Bibliothèques en débat : « Les métiers des bibliothèques »
Bibliothèque nationale de France, 13 mars 2018
La séance « Bibliothèques en débat » du 13 mars 2018 était consacrée à l’ouvrage Les métiers des bibliothèques 1 publié aux Éditions du Cercle de la Librairie et dirigé par Nathalie Marcerou-Ramel (directrice des études et des stages à l’Enssib). Étaient également présentes Carole Letrouit (inspectrice générale des bibliothèques), pour débattre de la prescription autour de son chapitre « Collections, offres de service : prescription ou réponse à la demande ? », et Anne Pasquignon, pour illustrer les échanges par les évolutions vécues à la BnF.
En introduction, Martine Poulain (directrice de la collection « Bibliothèques » dans laquelle est publié cet ouvrage) a rendu hommage à Bertrand Calenge, qui avait dirigé la précédente édition de l’ouvrage paru en 2004 sous le titre Bibliothécaire, quel métier ? 2. Elle a donné le ton des interventions à venir en mentionnant quelques-unes des questions abordées dans l’ouvrage : des « questions qui fâchent », comme le nouveau rapport des bibliothécaires, aux contenus des collections, la diversification des métiers, le renouvellement des publics, le nouvel environnement des territoires.
Un métier, des métiers
Nathalie Marcerou-Ramel a choisi d’utiliser le pluriel dans le titre de l’ouvrage car, avec la multiplicité croissante des fonctions exercées dans tous les domaines par les bibliothécaires, il devient de plus en plus difficile d’identifier un cœur de métier unique. De nouveaux métiers surgissent et s’adjoignent sans cesse aux anciens. Le propos de cet ouvrage n’est pas de faire un cours sur ces nouveaux métiers mais de mener une réflexion sur les évolutions qu’ils induisent, d’où le choix volontaire d’une équipe de seize contributeurs d’horizons divers et de générations différentes.
L’objectif général était de constituer un recueil d’essais abordant dans une visée prospective un ensemble d’interrogations, sans recettes miracles : existe-t-il encore un cœur de métier ? Nos métiers sont-ils en hybridation ou en convergence avec d’autres métiers (comme la documentation et les archives) ? Quelle relation avec les savoirs à l’ère du numérique, à la collection qui a perdu ses contours bien identifiés, aux publics (au pluriel) avec lesquels il faut changer radicalement nos modes d’interaction, à la médiation qui devient sociale, pédagogique, aux territoires dont les contours évoluent sans cesse, au politique (qui a une vision très traditionnelle des bibliothécaires, de leurs compétences et de leurs champs d’action possibles), à l’évaluation qui est devenue un mode de régulation y compris dans le secteur public, à l’innovation et au changement qu’il faut gérer de façon continue, au numérique, à la technique, bientôt peut-être à la robotique ? Quels sont les moteurs de ces changements permanents ? En corolaire, comment adapter formations et statuts pour prendre en compte ces évolutions ?
La démarche a été de réinterroger les fondamentaux, de présenter les évolutions en cours, d’explorer les questions statutaires, d’aller regarder ailleurs (notamment le point de vue britannique avec l’article de Graham Bulpitt, pionnier du modèle du Learning Center) et d’articuler l’évolution des bibliothèques, des métiers et des compétences.
Les quatre piliers des nouvelles bibliothèques
Les principales évolutions des métiers, ces quinze dernières années, ne s’inscrivent pas dans une rupture mais plutôt dans un renforcement de tendances, déjà évoquées en 2004 par Bertrand Calenge, conduisant à un nouvel écosystème où les bibliothèques doivent trouver une autre légitimité, basée sur quatre piliers.
Premier pilier : les territoires d’exercice des bibliothèques, qui se sont largement recomposés en quinze ans, du fait de réformes et de la parution de quatre grandes lois. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la loi LRU du 10 août 2007 puis la loi Fioraso du 22 juillet 2013 ont eu un impact sur les bibliothèques et ont nécessité la mise en place de nouveaux modes de gouvernance pour des ensembles de plus en plus surdimensionnés, accentués par le lancement des PIA (Programmes d’investissements d’avenir), la création des Labex et les nouveaux regroupements d’universités dans le cadre des COMUE. En lecture publique, la loi MAPTAM du 27 janvier 2014 et la loi NOTRe du 7 août 2015 favorisent la création de communautés de communes dans lesquelles les bibliothèques doivent désormais se repositionner, provoquant des bouleversements comme ceux que connaissent actuellement les bibliothèques départementales. Ce paysage institutionnel mouvant a conduit les bibliothécaires à renforcer le travail en coopération, à mutualiser et à manager le changement en permanence.
Le deuxième pilier est la recherche croissante de rentabilité, en lien avec la culture de l’évaluation qui s’est développée dans l’enseignement supérieur et la recherche, et qui consiste à rendre compte, à remplir des évaluations, à communiquer sur les résultats, à être visible dans un paysage concurrentiel, à répondre à des appels à projets.
Le troisième pilier est le nouvel écosystème numérique. S’il ne date pas d’hier, il ne s’agit plus seulement d’un ensemble d’outils numériques qui augmentent nos capacités mais d’un système « pervasif », pour reprendre le terme percutant d’Hervé Le Crosnier. Pour Michel Roland, il n’est plus temps de se poser la question de savoir si le métier est concerné ou pas, il est devenu impératif que le bibliothécaire apprenne à maîtriser et à développer sa culture numérique ; difficile quand on ne sait pas dans quelle direction elle se dirige. Il doit aussi s’impliquer dans la définition des nouveaux dispositifs de régulation qui se mettent en place, par exemple la loi pour une république numérique.
Dans ce contexte, la fonction sociale de la médiation se renforce : quatrième pilier. Cette fonction sociale et politique se retrouve dans le rapport qui vient d’être remis par Erik Orsenna à la Ministre de la Culture sur la lecture publique, où celui-ci envisage la bibliothèque comme un espace de démocratie culturelle, un espace d’inclusion, doté de missions sociales de plus en plus diverses, parfois même qui ne relèvent pas des métiers des bibliothèques (comme le souligne Anne Verneuil) pour favoriser la formation et la lutte contre l’exclusion et toutes formes d’inégalités. La mise en place de cette politique nécessite une grande adaptabilité des équipes. On peut considérer qu’en quinze ans, les métiers se sont déplacés des collections vers les services.
Trois évolutions nécessaires, trois défis à relever
pour les bibliothèques
Nathalie Marcerou-Ramel retient ainsi trois principales évolutions à relever pour les bibliothèques. Tout d’abord, une redéfinition du rapport au savoir qu’il faut assumer. Patrick Latour, dans sa partie, dit que le cœur de métier n’est plus dans les fonctions traditionnelles des bibliothèques (collecte, conservation, etc.) même si celles-ci gardent leur importance. La logique d’accumulation est devenue une logique d’accès – et même d’accès libre – un fondamental de la profession. De ce point de vue, il importe que le bibliothécaire s’implique dans les enjeux liés à la science ouverte qui se développe actuellement dans l’Enseignement supérieur et la recherche, qu’il affirme ses compétences dans ce domaine et devienne, en étant gestionnaire de données, un véritable intermédiaire.
Il convient aussi que les bibliothécaires développent leur connaissance des publics et leur capacité, dans une logique de collaboration, à construire des services avec le public. Cette démarche nécessite de redéfinir la notion de service public, d’apprendre à transmettre son expertise en garantissant une complète neutralité, de faire évoluer le lieu physique vers un lieu « inclusif » (Anne Verneuil), de mener des expérimentations dans une approche de design de service (Pierre-Yves Cachard). Ces méthodes vont continuer à se développer, comme l’exprime Louis Klee : « Le bibliothécaire doit être un caméléon au service des savoirs et des besoins des usagers. »
Enfin, il convient que le bibliothécaire travaille dans une logique de collaborations en développant de nouvelles formes de coopération : savoir analyser les contextes d’exercice en constante mutation et en tirer profit, savoir conduire une démarche qualité, voire de certification, savoir évaluer, savoir défendre le modèle démocratique de l’accès à la connaissance et au savoir (François Cavalier), faire de la bibliothèque un forum de la cité (David-Georges Picard).
Trois défis se présentent pour atteindre ces objectifs. D’abord, un défi statutaire. Étant donné l’écart qui existe entre les textes et la réalité des fonctions, une évolution statutaire du cadre d’exercice professionnel s’impose, pour simplifier les corps et faire évoluer les concours, en articulant mieux formation et recrutement (Philippe Marcerou). Il convient aussi d’éviter les phénomènes d’intégration excessive des personnels qui fragmentent la communauté (Yves Alix) et de réformer la formation professionnelle en définissant un socle professionnel commun de compétences, reposant sur un méta-référentiel. Les objectifs finaux restent de promouvoir l’égalité d’accès au savoir pour tous et de favoriser la réussite des étudiants et des chercheurs.
La question des compétences représente le deuxième grand chantier. Celles-ci doivent évoluer constamment : apprendre à faire face au changement permanent, savoir développer des compétences personnelles et extraprofessionnelles, les fameux « softskills », faire converger des cultures professionnelles différentes (bibliothécaires et informaticiens, enseignants et chercheurs). Jean-Claude Utard affirme que la plasticité de nos métiers, leur faculté d’hybridation, est une chance.
Le troisième défi est de faire face aux changements tout en sachant communiquer, valoriser nos actions et pratiquer l’« advocacy », ce qui permettrait de faire évoluer auprès des politiques l’image du bibliothécaire et de son champ d’action possible. Pour Graham Bulpitt, le rôle des bibliothécaires peut continuer à se développer si les bibliothèques se saisissent de cette opportunité. Le repli n’est pas de mise.
La prescription et les bibliothèques
Dans le chapitre « Collections, offres de services, prescriptions ou réponses à la demande ? », Carole Letrouit, à travers sa riche expérience de direction d’établissements, interroge le rôle de prescripteur du bibliothécaire. N’est-on pas parfois en pleine démagogie quand on va ainsi de plus en plus loin pour répondre à la demande ? Quelle conception de la prescription avoir à l’heure actuelle ? Historiquement, les bibliothécaires ont joué ce rôle prescripteur dans la constitution d’un fonds en se référant à l’idée platonicienne du fonds idéal (pour reprendre l’expression de B. Calenge) et ont établi des chartes documentaires pour objectiver leur choix. Cette approche prescriptive est aussi à l’œuvre dans la définition d’une offre de services qui se centrait sur la communication et la préservation des collections, sur la base d’une représentation tacite de l’usager.
Avec le numérique qui s’est insinué dans les pratiques, qu’en est-il de cette fonction prescriptive traditionnelle ? Pour tenter de répondre, il faut mesurer les changements introduits par le numérique, changements fondamentaux, voire changements de paradigme, qui substitue à la rareté des collections l’abondance de l’information et des nouveaux modes de diffusion des savoirs. L’offre de services n’est plus déterminée par rapport aux collections ; ces dernières deviennent elles-mêmes un service. La valeur ajoutée ne provient plus des collections mais des services développés pour faciliter la recherche et le traitement d’informations. Dès lors que la notion de service prime, le public acquiert une importance nouvelle. On peut dire qu’un service périclite s’il ne rencontre pas son public.
Internet abolit-il toute approche prescriptive ? Il s’agit plutôt d’une modification radicale de la prescription, tout d’abord parce que l’usager n’est plus sur place mais à distance. Les ressources des bibliothèques doivent donc être visibles sur le web. Par contrecoup, les bibliothèques le sont moins. Les bibliothèques universitaires ont connu ce traumatisme quand elles ont ouvert des accès distants aux ressources documentaires. Les chercheurs ont alors pu accéder aux ressources sans même savoir qui les fournissait. Un choc du point de vue de l’institution, qui doit accepter de passer au second plan, mais l’efficacité est au rendez-vous.
La fonction prescriptive réapparaît toutefois dans l’activité d’éditorialisation, déclinaison de la mission de sélection et de valorisation des ressources documentaires. Cette activité consiste à restituer le contexte dans lequel le contenu a été produit sous la forme de métadonnées puis à agencer les contenus de façon à produire du sens. Les bibliothécaires ont toutefois encore faiblement investi cette dimension prescriptive du web, réserve qui peut être interprétée comme une interrogation du bibliothécaire sur sa propre légitimité à prescrire. Les bibliothécaires préfèrent parler de médiation, positionnement plus horizontal que celui de prescription qui suppose une relation plus hiérarchique. Les interrogations des bibliothécaires portent aussi sur leurs relations avec les usagers et la façon de bâtir l’offre de services.
À l’exception de certaines bibliothèques de recherche, ce ne sont plus la richesse et la rareté des collections qui justifient l’existence des bibliothèques mais les attentes propres à la communauté des chercheurs qu’elles desservent. Les learning centers attestent de cette évolution majeure. Les bibliothèques universitaires ne sont plus conçues sur un modèle unique. Leur offre de services se diversifie en fonction des attentes des publics, qui peuvent être repérées par des enquêtes de type Libqual. Toutefois, s’il existe un écart sensible entre ce que les usagers disent faire ou vouloir faire et la manière dont ils se comportent réellement, l’observation des usages se développe dans l’approche dite « expérience utilisateur » ou par le design de services, qui repose sur le postulat : « un usager ne fonctionne pas comme un bibliothécaire et inversement ». Ainsi, les pratiques émergentes de co-construction dépassent l’opposition entre prescription et demande. Elles favorisent des innovations collaboratives qui impliquent des bibliothécaires et des usagers.
Les bibliothèques innovent depuis longtemps, mais pour être efficace cette dimension innovante doit se traduire par une évolution de l’organisation du travail et des modes de management qui soutiennent cette dynamique. La réponse à la question « Prescription ou réponse à la demande ? » est qu’il faut conjuguer les deux, les maintenir en tension, trouver un équilibre, mais l’un et autre sont indispensables.
Le regard sur le public a beaucoup changé. Les usages réels sont véritablement étudiés et les usagers, au centre de la vie de la bibliothèque, impliqués. Ce déplacement du centre d’intérêt des collections vers les publics induit des évolutions majeures et suppose des compétences autres de la part des bibliothécaires. La notion de Maison de services publics culturels, qui émerge du côté de la lecture publique avec la proposition du rapport Orsenna, est une façon de pousser ce trait plus loin, de manière peut-être trop accentuée, surtout quand le terme culturel a tendance à disparaître. En conclusion, contrairement à Patrick Latour pour lequel la bibliothèque est d’abord collection, elle est avant tout, pour Carole Letrouit, rapport au savoir, rapport qui suppose des services dont la collection fait partie. C’est bien en ceci que réside la grande révolution. Le rapport au savoir change. Il se déroule de moins en moins dans la verticalité de la transmission mais plutôt dans l’horizontalité de l’apprentissage par les pairs ou par la médiation, ce qui implique d’autres évolutions des métiers et des compétences attendues des bibliothécaires.
Quelles évolutions à la BnF ?
La BnF est sans aucun doute la bibliothèque française au sein de laquelle les métiers sont les plus divers. Que nous apprennent cette diversité et ce compagnonnage ? Quelles sont les grandes « qualités » – au sens tout à la fois de compétences professionnelles et de positionnement par rapport aux publics – acquises ou encore à acquérir aujourd’hui par les bibliothécaires ?
Anne Pasquignon a d’abord évoqué les importants changements auxquels la Bibliothèque nationale de France a dû faire face ces dernières années, liés à la révolution du numérique et à l’offre considérable d’informations accessibles sur le web, produite en partie par elle-même (Gallica).
La fréquentation de la bibliothèque y a en effet beaucoup diminué aussi ces dernières années. Le nombre de communications dans l’espace Recherche a baissé de façon très sensible. Le public académique – public cœur de cible de la bibliothèque et majoritaire – a changé en partie ses pratiques de travail, comme l’ont montré les enquêtes sur le public menées par la bibliothèque : la durée de travail du lecteur est moins longue, celui-ci vient moins souvent. Le recours aux collections de la bibliothèque sur place vient en complément des ressources disponibles à distance. Il n’est pas rare qu’un lecteur vienne sur place uniquement pour photographier les ressources qui lui manquent et les étudier chez lui. Cette prise de conscience d’un changement important a entraîné dès le début des années 2010 une réflexion, qui s’est portée en premier sur le rôle du bibliothécaire en service public. Des formations ont été alors mises en place pour aider le bibliothécaire à modifier son comportement, à adopter une posture disponible et accueillante, à apprendre à aller au-devant des publics, à être attentif à ses besoins.
En même temps, un changement de mobilier en salles du Haut-de-Jardin fut opéré, avec notamment le remplacement des estrades par des bureaux situés au même niveau que le lecteur. D’autres mesures ont suivi, marquant la volonté de l’établissement de « renouveler sa relation avec les publics » (voir le dernier Contrat d’objectif et de performance 2017-2021). Ces dispositions sont toujours d’actualité : rencontres avec les lecteurs, rendez-vous personnalisés, aide à la recherche ainsi qu’un accueil mobile dans le hall d’entrée mis en place en 2017 pour l’orientation des primo-arrivants. La réflexion a porté aussi sur la simplification des procédures et des circuits d’inscription des lecteurs : critères d’accréditation allégés, inscription et paiement du titre en ligne, création de nouveaux titres d’un coût moins élevé.
Les lecteurs ont aussi été associés à des projets : leur avis a été ainsi sollicité non plus seulement pour des suggestions d’acquisitions ou des corrections de données mais aussi pour des aménagements de salles de lecture dans le cadre de biblioremix. Depuis 2016, un hackathon est organisé chaque année pour proposer de nouveaux produits dans Gallica. Un « Gallica Studio » a été créé pour favoriser cette démarche participative. La BnF s’est aussi rapidement emparée des canaux de communication utilisés par son public (Facebook, Twitter…).
Une attention a été portée aux nouvelles pratiques de travail des lecteurs : ouverture de carrels individuels, création de salles de groupes avec possibilité de réservation à distance, mise à disposition de stations de travail en dehors des salles de lecture, aménagement d’espaces informels pour l’accueil de lycéens dans le cadre d’opérations spéciales, mise en place d’un système (AVEC) permettant au lecteur de disposer, sur son poste personnel, à sa table de travail, des ressources numériques de la BnF.
De nouvelles offres de formation ont été proposées : formation individualisée avec Préparer sa thèse à la BnF, laboratoire de français langue étrangère, atelier de conversation en français, studio de création audiovisuelle, ateliers de formation flash, un ensemble de services assurés par le personnel de la bibliothèque.
La BnF a beaucoup innové, beaucoup expérimenté ces dernières années pour être plus attractive et développer ses publics. Certaines pistes n’ont pas donné les résultats escomptés, comme les rencontres avec les lecteurs qui n’ont jamais réussi à mobiliser un grand nombre de participants. Le chat mis en place a été considéré par les lecteurs comme un mode de communication comme un autre, et est étonnamment très utilisé par des lecteurs déjà en salle de lecture.
Si le développement des ressources numériques est à mettre en relation avec la baisse de fréquentation sur place, il est aussi porteur de grands changements dans le rapport du bibliothécaire à ses missions fondamentales comme la connaissance des collections. Le numérique, par la masse de données qu’il représente, ne peut plus être appréhendé dans sa totalité comme cela pouvait être le cas pour des collections constituées document par document par des chargés de collections. Le dépôt légal numérique par flux, dans le domaine de l’audiovisuel ou des livres électroniques, est une nouvelle étape qui accentuera encore ce décalage.
Cette situation peut engendrer un certain malaise, être à l’origine d’un sentiment de perte d’expertise et de légitimité de la part du bibliothécaire dans son domaine. La récupération automatisée de notices à partir de grands réservoirs avait suscité le même type d’inquiétude de la part des catalogueurs traitant des ouvrages étrangers.
Les enseignements que l’on peut retirer des différentes réponses apportées par la BnF à ces changements profonds se résument à ce constat : une prise de conscience au plus haut niveau de l’établissement est nécessaire pour impulser le mouvement, lui donner de la visibilité, l’organiser en créant de nouveaux types de postes (comme l’innovation, le marketing et le développement des publics), mettre à jour les fiches de poste, favoriser une démarche participative d’innovation impliquant les agents à tous les niveaux hiérarchiques, reconnaître et valoriser les nouvelles initiatives. Le personnel a dû faire preuve de beaucoup de souplesse et d’adaptabilité pour suivre ces nouvelles demandes et la diversification de ses tâches, d’autant que certaines évolutions ne correspondaient pas forcément à sa culture – comme l’extension de la valorisation par l’éditorialisation – et semblaient le détourner de ses tâches principales au détriment de projets encore expérimentaux. Le bibliothécaire s’est trouvé également investi d’une responsabilité par rapport au public. Il a été fait appel à son expérience des usagers, à sa créativité, à son esprit d’initiative, dans l’exercice de ses fonctions mais aussi dans le cadre de rencontres ouvertes, non hiérarchiques, organisées par l’établissement.
La question qui se pose toutefois est celle de la limite : jusqu’où aller dans l’accompagnement dans la recherche, dans la production de documents de valorisation, dans de nouveaux types de service. Le bibliothécaire n’est ni un documentaliste ni un enseignant-chercheur ni un médiateur social. Cette situation peut engendrer le sentiment frustrant de ne pas aller jusqu’au bout du service attendu ou de ne pas avoir toutes les compétences professionnelles requises pour y répondre. Si certains y voient l’opportunité de progresser et d’acquérir de nouvelles connaissances, pour d’autres le pas est plus difficile à franchir et le fossé se creuse entre ceux qui osent s’aventurer dans des services nouveaux et ceux qui n’osent pas.
Par ailleurs, la masse de ressources numériques désormais mise à disposition engendre de nouveaux modes de recherche dans le cadre des humanités numériques comme la fouille de données : le bibliothécaire doit trouver un rôle qui ne se limite plus à la fourniture de documents demandés. Les qualités et compétences professionnelles qui restent encore à acquérir aujourd’hui par les bibliothécaires sont liées au nouvel environnement créé par le numérique. Celui-ci nécessite des compétences techniques en informatique de la part de l’ensemble des personnels, à mettre en permanence à jour.
Le rapport aux collections change aussi, ce qui est sans doute le plus troublant pour le professionnel. Devant l’immensité des informations mises à disposition, qu’il s’agisse du dépôt légal de l’Internet ou des données numériques, la tendance est à privilégier l’élaboration de sélections de documents et à effectuer des valorisations ciblées en approfondissant des thématiques dans le cadre de corpus. Cela demande une attention particulière au monde extérieur et une souplesse pour s’adapter à de nouveaux besoins sans a priori.
Ces nouvelles missions qui surgissent voisinent toutefois avec les missions anciennes et traditionnelles : acquisition, catalogage, conservation. Le papier est loin d’avoir encore disparu. La mobilisation du personnel sur les nouveaux enjeux est toujours à faire car la prise de conscience des mutations actuelles et à venir est inégale ou connaît des hauts et des bas. Les priorités se bousculent aussi parfois car le nouveau contexte crée une grande diversité de tâches sans supprimer les anciennes. La dynamique est toujours à lancer dans un contexte en évolution permanente.