothèque a aussi caché des livres rares et pris en charge les collections privées d’officiels britanniques. Par ailleurs, les Japonais, qui ont créé leur bibliothèque réservée, ont publié des journaux qu’Edred J. H. Corner a sauvés ; ils sont une source précieuse sur l’Histoire de la période.

Protéger les bibliothèques en temps de guerre : les étapes possibles ? Emma Cunliffe (Secrétariat du Bouclier bleu et université Newcastle)

« Là où l’on brûle des livres, on finira par brûler des hommes »
Heinrich Heine (1821)

Le postulat de la protection du patrimoine culturel est qu’une catastrophe va arriver, qu’il ne sera pas possible de l’éviter et que des mesures doivent être prises en vertu du droit international.

Durant la Première Guerre mondiale, la protection du patrimoine culturel devient un impératif moral pour les alliés, à la suite des destructions allemandes, tandis qu’en Allemagne, une unité de protection des œuvres d’art est créée. Les conflits provoquent des destructions, le plus souvent des dommages collatéraux provoqués par un matériel militaire manquant de précision, sauf quand la volonté d’anéantir est délibérée. Nombre d’initiatives personnelles visant à protéger les collections ont été organisées, mais désordonnées et, parfois, sans le soutien des autorités, à l’image des guerres en Irak et en Syrie.

Le Bouclier bleu

S’inscrivant dans le cadre de la Convention de La Haye de 1954, le Bouclier bleu est fondé en 1996, dans le contexte du conflit en Yougoslavie, par l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA), le Conseil international des musées (ICOM), le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) et le Conseil international des musées (ICA). Dédié à la protection du patrimoine culturel et naturel, matériel et immatériel, il dispose de comités nationaux, d’un secrétariat et d’un conseil d’administration. À l’instar de la Croix-Rouge, il est indépendant, impartial et neutre, et il agit dans le respect des identités culturelles, dans un but non lucratif.

Risques et recommandations

Face aux risques (destructions, dégradations, incendie, pillage, négligence), nombre de pays ne tiennent pas suffisamment compte des recommandations du Bouclier bleu et un savoir-faire s’est perdu depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans le respect du droit, des mesures doivent être prises en temps de paix, comme l’organisation d’un réseau de professionnels qualifiés pour conseiller et coordonner, inventorier les biens culturels, identifier les lieux à protéger.

Sur les théâtres d’opérations, les forces armées doivent pouvoir identifier le patrimoine culturel, afin de manœuvrer, d’éviter toute campagne de communication négative et pour empêcher le pillage pouvant financer le terrorisme.

Conclusion

Les bibliothèques enrichissent et conservent les collections, qu’elles protègent contre les dangers du quotidien ou plus exceptionnels. Elles sont aussi une « balise d’espoir » pour les populations. Enfin, elles écrivent leur propre histoire.