Bibliothèques universitaires et IST : quelle(s) valeur(s) ?

Journée d’étude lors du congrès de l’ADBU – Strasbourg, 3 septembre 2014

Cécile Touitou

La journée d’étude du dernier congrès de l’ADBU qui se tenait à Strasbourg le 3 septembre dernier avait comme sujet « Bibliothèques universitaires et IST : quelle(s) valeur(s) ? ». On se souvient de la journée d’étude Elico-Couperin du 21 février 2014 consacrée à un sujet connexe : « Ressources documentaires électroniques en milieu universitaire : retour sur investissements ». Les bibliothèques universitaires françaises, dans la tourmente des réductions de budget, se préoccupent donc des travaux menés à l’étranger sur la question de leur « valeur », de la « monétisation » de leurs services et de leurs collections, bref, de leur intérêt pour la communauté. Tout le monde attend qu’une étude économique soit enfin menée dans l’Hexagone, mais il semblerait qu’aucune ne soit encore programmée. La journée du 3 septembre a permis aux congressistes de prendre connaissance à la fois des aspects théoriques de telles études et des résultats de certaines récemment menées à l’étranger.

Rappelons effectivement que les études consacrées au « Retour sur investissement » (ou ROI en anglais) sont nombreuses et des sites entiers leur sont dédiés. Une des pionnières en la matière, Carol Tenopir de l’université du Tennessee, a notamment piloté un projet intitulé « LibValue Project » dont l’objectif était de définir et de mesurer les moyens par lesquels les bibliothèques universitaires créent de la valeur en participant à la recherche, à l’éducation et à la formation, ainsi que par leur engagement social, professionnel et public. Ces travaux d’une richesse exceptionnelle (trois ans d’études, des restitutions et publications multiples) ont donné lieu à la création d’un site web comportant de nombreuses ressources dont une bibliographie et une boîte à outils incontournable pour qui s’intéresse à la question.

Il était bon, avant de se lancer dans l’exploration du site en question, d’écouter Françoise Benhamou camper le paysage et identifier les enjeux de la problématique. La bibliothèque, a-t-elle expliqué, est aussi un acteur de la vie économique même si l’essentiel de ses services est non marchand. Dans un contexte de réduction des crédits publics, on demande à tous les acteurs bénéficiaires des subventions de justifier leurs dépenses, voire leur « utilité ». Pour ce faire, il va falloir identifier tous les éléments « coûteux » de la bibliothèque avant de pouvoir mettre ce coût en balance avec les bénéfices (financiers, mais plus probablement sociaux) qu’elle génère. La bibliothèque est d’abord un employeur même si elle est également un formateur. La bibliothèque est aussi un acheteur (de livres, mais aussi de mobilier, etc.). Ce sont ce type d’éléments qu’il va falloir quantifier.

Dans le même temps, la bibliothèque participe à la réussite des étudiants (du moins, on l’espère), de ses chercheurs (s’ils le veulent bien), et agit plus largement sur son territoire. Elle est source de rayonnement ou de « bien-être », pour ses étudiants, ses enseignants, mais aussi pour la communauté voisine qui n’est pas forcément « consommatrice directe » de ses services mais bénéficie indirectement de l’éventuelle notoriété de l’université et de sa bibliothèque.

Pour mesurer cet usage direct et indirect, immédiat, futur ou potentiel, les spécialistes distinguent quatre sources de valeur : la valeur d’usage, la valeur d’option (le bien n’a pas de valeur d’usage mais son utilisation potentielle dans le futur détermine une valeur d’option), la valeur d’existence (l’existence même du service a une valeur, même s’il n’est pas utilisé) et la valeur de transmission (le service fait partie du patrimoine à transmettre).

Ces valeurs sont importantes car, au-delà de l’usage, l’existence de ces institutions non marchandes que sont les bibliothèques se justifie également par ce qu’elles représentent et transmettent à l’ensemble de la communauté des usagers et des non-usagers.

Ainsi, explique Françoise Benhamou, les bibliothèques ont un effet sur leurs usagers et au-delà d’eux, par capillarité, elles induisent des effets d’externalité plus difficiles à mesurer. Par exemple, elles favorisent la recherche. C’est ce que cherchent à mesurer deux types d’études : les études d’impact et les analyses coût/bénéfice.

Les études d’impact sont très nombreuses en France, mais jamais aucune n’a été menée en bibliothèque. Ces études consistent à regarder l’impact d’une activité du point de vue de l’économie : les dépenses que cette activité génère mais aussi les produits des retombées indirectes qu’elle induit (les usagers utilisent les transports pour se rendre à la bibliothèque, etc.). On peut ainsi mesurer « l’impact » de la bibliothèque même s’il est très difficile de mesurer toutes les dépenses induites.

Une seconde méthodologie consiste à mener des analyses coûts/bénéfices : on mesure les coûts de la bibliothèque et on les met en regard des bénéfices commerciaux et des bénéfices sociaux qu’elle génère (lieu de recherche, lieu de travail ; apporte à la communauté éducative une salle de lecture, des événements, etc.). Enfin, existent les études « contingentes » qui évaluent la valeur de chaque service au travers de questionnaires aux usagers et aux non-usagers les interrogeant sur leur « consentement à payer » ou encore leur consentement à renoncer (le prix auquel on accepte de renoncer à sa carte de bibliothèque, par exemple…) ou le coût marginal de remplacement (coûts additionnels que l’on est prêt à payer en remplacement du service en question). Illustrant son propos, Françoise Benhamou cite l’étude menée à la British Library par Andrew Tessler 1.

La suite de la journée a permis de prendre connaissance de nombreux travaux menés à l’étranger. Janet Wilkinson 2 , de l’université de Manchester, a présenté une étude britannique sur la valeur des services des bibliothèques pour les chercheurs et la recherche menée au Royaume-Uni en 2011.

Roswitha Poll, du comité ISO/SC8 « Quality – Statistics and Performance Evaluation », a présenté les travaux du comité 3  autour de la nouvelle norme ISO 16439 (Methods and procedures for assessing the impact of libraries) bientôt disponible en français. Dans son intervention, elle est revenue sur l’histoire récente des indicateurs de performance en bibliothèque qui sont passés de l’évaluation quantitative à l’évolution qualitative (et qui, d’après ce qu’on a entendu récemment à l’IFLA, évoluent maintenant vers des indicateurs « éthiques 4  » basés sur l’analyse de ce qui est utile à l’usager). Les méthodes doivent distinguer ce que l’on peut prouver, de ce que l’on peut observer et ce qui est demandé aux usagers. Ces trois approches de collecte sont complémentaires et peuvent permettre de dresser une photographie précise des usages de la bibliothèque, de la représentation qu’on en a, de sa valeur : « Et si elle n’existait pas, comment feriez-vous ? Iriez-vous sur internet ? Interrogeriez-vous vos enseignants ? vos amis ? »

Graham Stone de l’université de Huddersfield a présenté 5  une étude aidée par le JISC qui partait de l’idée selon laquelle il y aurait une corrélation statistiquement significative entre la fréquentation de la bibliothèque et le résultat des étudiants dans leurs études. Ainsi, pour chaque étudiant, ont été collectés :

– la note finale obtenue ;

– le nombre de livres empruntés dans l’année ;

– le nombre de fois où l’étudiant a accédé aux ressources électroniques ;

– le nombre de fois où l’étudiant est entré en bibliothèque.

Malheureusement (pour nous, bibliothécaires), aucun lien exclusif de cause à effet n’a pu être dégagé car les raisons de la réussite universitaire sont multifactorielles ! La suite de l’étude a permis de générer un certain nombre de tableaux croisés mettant en relation des données sociodémographiques, scolaires, ainsi que des données statistiques sur l’usage de la bibliothèque et de ses ressources.

Dans l’exemple suivant, les auteurs du rapport mettent ainsi en relation l’usage des ressources de la bibliothèque avec la discipline d’étude des étudiants et comparent cet usage au groupe test des étudiants en sciences sociales.

Illustration
Library usage – Aggregated subject groups

En complément, le conférencier a présenté le projet LAMP – Library Analytics and Metrics project (jiscLAMP) – qu’il faudra surveiller puisqu’il vise à constituer une large base de données statistiques sur les bibliothèques académiques britanniques.

La conclusion de la journée a été confiée à Christian Jacob, directeur de recherche au CNRS, membre du conseil scientifique de la BNUS et directeur de la publication des Lieux de savoir. Se pose, selon lui, la question plus large de la valeur des savoirs et des choses immatérielles de l’esprit. Retraçant l’histoire ancienne du livre, des bibliothèques, et du savoir qui y est déposé, Christian Jacob nous rappelle que la bibliothèque est à la fois un bien matériel, et un lieu partagé par des personnes qui ne font que passer, une collection d’entités matérielles dont la valeur naît aussi du choix de leur assortiment et de leur classement, c’est un lien entre des auteurs, des époques, des lecteurs et des bibliothécaires, un lieu qui crée du lien, change la vie, agit sur le bonheur individuel et collectif ! Une « fabrique », si l’on veut prendre au mot la notion de valeur, un « lieu de production » peuplé de multitudes de voix et de rencontres.

Les facettes des valeurs que l’on pourrait trouver aux bibliothèques sont nombreuses. Évoquer ce kaléidoscope révèle comme il est ambitieux et difficile de mettre tout cela en équations. Le faire pourtant, comme une concession à l’époque contemporaine, pourra aider à un meilleur usage de l’argent public et permettra peut-être de garantir quelques années encore la préservation de ces lieux uniques qui, au-delà des indicateurs de performance, restent avant tout des lieux propices à la digression et à la sérendipidité, à l’inattendu et au « braconnage ».