« Bibliothèques sensibles au genre »

Journée professionnelle organisée par la Bibliothèque publique d’information (Bpi) et le réseau des médiathèques de Brest – 14 octobre 2021

Antoine Baudet

Alice Carrier

Marie Chamboredon

Aude Picard

Un partenariat entre la Bpi et les médiathèques de Brest a permis la tenue, le 14 octobre 2021 dans l’auditorium de la médiathèque François-Mitterrand Les Capucins à Brest, d’une journée professionnelle sur la question du genre en bibliothèque. Bénédicte Jarry, directrice du réseau des médiathèques de Brest, a ouvert la journée par une intervention sur le diagnostic réalisé à Brest sur le budget dédié à la culture dans le cadre d’une démarche de budget sensible au genre ayant pour visée de mieux garantir l’égalité hommes-femmes : le milieu culturel est l’un de ceux où les femmes sont les plus sous-représentées.

Quelles valorisations pour les collections sur le genre ?

La première table ronde, modérée par Geneviève de Maupéou, de la Bpi, a vu un échange autour de la valorisation des collections sur le genre entre Marie Prévost, responsable de la politique documentaire et de l’action éducative à Brest et Marie Roumane, responsable de la bibliothèque Claude Lévi-Strauss à Paris où un fonds sur le féminisme, non spécialisé et empruntable, a été créé il y a un an. La constitution de ce fonds a posé la question du périmètre qui a été resserré et n’a pas inclus les LGBTQI+. À Brest, un volontaire en service civique a fait un bilan sur la prise en compte du genre dans les collections et actions culturelles du réseau brestois. Sans fonds propre actuellement, de multiples actions inscrivent le genre dans la lecture publique : temps fort « La mixité sex’prime », rebaptisé « L’égalité en tous genres » à destination des adolescent·es, associant écoles et associations ; sélections pour enseignants ; partenariat avec le Planning familial. La question se pose d’un éventuel partenariat avec les associations féministes et LGBTQI+ qui pourraient être sollicitées pour le choix de documents, afin d’avoir un regard extérieur et de rendre les services plus inclusifs. Autre suggestion : créer un club de lecture féministe sur le modèle des « Agiteuses » de la bibliothèque Claude Lévi-Strauss. Toutes ces pistes permettent un va-et-vient entre principes liés au service public, déconstruction des stéréotypes et impératif d’inclusion.

Le public a soulevé la problématique d’éviter le « pinkwashing » en assurant une prise en compte de tous les publics qui ne soit pas que de façade. Autre question épineuse : comment faire pour convaincre des élus insensibles à la problématique ? Réponse : partir des collections et des statistiques, comme les surréservations des essais féministes, révélatrices d’un public sensible à la question.

Quels enjeux autour des débats sur l’écriture inclusive ?

La deuxième table ronde réunissait Julie Abbou, linguiste, Danièle Manesse, professeure en sciences du langage et était modérée par Virginie Salmon du réseau des médiathèques de Brest. La langue est depuis longtemps un lieu de lutte féministe. Pour ses défenseur·ses, l’écriture inclusive participe au changement des mentalités, mais déclenche de vives critiques ; on lui reproche d’exclure en rendant la lecture des textes plus difficile. Accord de proximité, mots épicènes, les pratiques alternatives sont multiples. Le débat, parfois tendu, a fait son entrée sur le terrain politique : proscrite en région Auvergne, instaurée à Lyon, l’écriture inclusive a suscité de vives critiques.

Julie Abbou conteste le terme d’écriture « inclusive ». En français, l’énonciateur par défaut est un homme. Le masculin désigne les humains, alors que le féminin désigne la femelle 1

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Claire Michard, Humain/Femelle de l’humain. Effet idéologique du rapport de sexage et notion de sexe en français, Montréal, Éditions sans fin, 2019.

. Cela fait au moins 50 ans que se pose la question du langage sexiste. En 2015, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes publie la charte « Pour une communication publique sans stéréotype de sexe ». L’agence de communication « Mots-clés » a déposé le terme « écriture inclusive » en 2016. La notion d’inclusion vient du champ lexical du handicap.

Pour Danièle Manesse, cette table ronde soulève des questions théoriques de représentation de la langue dans une société intégrée. Le langage est un outil dont nous héritons, et que nous léguerons, modifié au fil des évolutions. L’enjeu de l’écriture inclusive est la visibilité des femmes. Si la féminisation des noms de métier est une évidence pour les linguistes, elle est à distinguer de l’écriture inclusive. Le genre de la langue n’a rien à voir avec le genre du monde. On n’est pas obligé de donner un substrat sémantique à la langue. Et pourtant, Julie Abbou insiste sur la force métaphorique du genre.

Selon Danièle Manesse, l’accord au masculin n’a pas été imposé au XVIIe siècle. L’accord de proximité est flottant depuis toujours. Selon l’étude du linguiste André Chervel, on ne trouve que dans six manuels scolaires sur 6 000 la fameuse règle du « masculin l’emporte sur le féminin ». Il s’agirait plutôt d’une « règle d’instituteur », plus orale qu’institutionnalisée. Il existe une confusion entre le prescriptif et le descriptif chez les grammairiens. La langue fabrique-t-elle le monde ou lui obéit-elle ? Le pouvoir n’ayant pas l’espace de légiférer sur la langue, il se rattrape sur la grammaire. D’où par exemple la circulaire du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, du 6 mai 2021 interdisant l’usage du point médian à l’école. Ce même point médian a été retiré des communications externes de la ville de Brest, déclaré non compréhensible par la synthèse vocale.

Les attaques contre l’écriture inclusive, dont il existe 169 guides depuis 2015, viennent souvent de milieux réactionnaires, avec comme argument que celle-ci aboutit à l’effet inverse de celui recherché. Pour Julie Abbou, la question de la lisibilité dans un contexte de dyslexie ne pose pas problème. Au contraire, l’écriture inclusive peut permettre le découpage des mots. Pour l’accessibilité en ligne (synthèse vocale), c’est une question technologique. Le point médian et l’écriture inclusive existent dans d’autres langues (catalan, suisse, anglais, espagnol, allemand). Quelles seraient les alternatives ? Un Femina générique : tout au féminin, ou à l’inverse tout au masculin, comme genre par défaut ? Pour Danièle Manesse, ce n’est pas l’ordre du langage qui est en cause mais le discours, les pratiques. La solution n’est pas de refaire la langue, mais de parler des femmes qui sont invisibilisées. Le point médian intègre les personnes transgenres. C’est une notion importante de plus en plus admise et comprise, en particulier chez les personnes jeunes. Quant à l’argument de la complexité de l’écriture inclusive, la sociologue Oriane Amalric, présente dans le public, lui oppose celui d’un nécessaire apprentissage.

Pour clôturer la matinée, six projets ont été présentés aux participant·es, projets détaillés dans l’après-midi, sous la forme d’un forum :

  • le bingo de la diversité, par Mélanie Mesquita, de la bibliothèque Louise Michel à Paris ;
  • l’atelier « éducation aux médias et à l’information : préjugés de genre, stéréotypes sexistes », par Valérie Robin, de la Bpi ;
  • Montreuil : Dragqueen, par Marlène Dallet, des médiathèques de Montreuil ;
  • jeu « égalité, c’est cliché ! », par le Réseau Canopé ;
  • présentation du livre des Presses de l’Enssib (collection La Boîte à outils), Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque, par Florence Salanouve, directrice de l’ouvrage ;
  • partenariat des médiathèques de Brest avec le Planning familial, par Erwan Rivoalan et Fabienne Bodin.

Comment utiliser l’écriture inclusive ?

L’atelier d’écriture inclusive animé par Oriane Amalric, sociologue spécialisée dans les migrations et les discriminations, était l’un des trois ateliers proposés au choix aux participant·es pendant l’après-midi. Il était la déclinaison pratique de la table ronde de la matinée entre les deux linguistes. Les enjeux soulevés lors de ce débat ont été rappelés pendant l’atelier : comment la langue a-t-elle été masculinisée ? Comment utiliser concrètement l’écriture inclusive ? « Écriture inclusive », « langage inclusif », il existe différentes manières de nommer l’utilisation d’outils permettant d’atténuer la place du masculin dans la langue française. L’atelier a débuté par une mise en contexte de l’écriture inclusive, un bref rappel des chiffres sur les inégalités femmes-hommes en France et un quizz. Les chiffres sur les inégalités entre les femmes et les hommes, que ce soit au travail ou dans l’espace public, montrent que la domination masculine continue de s’exercer sur de nombreux champs de la vie humaine. Nous baignons dans un univers de représentations valorisant la place des hommes par rapport à celle des femmes, et la publicité renforce ces stéréotypes. Les inégalités existent également dans la langue française : le masculin l’emporte sur le féminin comme genre désignant un groupe hétéroclite, mais il est également utilisé comme terme générique. C’est le genre de l’humanité tout entière. L’utilisation quasi systématique de noms de métiers au masculin (un médecin par exemple), même s’il s’agit d’une femme qui l’exerce, participe également à l’invisibilisation des femmes.

Le quizz a apporté quelques éléments historiques sur la langue française et a interrogé nos propres habitudes et représentations : le terme « doctoresse », par exemple, changea de signification au cours des siècles, désignant d’abord une femme exerçant la médecine avant d’être utilisé pour nommer la femme du docteur. Mais comment désigne-t-on une femme qui enseigne : une professeur, une professeuse ou une professeure ? 2

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« Professeuse » est entré au Dictionnaire depuis 1764. Les premières occurrences « Professeure » apparaissent dans le Français québécois dans les années 1980. Quant à « UNE Professeure », c’est une forme masculinisée de la langue française qu’il est possible d’utiliser.

Enfin, point médian, termes épicènes, ordre alphabétique, doublets, féminisation des noms de métiers, accord de proximité sont des possibilités concrètes de féminisation (ou de neutralisation du masculin comme terme universel) de la langue française. Comment appliquer l’écriture inclusive à la phrase suivante, donnée comme exercice lors de l’atelier : « Le chef d’orchestre est-il le seul à diriger les musiciens ? »

Des termes ont été nouvellement créés, comme iel (il + elle), toustes (toutes + tous) ou celleux (pour celles et ceux). Il serait également possible de doubler les termes : « les musiciens et les musiciennes ». Mais si en plus on applique l’ordre alphabétique, le n étant avant le s, on écrirait alors : « les musiciennes et les musiciens ». Reformulée, la phrase deviendrait : « La∙e chef∙fe d’orchestre est-iel la∙e seul∙e à diriger les musiciennes et les musiciens ? » Cela peut paraître lourd ou inesthétique. Utiliser l’écriture inclusive ou la lire (ou même la voir) n’est pas usuel. Rien n’empêche de reformuler ainsi : « L’orchestre est-il seulement dirigé par la∙e chef∙fe d’orchestre ? » L’usage du masculin comme terme universel a un côté commode parce que c’est celui que nous utilisons depuis toujours. Néanmoins, cela peut être intéressant de changer d’habitudes, car l’invisibilisation d’un genre par rapport à un autre entraîne l’invisibilisation des personnes concernées. Ne pouvons-nous pas envisager une société plus inclusive, où un genre ne dominerait pas les autres ? C’est toute la portée de l’écriture inclusive.

Prévenir les agressions par l’auto-défense verbale

L’atelier d’auto-défense verbale animé par Cécile Jacques, formatrice en autodéfense féministe avait pour but de prévenir les agressions subies dans les sphères professionnelles et personnelles, mais également de les désamorcer et d’y mettre fin efficacement par le corps et la voix. Dans un premier temps, grâce à des jeux langagiers et corporels, les participant·es présent·es ont eu l’occasion de savoir reconnaître les limites propres à chaque individu dans le rapport à l’autre, et ont pu évaluer leur capacité à manifester le refus de façon intelligible et lisible par n’importe quel·le interlocuteur·rice. Cécile Jacques a ensuite engagé un travail basé sur des situations d’agressions verbales que le groupe a analysé et désamorcé selon des techniques expliquées en amont des mises en situation. L’atelier a permis d’aborder les différentes strates de traditions genrées de notre société, comme les injonctions faites aux femmes dans la gestion du conflit : en situation de tension, une grande majorité se sent obligée de rester souriante malgré son malaise, et choisit la stratégie du compromis face à une agression verbale, plutôt que la confrontation. La possibilité d’un tel atelier proposé aux professionnel·les des bibliothèques semble faire écho à une demande de plus en plus présente de la part des agent·es et municipalités et structures encadrantes de libérer la parole des femmes dans l’espace professionnel, mais aussi de reconnaître leur difficulté à s’approprier de façon plus automatique un savoir-être assertif de la gestion de conflit.

Apprivoiser l’espace public grâce aux « marches exploratoires »

En introduction à l’atelier Marche exploratoire dans les Ateliers des Capucins et dans la médiathèque, Emmi Leclerc, de la mission Développement social urbain de Brest Métropole, en a exposé les principes et la méthodologie. Cela consiste à proposer à un groupe exclusivement composé de femmes afin de permettre la libération de leur parole, de repérer dans un espace public, généralement extérieur, les endroits qu’elles identifient comme problématiques en termes d’usage et de sécurité. Pour mettre en place une « marche » il faut au préalable une adhésion des décideurs et des services, une préparation du groupe : en médiathèque, on peut s’appuyer sur des usagères, membres d’un club de lecture par exemple. Et partir de l’expérience d’usage du lieu : lieu de résidence, trajets, endroits identifiés : plusieurs séances sont nécessaires. L’horaire le plus favorable pour la marche est la fin d’après-midi, quand la nuit tombe. La marche exploratoire peut se décliner en intérieur, dans une médiathèque et tout autre lieu culturel : repérage des coins plus sombres, des espaces en retrait, éloignés des points d’accueil. Des solutions comme le rajout d’éclairages ou le déplacement de mobiliers peuvent aider à rendre l’espace plus sûr.

Les apports, dans toute leur diversité, ont donné une belle dynamique à cette journée, en permettant de conjuguer débats, partage d’expériences, ateliers pratiques, mises en situation. À nous, dans nos établissements respectifs, de poursuivre, d’enrichir et d’intensifier nos différentes actions pour rendre nos bibliothèques « sensibles au genre ».