Actualités de la recherche dans les bibliothèques
Bibliothèque publique d’information, 19 juin 2018
En collaboration avec l’Enssib, la Bpi a proposé le 19 juin 2018, au Centre Pompidou, une journée d’étude sur l’actualité de la recherche (2015-2018), occasion de faire le point sur les enquêtes de publics réalisées ces dernières années mais aussi sur les méthodes innovantes expérimentées en bibliothèques. Christine Carrier (directrice de la Bpi) a introduit la journée par l’évocation des actions et enquêtes menées à l’occasion des 40 ans de l’établissement. L’ensemble des données collectées traduit à la fois des changements d’usages et de publics, qui sont autant de points à prendre en compte.
Cette journée d’étude s’inscrit dans la politique de recherche poursuivie par les deux établissements, que l’on retrouve notamment dans les différentes publications de l’Enssib.
Des enquêtes descriptives jusqu’à l’expérience de visite
Irène Bastard pour la BnF (Délégation à la stratégie et à la recherche), Muriel Amar, Agnès Vigué-Camus et Christophe Evans pour la Bpi (Service Études et recherche) apportent des regards croisés sur les modalités d’appropriation d’enquêtes récentes. Après un court extrait du documentaire Atelier de conversation réalisé par Bernhard Braunstein (2018), Irène Bastard rappelle quels sont les fondements de ces études : garder un œil sur les expériences sensibles, être à la recherche de la bonne formule pour témoigner de ce qui se passe, afin d’associer aux chiffres des données qualitatives.
La dernière enquête réalisée in situ par le Crédoc sur les publics de la Bpi fournit ainsi plusieurs éléments : 30 % de personnes âgées de 15 ans et plus déclarent la connaître, et 8 % l’avoir fréquentée, soit 4,4 millions de personnes. Deux questions étaient posées : avez-vous déjà entendu parler de la Bpi ? L’avez-vous fréquentée ? La méthodologie de l’enquête a pris en compte le contexte : sa période (avril, puisqu’à l’automne des travaux sont prévus au Centre), sa durée (une semaine), les empêchements dus à la grève de la SNCF et aux blocages dans les universités. Sur 3 611 personnes sollicitées, 1 790 questionnaires ont été exploités, avec un intervalle de confiance de 0,6 à 2,6 points (83 % déclarant que les mouvements sociaux n’ont eu aucun impact sur leurs réponses). La structure des publics apparaît composée à 66 % d’étudiants, 15 % d’actifs, 8 % de lycéens.
Concernant les premiers, 58 % viennent le jeudi, 74 % le samedi, 12 % entrent après 18 heures Un étudiant sur deux a un bac + 1 ou + 2 et 33 % sont en classes préparatoires, avec une moyenne d’âge située autour de 23 ans. Ce public est majoritairement féminin (54 %), ce qui traduit une nette évolution par rapport à l’enquête de 2003 (42 %). 47 % vivent en banlieue (notamment la Seine-Saint-Denis) et 48 % à Paris. 24 % d’entre eux sont de nationalité étrangère, 12 % binationaux, et 64 % français. On note un recul des filières traditionnelles (art, sciences humaines, sciences politiques…) au profit de l’économie, des mathématiques, de la santé et du droit.
Pour les modalités de visite, 24 % sont monofréquentants (17 % d’étudiants), ce qui indique une baisse depuis 2015 ; 6 personnes sur 10 cherchent elles-mêmes dans les rayons, 1 sur 4 s’adresse à un bibliothécaire, 1 sur 5 utilise le catalogue ; 53 % viennent au moins une fois par semaine, avec une durée moyenne de visite de 4 heures (en essor par rapport à 2015) et de 4 heures 47 le dimanche.
À la BnF, les études démontrent un même éclatement des usagers, répartis entre : visiteurs du Hall, participants aux conférences, visiteurs sans/avec ticket BnF, détenteurs d’un Pass. Parmi ceux-ci : 52 % sont des étudiants (25 % des doctorants), 12 % des demandeurs d’emploi, 12 % des professionnels. Selon les profils et les motifs, le recours aux ressources proposées et l’intensité de la visite sont hétérogènes : 40 % utilisent les documents et le catalogue, 33 % viennent travailler sur leurs propres documents, 16 % ont des activités culturelles, 11 % ne rentrent jamais dans les salles de lecture. Les classes populaires sont surreprésentées dans ces espaces libres (coût et barrière symbolique). Ainsi 4 % des personnes qui ont une carte de la BnF génèrent 31 % des entrées en salle : ces usagers intensifs sont implicitement plus « visibles et vus » que les usagers ponctuels. L’ancienneté des visiteurs est également prise en compte par l’Observatoire des publics. Quant aux pratiques en ligne, elles révèlent un public fortement amateur : sur 7 000 répondants, 66 % sont des hommes, âgés de 50 ans et plus pour 55 %, 62 % résidant en province. Enfin, les motifs de fréquentation sont multiples : recherches personnelles (37 %) et loisir (21 %). Plusieurs dispositifs de type UX ont été expérimentés à la BnF (Les Boîtes, 2016 ; Bons baisers de Richelieu, 2017 ; Livres en cours, 2017) pour entendre les usages sociaux du lieu.
L’enquête barométrique réalisée en avril 2018 à la Bpi portait sur la question : qu’avez-vous fait aujourd’hui à la Bpi ? 8 personnes sur 10 ont déclaré travailler. Le choix multiple a permis d’enregistrer 5 626 activités (3 en moyenne), développées selon le motif de visite : 1 à 2 activités studieuses (travailler, écrire, lire) et 1 à 2 d’accompagnement (internet, écoute musicale). Ces données chiffrées dévoilent et voilent en même temps. Les étudieurs souhaitent se montrer dans cette posture de travail. Mais on trouve des combinaisons distinctives : les scolarisés travaillent en écoutant de la musique, les retraités lisent des journaux et consultent internet. La notion de travail n’a pas la même épaisseur selon les individus. Certains éléments de réponse méritent par ailleurs un approfondissement, comme pour la notion d’internet, que l’on peut utiliser sans intentionnalité 1. Ceux qui travaillent sur leurs documents se laissent volontiers divertir. Le mode de calcul du pourcentage de l’écart maximum permet de prendre en compte les activités par type (scolaire, retraité, demandeur d’emploi). Ainsi l’étudiant qui vient travailler fréquente plutôt la cafétéria, l’espace Musique, les Jeux vidéo, tandis que le retraité vient dans l’espace Presse pour un projet personnel et participe volontiers aux ateliers-débats. Autre constat : plus on est jeune, plus on vient accompagné. 90 % des non scolarisés viennent seuls et peuvent participer à des activités collectives : 6 % des visiteurs (profil bac + 5) participent à 16 % des ateliers et 17 % à des activités culturelles. 39 % plébiscitent ainsi le lieu 2 et 31 % les collections. Depuis quarante ans, quel que soit le projet incarné, les gens viennent travailler 3. L’espace fonctionnel a un caractère émancipatoire.
Le recueil qualitatif (entretiens semi-directifs) complète les chiffres par des données subjectives. La juxtaposition des résultats obtenus en 1997 et 2018 permet de constater une forte stabilité des représentations : un lieu indispensable, public, ouvert et libre, riche de ses collections. En même temps qu’une « maison-bureau » les différents espaces structurent le temps autour d’une occupation principale et d’activités annexes, avec une fréquentation elle-même structurée autour d’un projet de travail. C’est un « melting-pot », où des personnes sans domicile côtoient des personnes très diplômées ; un lieu de socialisation, même si on remarque que les catégories populaires disparaissent des espaces de représentation ; un lieu qui contribue au bien-être de la population. Certes, quelques critiques sont émises, comme celles portant sur la file d’attente, avec toujours ces nuances : on peut rester jusqu’à 22 h, la fréquentation est importante (2 000 personnes par jour), les contrôles nécessaires, nuances qui manifestent un lien de loyauté à l’institution.
Caroline Raynaud et Florence Verdeille (Bpi) ont ensuite présenté le projet Cinématon. Dans le cadre des festivités liées aux 40 ans de la Bpi, un dispositif (un studio, une caméra) a permis d’enregistrer les témoignages des lecteurs sur un week-end. Durant deux minutes, ceux-ci devaient répondre à trois questions : pourquoi aimez-vous la Bpi ? Votre meilleur souvenir ? Le Centre dans 40 ans ? 10 % sont venus spontanément se prêter à l’exercice. En tout, 72 personnes ont été filmées : 45 seules, 18 en binôme, 9 en groupe. Ces portraits filmés comprennent des habitués, des jeunes, des actifs, des retraités : 31 séquences ont moins de 25 ans, 28 entre 25 et 60 ans, 13 plus de 60 ans. L’analyse qualitative qui en découle est d’ordre subjectif mais témoigne de l’attachement à la Bpi, aux bibliothécaires, à l’amplitude horaire, aux collections tout autant qu’à ce lieu comme vecteur de rencontres, d’une vie sociale.
Qualifier et énumérer les impacts
des bibliothèques publiques
Pierre Le Quéau (laboratoire de sciences sociales PACTE, université Grenoble-Alpes) a exposé une étude nationale en cours, réalisée avec l’Observatoire des politiques culturelles sur les impacts des bibliothèques, étude initiée par l’Association des bibliothécaires de France et mise en œuvre par le ministère de la Culture. Par impact, il faut entendre ce qui modifie plus ou moins profondément et durablement les gens visés par une action. Plusieurs questions se posent : quels défis ? Quels objectifs ? Par quelles actions ? Les bénéficiaires ne sont pas forcément les usagers, mais tout un écosystème, les prestataires, les professionnels. On peut lister cinq enjeux principaux : culture, information, formation, sociabilité, conservation du patrimoine. Et trois objectifs : rendre accessible, accompagner, élargir.
La méthodologie d’enquête a débuté par une veille documentaire afin d’estimer les impacts possibles. Les objectifs peuvent être déclinés en autant d’enjeux que d’impacts. Rendre accessible a pour enjeux de diversifier l’offre, la fréquentation, les publics, les usages ou d’accroître la satisfaction, et pour impacts : la démocratisation, l’égalité des chances, les compétences cognitives, la construction de soi, le développement de la tolérance interculturelle. De même, accompagner signifie monter en compétences, autonomiser les publics, mais a aussi un impact sur l’idée de citoyenneté. Élargir répond aux mêmes enjeux et permet l’insertion des bibliothèques dans les réseaux scolaires et auprès des acteurs sociaux, l’employabilité, contribuant à l’attractivité et au rayonnement du territoire. Une quinzaine de registres d’impacts peuvent être comptabilisés : transformation, facultés cognitives, litéracie, construction de soi, amélioration, citoyenneté, encapacitation, accroissement-intensification des pratiques culturelles ou numériques, dynamisation-densification, réseaux et partenariat, soutien, démocratisation, réussite scolaire, employabilité, tranquillité publique, résilience, bien-être, attractivité et rayonnement du territoire.
Comment peut-on évaluer ces impacts ? Ceux-ci se traduisent en variations, actions, publics et évaluations. Le développement des facultés cognitives (traitement cognitif, mémoire) peut être renforcé par la lecture, l’éducation artistique ou musicale, il peut toucher les scolaires, les personnes âgées ou vulnérables. Parmi les moyens d’évaluation : les statistiques publiques (Insee, CAS), les données d’exploitation, les enquêtes ad hoc. Les bibliothèques produisent leurs propres données quantitatives, outre des enquêtes spécifiques comme celles portant sur la compréhension de l’espace. En développant les facultés cognitives et la construction de soi, on parvient à une catégorie de citoyenneté/civilité, au sens d’appartenir à une histoire commune. Or, avec le numérique, ces visions sont très éclatées. Les bibliothèques, en tant que lieu clos, participent à la définition d’un modèle : pour l’employabilité, qui implique le développement des compétences cognitives professionnelles, les ouvrages proposés sur le développement personnel, l’autoformation permettent de se former sur des modes transversaux.
Les principes qui permettent de juger des buts et des actions entrent dans ce que les sociologues économistes qualifient d’économie des grandeurs. Ces principes se déclinent en Cités 4 : civique (solidarité, équité) / des opinions (visibilité, succès) / marchande / inspirée (création) / par projets (connexion, autonomie) / industrielle (performance, fonctionnalité) / domestique (bienveillance) / de l’attention (immersion).
Quelle est la bibliothèque idéale dans ce contexte ? Selon l’interlocuteur (élu, partenaire), l’accent sera mis sur un ou plusieurs aspects. De même, les indicateurs permettant de déterminer la réussite ou l’échec d’une action varieront selon les paramètres retenus. Les destinataires de l’évaluation peuvent être multiples : fonctionnaires, élus, leaders d’opinion, partenaires économiques. Il est difficile d’envisager une évaluation exhaustive sans focalisation sur ces enjeux, objectifs et impacts. On ne peut mesurer l’impact qu’une bibliothèque doit mais peut avoir.
Trois focales sur l’actualité du métier
Pour finir cette journée, trois élèves de l’Enssib ont présenté des études menées dans le cadre de leur mémoire de fin d’étude du diplôme de conservateur des bibliothèques. Elles se sont intéressées au développement de nouveaux services. Coline Gosciniak a évoqué les technologies immersives de plus en plus expérimentées en dépit de leur coût, avec l’appui des tutelles et des équipes. Mathilde Lorit-Regnaud est intervenue sur les Personas, une méthode d’aide à la conception d’une démarche centrée sur l’expérience utilisateur. Enfin, Mathilde Herrero est intervenue sur l’accompagnement aux démarches administratives, dans un contexte accru de dématérialisation. Dans ces trois cas, les questions de politique, de formation des professionnels, de partenariats sont indispensables à l’expérimentation de ces projets.