Actualités de la recherche des bibliothèques
Journée d’étude BPI-Enssib – 31 mars 2015
La 4e journée coorganisée par la BPI et l'Enssib pour présenter des travaux récents menés dans les deux institutions s’est tenue à la BPI le 31 mars 2015 1. Les recherches présentées abordent différentes formes d’innovations, du numérique à la végétalisation des espaces et à l’extension des horaires d’ouverture, en interrogeant leurs enjeux et leurs conditions de possibilité.
Le numérique, nouveaux usages
Xavier Zunigo (Aristat) rend compte d’une enquête qualitative menée dans le cadre du programme de recherche 2013 de la BPI pour interroger les effets du numérique sur les pratiques de lecture informative (presse) et littéraire (roman). Face aux discours enchantés (accessibilité, démocratisation, flexibilité cognitive, partage) ou apocalyptiques (lecture dénaturée, domination de pure-players, piratage facilité) qu’il s’agirait d’interroger, la sociologie invite à revenir à l’enquête, ici via une quarantaine d'entretiens menés avec de gros lecteurs sur support numérique (technophiles, professionnels et usagers au profil plus littéraire). Le numérique n'a guère révolutionné les pratiques : les lignes de force (PCS, genre, diplômes) sont grosso modo celles des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français et, une fois passé l'appel d'air du changement, les pratiques se rapprochent de ce qu’elles étaient antérieurement, avec néanmoins un rôle accru des réseaux sociaux et des blogs. Si les enquêtés s’approprient en partie les discours sur le numérique (révolution technique, démocratisation culturelle, offre élargie, accessibilité immédiate), l’intérêt porté au numérique peut être lié à des raisons très pragmatiques.
La presse numérique, encouragée par le développement des ordinateurs, tablettes, smartphones et réseaux sociaux, suscite un intérêt particulier parce qu’elle autorise des cheminements plus libres et une diversification des sources (même si l'AFP est fréquemment la source commune) qui accroît le sentiment de fiabilité de l’information et permet de lire, pour s’informer, mais avec un regard critique, des titres auxquels on ne s’identifie pas. Elle s’inscrit dans une temporalité différente en venant souvent combler les temps libres, dans un usage un peu machinal, jusqu’à l'addiction, et plus ou moins maîtrisé : à côté des pratiques informationnelles efficaces développées par les plus technophiles, beaucoup ont l'impression de papillonner et de se disperser, voire d’être dépassés.
En matière de lecture littéraire, les usages reproduisent largement les usages sur papier : les femmes et les jeunes lisent plus ; les raisons de lire sont inchangées (s'évader, apprendre, répondre à des questions existentielles, chercher le plaisir esthétique). L'utilisation de supports nouveaux est souvent liée à des raisons triviales (faible poids, transportabilité, nombre de titres sous la main) avec une préférence pour la liseuse qui, en fournissant moins d'informations parasites, facilite la concentration. Un nouvel outil produit un effet d'appel d'air et de boulimie (forts téléchargements), favorisé par la gratuité (auquel beaucoup de lecteurs sont attachés) et qui prend appui sur la bonne volonté culturelle : il donne le sentiment d'une possibilité de rattrapage culturel et d’une ouverture quasi infinie des possibles 2 (même s’il s’agit souvent de stocker plus que d’utiliser), auquel s’ajoute le plaisir de l'acquisition instantanée et des découvertes permises par des formes renouvelées de prescription (réseaux sociaux et prescriptions fondées sur le data mining). Cependant, l'outil ne permet pas d'effet de représentation 3 , offre des pratiques de tri assez rudimentaires (compensées par l’efficacité des moteurs de recherche), pose des difficultés d’interopérabilité et se prête beaucoup moins aux échanges physiques. À l’exception de rares cas de technophiles qui ont oublié le livre papier, les grands lecteurs sur liseuse demeurent attachés à la culture et au livre : le numérique concerne la lecture du tout venant mais le livre de valeur reste de papier. L’engouement initial est souvent suivi d’un retour à des pratiques antérieures.
Au total, la lecture numérique suscite moins des discours enchantés que des usages pragmatiques, complémentaires de la lecture sur papier (test avant achat papier ; ressources professionnelles évitant d’encombrer son logement, etc.). Les usages ne sont pas stabilisés dans la mesure où l'offre elle-même ne l'est pas, mais jusqu’ici le numérique a considérablement plus modifié les modes de production et de diffusion de l'information que les pratiques des lecteurs.
Manuel Dupuy-Salle (MCF Lyon 2, ELICO) rend compte d’une enquête en cours menée dans le cadre du projet « Catalogues d'exposition augmentés : zones de tests » dans le cadre du labex Arts-H2H avec le soutien de la BPI. L’enquête visait à analyser les usages des catalogues numériques, notamment à travers les commentaires postés à leur propos sur les réseaux sociaux. Mais ces derniers fournissent moins d’indications sur la perception des catalogues que sur l’expérience de la visite, sous forme de photographies et de retours d'expériences, plus ou moins originaux et expressifs qu’il s’agirait d’analyser en croisant pratiques, discours et profils d’usagers. Comment le numérique modifie-t-il le retour d’expérience, voire l'expérience de la visite ? L’enquête a porté sur les tweets publiés à propos des expositions organisées au Centre Pompidou autour de deux artistes plutôt conceptuels, mais ayant des degrés de popularité différents : Marcel Duchamp (sept. 2014-janv. 2015) et Jeff Koons (nov. 2014- avr. 2015). L’analyse des tweets a été complétée par des entretiens avec des visiteurs ayant tweeté de manière à reconstruire leur carrière de visiteurs et leurs usages des réseaux sociaux. La plupart des tweets (au moins 4 sur 5) sont liés à une visite, les autres relayant l’information de la tenue de l’exposition. 22 % des visiteurs postent sur les réseaux sociaux pendant leur visite. Ce sont surtout des visiteurs français et parisiens, et plutôt des cadres et professions intellectuelles supérieures, ou des étudiants et des lycéens. Tweeter sur sa visite est une manière de partager cette expérience avec ses proches, le choix de la plateforme étant déterminé par le collectif visé. Cette communication non institutionnelle via les réseaux sociaux est aussi susceptible d’assurer un rôle de promotion ou d’information joué par les visiteurs eux-mêmes et non plus seulement par la critique et par l’institution organisatrice. L’intérêt des visiteurs pour les photographies prises dans les expositions pourrait conduire à concevoir des applications liées aux expositions permettant la création d'albums transmédias et leur partage via les réseaux sociaux.
Un coin de nature dans la bibliothèque ?
Deux élèves conservateurs 4 présentent leur réflexion sur la place des jardins et des éléments naturels dans les espaces des bibliothèques. Sources d’humidité et susceptibles d’apporter des insectes, ces éléments ne vont pas de soi dans des lieux de conservation du livre et requièrent de l’entretien. Ils sont néanmoins de plus en plus fréquemment intégrés dans les espaces nouvellement construits ou réaménagés dont ils contribuent à faire des lieux propices à la concentration et sources de bien-être.
Katrina Kalda (élève conservateur) rend compte du mémoire qu’elle a réalisé sur la végétalisation des espaces des bibliothèques à partir d’une approche s’appuyant sur la psychologie environnementale, discipline développée à partir des années 1960 (dans un contexte de construction massive d'habitats collectifs et d’interrogation sur le bien-être) pour interroger les relations de l'homme à son environnement, en lien avec la psychologie sociale, l'architecture et l'urbanisme, et plus spécialement les effets d'un lieu sur les individus. Face au stress engendré par la densité de population et à l’excès de sollicitations des environnements urbains, la nature (projections d'images de paysages naturels, présence d'espaces verts et de plantes vertes) produirait un sentiment de bien-être et permettrait de restaurer l’attention dirigée en sollicitant l’attention involontaire. Certaines bibliothèques (BM d’Angers ou de Tours) offrent ainsi la possibilité de tourner les tables pour voir la nature à l'extérieur ; d’autres misent sur les plantes vertes (comme à la bibliothèque SHS de Paris Descartes) ou ouvrent sur un jardin qui permet aussi de développer de nouveaux usages (travail en groupe, aide aux devoirs, comme à la Vikky Library d’Helsinki) ou de nouvelles sociabilités, au-delà des rapports de classes, sur le principe des jardins partagés (jardin géré par les habitants à la bibliothèque Louise-Michel de Paris 20e ; potager en aquaponie sur la terrasse géré en partenariat avec une association à la BM de Grenoble). Certaines bibliothèques américaines offrent même la possibilité d'emprunter une parcelle de potager !
Floriane de Rivaz (élève conservateur) prolonge cette réflexion sur la place des jardins dans les bibliothèques. Jardin et bibliothèque ont en commun d’être des espaces à la fois clos et ouverts, structurés et structurants, entretenus par des jardiniers / bibliothécaires, protégés mais autorisant des parcours multiples et laissant place à l’imprévisible, permettant le retrait (du monde et du temps) mais aussi la rêverie et la découverte en offrant un échantillon choisi de ce que la nature ou la culture ont à offrir. La bibliothèque du lycée Sainte-Marie à Lyon sur la colline de Fourvières, la bibliothèque universitaire de Paris 8e, la BFM de Limoges, la bibliothèque Louise-Michel à Paris, la bibliothèque du Rizz à Villeurbanne sont autant d’exemples d’établissements qui ont intégré le jardin à leurs espaces. Les projets Agora à Metz et Françoise-Sagan à Paris font eux aussi une place à ces réflexions. Les bibliothèques hors les murs sont d’autres invitations à s’échapper du quotidien et à lire, rêver ou échanger.
Ouvrir plus et différemment ?
Chloé Dumas (élève conservateur) pose la question des conditions d’extension des horaires d'ouverture des bibliothèques. Les bibliothèques municipales françaises sont en effet ouvertes en moyenne 19 heures par semaine (avec de fortes disparités), soit assez peu en comparaison des autres pays d'Europe. L'extension des horaires est souvent encouragée par les tutelles, voire constitue un des critères d’évaluation des établissements. Elle apparaît comme une nécessité pour permettre l’accès de publics élargis, notamment ceux qui ne peuvent venir que le soir ou le week-end. Une enquête du Motif montrait par exemple que les horaires sont invoqués par les jeunes et les actifs comme un frein à la fréquentation. Le choix des horaires d'ouverture dépend des usages privilégiés. Par exemple, en BM, des horaires élargis permettent un accueil tout public plus important, mais qui peut se faire au détriment des accueils de classes. Les horaires restreints rendent la visite non programmée plus improbable. Les personnels sont rarement à l’initiative d’un projet d’extension des horaires, qui suscite souvent leur réticence dans la mesure où cela demande de repenser l'institution et le métier à un moment où ils sont déjà fragilisés. Un tel projet pose en effet la question des conditions de travail des personnels et nécessite l’ouverture d'un dialogue entre l’établissement et la tutelle, mais aussi des moyens financiers adéquats, donc un portage politique.
L’extension des horaires d’ouverture au public demande de manière générale un accroissement du temps global de service public. Or, selon un rapport de l’IGB, les cadres A et B passent moins de 15 % de leur temps en service public. Il s’agit donc à la fois de réorganiser le travail et de recruter, notamment des personnels non issus des filières bibliothèques, par exemple des vacataires étudiants, voire d’externaliser la prestation. Le travail en réseau permet de miser sur la complémentarité des établissements et de mutualiser les moyens, notamment en personnel, y compris entre BU et BM. Il s’agit aussi de prendre en compte les réalités du territoire, par exemple les horaires des établissements des environs et ceux des transports en commun ou un environnement professionnel qui peut amener à ouvrir sur le temps du midi. L’extension des horaires peut se penser comme une alternance de moments offrant des services différents (retours et consultation libre, avec automates et signalétique efficace –éventuellement dans des espaces spécifiques comme les carrels de la Bulac– vs. médiation et personnalisation). Elle reste cependant difficile à concilier avec les baisses de financements.
Bibliothèques en périphérie : un rôle politique central
L’innovation pouvant prendre sa source dans des exemples étrangers, deux communications évoquent les bibliothèques argentines pour interroger le rôle politique de ces institutions dans des contextes nationaux différents. Christophe Evans (BPI) évoque la première phase de l’enquête collective « Lire et écrire dans les périphéries urbaines » dirigée par Denis Merklen dans le cadre d'un programme ECOS-SUD. Il s’agissait d’abord, en octobre-novembre 2014, de mener une série d’observations dans cinq bibliothèques populaires d’un réseau de Buenos Aires, coordonnées par une université, et d’entretiens avec des professionnels. Initiatives privées d'un groupe d'habitants (vecinos), les bibliothèques populaires argentines ont une visée d’information, d’éducation, de loisir et d’animation culturelle. Lancées en 1866, elles ont très vite bénéficié d’un soutien public (subventions, aide logistique et formation). Leur nombre est passé de 200 en 1876, à 1 000 en 1990 et plus de 2 000 aujourd'hui. Largement ouvertes et proposant de nombreux ateliers (cours d'horticulture, cours équivalent primaire), elles sont aussi payantes et fonctionnent à l'ancienne : fichiers papier, faible accès libre aux collections, bibliothécaires bénévoles globalement peu formés (avec parfois un professionnel à temps partiel), locaux de fortune ou partagés et fonds constitués surtout à partir de dons.
À partir d’une comparaison entre une bibliothèque d’Orléans-La Source et une de ces bibliothèques de Buenos Aires, Sina Safadi, doctorant à l’EHESS, montre que du politique se fait et s'exprime dans ces espaces, quoique sous des formes différentes. Les difficultés d’accès au terrain à Orléans-La Source et les attentes à l’égard de l’enquête à Buenos Aires sont les signes opposés de ces enjeux. À La Source, l’affirmation d’un attachement à l’ouverture à tous se traduit notamment par un travail conjoint de la bibliothèque avec le monde scolaire et une volonté de modernisation, mais le lieu reste conçu comme un terrain neutre où ne doivent pas se rejouer les oppositions idéologiques. La bibliothèque associative observée en Argentine, gérée par deux salariés financés sur fonds publics, propose de nombreux ateliers et peut être utilisée pour d’autres fonctions. La dimension politique y est d’autant mieux assumée que ces bibliothèques émergent souvent en réponse à une crise sociale. Les habitants se montrent fortement attachés à ces institutions et considèrent les bibliothécaires comme des personnalités référentes. Les difficultés budgétaires menacent malheureusement souvent la pérennité de ces organisations.
Des conditions de l’innovation
Christelle Di Pietro, élève conservateur, s’interroge sur le pilotage de l'innovation en bibliothèque, à partir de réflexions sur l’innovation et le management dans d’autres services publics. Cette démarche implique de partir des besoins du terrain (notamment à partir de focus groups) pour construire des réponses adéquates, éventuellement en collaboration avec les publics intéressés (comme à la BU d’Angers) et en s'inspirant d'autres expériences. Elle suppose d’oser tenter des choses nouvelles, sans crainte de l'échec, mais sans persévérer dans l'erreur. Elle est favorisée par une organisation souple (fiches de postes adaptables) et transversale. Des chargés de missions spécialisés (par exemple à la BU de Bordeaux), éventuellement externes (ex : BDY), peuvent être chargés de repenser l’organisation mais surtout de porter des projets et de les expliquer aux équipes de manière rassurante. La méthode du « design de services » (qui transpose pour la mise en place de nouveaux services des méthodes issues du design de produit, notamment les principes d’efficience et de meilleur usage) peut être employée utilement. L'innovation ne peut toutefois s'envisager que sur la durée et nécessite par conséquent un support pérenne de la tutelle.