Bibliothèques et lieux d’engagements : pour qui ? Pour quoi ?
Villeurbanne, 7 février 2019
Jeudi 7 février 2019, la cinquième édition des rencontres professionnelles proposées par le Rize et l’Enssib, co-organisée cette année par des élèves conservateurs (DCB 27), interroge l’engagement, sous le titre « Bibliothèques et lieux d’engagements : pour qui ? Pour quoi ? », un questionnement prégnant et régulièrement débattu. À travers une interrogation sur les évolutions récentes du rôle des bibliothèques, puis une intervention qui ambitionne de braver les constats anxiogènes du temps, et enfin des retours d’expériences de professionnels du livre, de la médiation, des champs culturel et/ou social, cette rencontre professionnelle montre à quel point il est complexe de restituer l’expérience vécue/partagée/traversée. L’expérience serait-elle intransmissible, comme l’affirme Christian Bobin ? « On ne fait pas pousser une fleur avec des idées sur la botanique mais avec de l’eau, de la lumière et de la patience, beaucoup de patience, au jour le jour 1 », écrivait-il.
Force est de constater que les engagements présentés se confrontent à des réalités institutionnelles, budgétaires, sociétales, qui sèment autant de doutes qu’elles suscitent de vocations. Raphaëlle Bats (conservatrice des bibliothèques en charge des relations internationales, Enssib), Karim Mahmoud-Vintam (fondateur et délégué général des Cités d’Or), Julia Kabakdjian et Lila Pereira, bibliothécaire et médiatrice socioculturelle (bibliothèque Jean Macé, Lyon), Nadine Chopin et Floria Ranaboldo, présidente et chargée de développement culturel (Maison des Passages, Lyon), ainsi que Robert Herranz et Pierre Marcilloux, bénévoles (Emmaüs Connect Lyon) reviennent sur la manière dont ils vivent leurs engagements respectifs.
Des bibliothèques engagées :
une réponse aux crises ?
En s’appuyant sur plusieurs initiatives (projet Démocratie à la Bibliothèque municipale de Lyon –BmL, BiblioDebout – bibliothèque participative en plein air, réseau Villes en action), sur des entretiens avec des bibliothécaires ainsi que sur de l’observation (parfois) participante, Raphaëlle Bats dresse un état des lieux des projets récents de bibliothèques engagées, sans négliger les limites de ces engagements. La bibliothèque – qui devient « lieu de citoyenneté », « lieu socioculturel », « lieu de débats » ou encore « lieu de la communauté » – serait une réponse à diverses crises (crise de la représentation, de la solidarité, du débat démocratique, de la perte de contrôle sur la vie privée…). Diverses actions qu’elle propose visent à conjurer les conflits d’usage et/ou à favoriser l’inclusion : valorisation de la diversité linguistique d’un quartier, exposition de photographies réalisées après le démantèlement de la « jungle » de Calais, valorisation de collections patrimoniales locales, développement de l’autoformation, mise en place d’ateliers de pratique artistique ou de partage d’expériences, animation d’ateliers d’éducation aux médias et à l’information.
Toutefois, ces évolutions des pratiques professionnelles et les évolutions sociétales suscitent des inquiétudes quant à la vocation des personnels des bibliothèques et au devenir des bibliothèques : passage « de la lecture publique au management du territoire », élargissement de la représentation des publics qui implique un élargissement des propositions, développement de services qui relèvent d’autres ministères, poids croissant de l’accompagnement au détriment des collections, excès de neutralité et crainte de la visibilité (en évitant notamment toute implication dans le débat public), absence de réflexion sur les liens entre espace physique et espace numérique.
Face aux crises institutionnelles, sociales, internationales, Karim Mahmoud-Vintam propose de développer des outils ou des formations, indispensables pour trouver sa place dans ce « nouveau monde ». Afin d’accompagner les jeunes générations, dont il dénonce les comportements consuméristes, il s’inscrit dans le sillage de l’éducation populaire et exhorte à développer « cinq piliers humains et civiques » : capacité à convaincre (sans manipuler), capacité à argumenter (pour enrayer la violence physique), capacité à s’informer, capacité à cultiver la confiance en soi, capacité à entretenir et à enrichir son environnement humain.
L’association Les Cités d’Or a reçu, le 15 novembre 2018, le prix de la Démocratie de l’Institut Marc Sangnier. Les actions récompensées n’ont malheureusement pas été évoquées 2.
Des actions nécessairement ancrées
dans les territoires
Une table ronde réunissant des professionnels de la médiation donne ensuite la mesure de l’importance des contextes géographique, politique et institutionnel. Ainsi, à l’initiative de la médiatrice de la Bibliothèque municipale de Lyon, le partenariat avec un café social permet à la BmL d’accueillir, à travers une exposition et des témoignages, un nouveau public, celui des Chibanis. La qualité de la collaboration entre la médiatrice et la bibliothécaire est fortement soulignée. La Maison des Passages, à l’occasion d’un festival, inclut quant à elle dans sa dynamique artistique, culturelle et politique les « gens du voyage ». Au-delà de la valorisation des cultures tsigane, gitane et manouche, la Maison des Passages participe à la lutte contre les discriminations : l’association a notamment œuvré en faveur de l’abrogation du statut administratif des gens du voyage. L’approche des bénévoles de Emmaüs Connect se distingue, elle, par un pragmatisme qui échappe à une terminologie essentialiste. Les hommes et les femmes accueillis sont simplement des « bénéficiaires » (non permanents) d’ateliers de sensibilisation aux outils numériques. Ces ateliers s’inscrivent dans le déploiement d’une politique publique visant à lutter contre l’illectronisme. Emmaüs Connect décline son plan d’action sans stratégie de développement, dans une dynamique collective corporate assumée.
Il est à regretter que les liens entre les actions présentées et les politiques publiques n’aient pas été suffisamment présentés, dans leurs limites ou leurs avantages.
L’engagement, une réflexion sur les limites
Bien qu’elle ne soit pas nommée, la bibliothèque semble correspondre à l’espace décrit par le philosophe Abdenour Bidar dans son Plaidoyer pour la fraternité 3. Les exemples donnés par Raphaëlle Bats, dans son analyse relative aux différentes formes d’engagements des bibliothécaires, montrent que les bibliothèques proposent ces outils « intellectuels et culturels » tout en développant des espaces de sociabilité. Plusieurs questions vives apparaissent alors à l’écoute des témoignages, autour de la responsabilité des agents publics, de la mobilisation (des bibliothécaires et des publics), de la place et du rôle des usagers (Emmaüs excepté, le point de vue est systématiquement celui de l’institution) et de la place des bibliothèques au sein de la politique de la ville. Cette dernière interrogation a fait par ailleurs l’objet d’un colloque 4 et d’un article dans la Gazette des communes 5, en 2017 ; la Bpi et le SLL ont lancé une étude en janvier 2018, dans laquelle « l’image des bibliothèques et médiathèques dans les quartiers prioritaires » doit être appréhendée.
Si les enjeux relatifs à la démocratie participative ont été très présents lors de cette demi-journée, le citoyen/la citoyenne auquel(le) s’adresse l’institution a été très absent.e des discours, des témoignages et de la réflexion sur l’engagement. Mais si chaque jour, des hommes et des femmes fréquentent les bibliothèques ou autres lieux culturels, c’est bien que la proposition donnée satisfait un besoin, peut-être même un désir, voire un rêve. Ce constat positif reflète nos capacités à maintenir le dialogue malgré lesdites crises.