Actualité de la recherche dans les bibliothèques
Journée Bpi/Enssib – Paris, 20 juin 2023
Pour la 12e fois, la journée Actualité de la recherche dans les bibliothèques, rencontre annuelle coorganisée par l’École nationale des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et la Bibliothèque publique d’information (Bpi) dans les locaux de cette dernière le 20 juin 2023 a permis de prendre le pouls des sujets qui occupent la profession aujourd’hui.
Les adolescents et les pratiques d’écriture
Le rapport des adolescents à la lecture et à l’écriture fait partie des sujets qui intéressent de longue date les bibliothécaires. Christine Mongenot, maîtresse de conférences en littérature, responsable du master Littérature de jeunesse, formations aux métiers du livre et de la lecture pour jeunes publics à l’université de Cergy-Pontoise/Espé de Versailles, et chargée de mission au sein de l’association Lecture Jeunesse, a ouvert la journée par la présentation de l’enquête inédite Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIe siècle : quels nouveaux pouvoirs de l’écriture ? Cette enquête, qui sera publiée en octobre prochain, comporte un volet quantitatif mené auprès de 1 500 jeunes de 14 à 18 ans et un volet qualitatif de 50 entretiens. Son objectif est de combler un vide sur les connaissances des pratiques des adolescents en matière d’écriture, sous toutes ses formes, et de répondre à plusieurs questions : qui sont les jeunes qui écrivent ? Quels types d’écriture pratiquent-ils et à quelle fréquence ? Quel sont les rapports entre l’écriture manuscrite et les écritures numériques et ces dernières chassent-elles les premières ? L’écriture est-elle genrée ?
Christine Mongenot a mis en lumière trois résultats assez attendus :
- le déterminisme de l’environnement social : les 33 % d’adolescents qui déclarent qu’écrire ne sert à rien ou à pas grand-chose présentent une forte corrélation avec la catégorie socioprofessionnelle (CSP) – des parents et avec la catégorie d’établissement scolaire fréquenté (centres de formation d’apprentis, lycées professionnels) ;
- la corrélation entre pratiques de lecture et d’écriture : 65 % de ceux qui aiment au moins trois types de lecture parmi les sept proposées dans le questionnaire (livres, magazines, revues, mangas, BD, etc.) écrivent tous les jours ou presque ;
- une forte fonction mémorielle de l’écriture : 72 % des enquêtés valorisent la fonction mémorielle de l’écriture, particulièrement de l’écriture manuscrite.
L’enquête a aussi révélé trois résultats plus inattendus :
- il n’y a pas de concurrence entre l’écriture manuscrite et l’écriture numérique : ceux qui écrivent beaucoup sur les réseaux sociaux sont ceux qui pratiquent aussi beaucoup l’écriture manuscrite ;
- les adolescents accordent une prime ponctuelle à l’écriture par rapport à la communication orale : l’écriture est vue comme un moyen de choisir ses mots, de réfléchir, de se montrer authentique ;
- les constats quant au caractère genré des pratiques sont nuancés : filles et garçons écrivent dans des proportions identiques mais les filles ont une pratique plus diversifiée que les garçons.
L’universitaire a esquissé plusieurs préconisations, parmi lesquelles le renouvellement des dispositifs articulant lecture et écriture en repensant la place respective de l’une et l’autre, ou encore l’intégration des fonctionnalités et usages du téléphone portable pour favoriser les pratiques d’écriture, en s’appuyant notamment sur les fonctions vocales et la fonction notes, qui offrent une passerelle vers l’écrit, par exemple dans les médiations en direction des adolescents les plus en difficulté.
Bibliothèques, enjeux sociaux et politiques
Les présentations de cinq mémoires d’étude menés à l’Enssib ont illustré les enjeux sociaux et politiques des bibliothèques.
La place des salles d’études patrimoniales en bibliothèque au XXIe siècle : entre obsolescence et oubli ?
Le mémoire de Tim Carpentier, diplômé du Master Sciences de l’information et des bibliothèques parcours Politique des bibliothèques et de la documentation (PBD), met en lumière la baisse de fréquentation des salles patrimoniales des bibliothèques, dont la principale raison identifiée est le mouvement global de numérisation des documents. Il préconise de développer les initiatives pour mieux faire connaître ces collections spécifiques, notamment par des collaborations avec les services d’archives et des dispositifs de valorisation renouvelés.
Prendre en compte la santé mentale des publics en bibliothèque universitaire
La situation alarmante de souffrance mentale des étudiants révélée pendant la crise du COVID-19, et notamment par l’enquête indiquant que 36 % des étudiants interrogés souffraient de dépression, contre 20 % des jeunes de la même classe d’âge non étudiants, est le point de départ du travail d’Alexandre Couturier, élève conservateur des bibliothèques. Son mémoire alerte notamment sur le fait que, contrairement à la manière dont les professionnels perçoivent leurs établissements (comme des lieux neutres), les bibliothèques peuvent être source de stress pour les usagers, comme l’ont montré dès les années 1980 les travaux de la chercheuse américaine Constance Mellon, créatrice du concept de « library anxiety ». Alexandre Couturier recommande de simplifier l’accès à la bibliothèque ainsi que ses modalités d’usage, d’en faire un lieu de vie accueillant, de se tourner vers les partenaires sociaux et de santé, et de former les bibliothécaires aux Premiers secours en santé mentale (PSSM).
YouTube en BU : de l’offre à la production de contenus, quelle stratégie adopter dans l’accès à l’information et l’apprentissage ?
Les réseaux sociaux ont une place importante dans nos vies quotidiennes et les bibliothèques universitaires (BU) s’en sont largement emparées à une exception, YouTube, comme le montre le travail de François Godin, élève conservateur des bibliothèques. L’utilisation par les BU de ce média qui représente 37 % du trafic mondial sur téléphone mobile est très inégale. Cette faiblesse globale de l’offre est en décalage avec les attentes du public étudiant friand, notamment, d’une offre de vulgarisation scientifique. François Godin recommande la création d’un référentiel national pour évaluer les ressources sur YouTube en coconstruction avec les usagers, l’intégration de l’utilisation des réseaux sociaux dans le projet global de l’établissement.
Bilan du modèle des bibliothèques troisièmes lieux en France : modèle dépassé ou à ajuster ?
Le modèle troisième lieu appliqué aux bibliothèques a déjà fait couler beaucoup d’encre. Que reste-t-il de ce concept élaboré par le sociologue américain Ray Oldenbourg dans les années 1990, 13 ans après sa diffusion en France par Mathilde Servet ? Alice de Mauroy, diplômée du Master Sciences de l’information et des bibliothèques, parcours PBD, en dresse le bilan dans son mémoire en se plaçant non pas du côté des usagers, comme c’est souvent le cas, mais du côté des professionnels. « Mathilde Servet a adapté de manière stimulante le concept de Ray Oldenburg mais l’un comme l’autre ont un positionnement très militant, passionnant mais qui pose des limites », a analysé Alice de Mauroy qui pointe comme effet secondaire une tendance, en réaction à ce concept, au repli sur elles-mêmes de certaines bibliothèques et au sentiment chez certains professionnels qu’il y a une perte du cœur de métier. Un établissement troisième lieu demande beaucoup de plasticité aux bibliothécaires et nécessite de faire évoluer les modes d’organisation interne, ainsi que de poser un cadre clair et précis. Les bibliothèques sont maintenant au-delà du troisième lieu, avec la généralisation des démarches de coconstruction avec les usagers.
Les Micro-folies, dans les médiathèques, établissements et professionnels face au kit culturel
Lancées en 2017 par la Villette avec l’objectif de diffuser dans les lieux éloignés de la culture les collections numérisées issues des grands musées nationaux sous forme de kit culturel mêlant art et numérique, les Micro-folies sont présentes aujourd’hui dans plusieurs dizaines de lieux dont 26 bibliothèques. Dans son mémoire de master Sciences de l’information et des bibliothèques, parcours PBD, Marianne Voldoire analyse leur impact sur le public. Malgré des contenus figés (les établissements ne peuvent pas ajouter des œuvres au contenu initial), les bibliothécaires y trouvent un outil satisfaisant pour élaborer des collaborations avec leurs partenaires extérieurs, notamment pour l’accueil des scolaires. Autres freins, le coût (15 000 euros) ainsi que la nécessité de former des personnels à la médiation et l’histoire de l’art. Marianne Voldoire a rappelé les autres partenaires en matière de diffusion de la culture artistique, parmi lesquels les bibliothèques départementales, les artothèques, les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac), etc.
Définir les valeurs et les effets de la bibliothèque
Évaluer l’impact des bibliothèques sur leur territoire est une préoccupation de plus en plus forte des professionnels. Florence Jany-Catrice, du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE) de l’université de Lille, a présenté les résultats d’une étude conduite à la bibliothèque municipale de Sotteville-lès-Rouen qui s’inscrit dans une commande faite au CLERSE par le Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture menée dans trois villes au total et portant sur la mesure d’impact des bibliothèques municipales. « La nouvelle gestion publique invite les bibliothèques municipales à faire la preuve de leur utilité sociale et économique, de leur impact, a détaillé l’universitaire. Or, faire la preuve, en particulier par le chiffre, de cette utilité et de ces impacts ne va pas de soi. » Le travail mené avec la bibliothèque de Sotteville pour définir des indicateurs d’impact, pour valoriser les richesses produites et définir les valeurs de la bibliothèque a été accompli dans une démarche participative avec l’équipe de bibliothécaires, des usagers, des partenaires locaux, des professionnels du livre et des élus.
Deux groupes de travail ont été mis en place, l’un travaillant sur la question « Quelles sont pour vous les valeurs de la bibliothèque ? » et l’autre sur la question « Si la bibliothèque disparaissait, qu’est-ce que cela entrainerait pour vous ? ». Les résultats intermédiaires ont été synthétisés autour de quatre thématiques – la mission culturelle, la mission éducative, la mission économique et la mission sociale, déclinées en 23 indicateurs.
Valeur et impacts des bibliothèques
La journée s’est achevée par une table ronde organisée sur le thème « Valeurs et impacts de la bibliothèque ». La sénatrice Sylvie Robert, auteure de la loi du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, a rappelé en préambule la forte dimension politique, au sens large, des bibliothèques en tant que lieux de diffusion de la connaissance, de construction de la vie citoyenne, et d’accueil des populations fragilisées. « Tous les jours, j’entends des nouvelles préoccupantes concernant des attaques à la liberté d’expression, a relaté la sénatrice. Récemment dans une petite ville de mon département d’Ille-et-Vilaine, une vingtaine de personnes cagoulées ont interrompu un atelier en bibliothèque autour de la parentalité. Cela montre que les bibliothèques sont des espaces de liberté qu’il faut protéger. » Un constat partagé par Eleonora Le Bohec, membre du bureau de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), qui a indiqué que le comité d’éthique de l’ABF était régulièrement consulté par des professionnels faisant face à des situations de censure. Elle a plus globalement présenté plusieurs grands chantiers sur lesquels travaille l’association et qui sont directement en lien avec la réflexion sur la dimension politique des bibliothèques. L’ABF a mis en place différents outils pour aider les professionnels à décrypter la Loi Robert et à s’en saisir pleinement. L’association travaille par ailleurs depuis plusieurs années sur la question de l’évaluation de l’impact des bibliothèques sur leurs territoires. « La question des impacts s’inscrit dans une politique qui se construit petit à petit. Les indicateurs ne sont pas les mêmes selon les interlocuteurs à qui on s’adresse, pour solliciter un fonds européen, répondre aux enquêtes du ministère de la Culture ou aux demandes de nos élus locaux, a détaillé Eleonora Le Bohec. Il faudrait que les professionnels élaborent une culture commune sur les indicateurs et l’évaluation de ces impacts, et notamment que ces questions soient plus présentes dans les formations. »
Jérôme Belmon, chef du département des bibliothèques au Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture, a affirmé sa conviction de l’importance de l’évaluation chiffrée, des études venant étayer les politiques publiques et les demandes de moyens budgétaires auprès des collectivités territoriales. Le ministère collecte tous les ans les statistiques fournies par les établissements et les analyse. Malgré leur diversité, ces données ne suffisent pas à dessiner un tableau complet de l’activité des bibliothèques. « Nous sommes conscients qu’il y a actuellement un manque concernant l’évaluation de la fréquentation car les personnes entrent librement et il n’y a pas de comptage systématique, a reconnu le chef du département des bibliothèques. Les musées, les théâtres, les cinémas sont capables de dire précisément quelle est leur fréquentation, pas les bibliothèques et c’est dommage. Il faut qu’on avance collectivement sur cette question. » Le sujet fera l’objet d’une journée d’étude le 10 octobre 2023 à Paris. Jérôme Belmon a également annoncé deux événements, le lancement à la rentrée d’une grande campagne de promotion des bibliothèques à l’échelle nationale, et la parution en fin d’année d’un atlas des bibliothèques qui traduira sous forme très visuelle les données collectées chaque année par le ministère après des établissements de lecture publique. Il a promis l’ouverture en 2024 d’un vaste travail collectif pour faire évoluer l’enquête statistique annuelle.
L’évaluation de l’impact d’activité, l’inscription dans les politiques d’établissements sont des sujets très fortement travaillés également par les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche. « Les bibliothèques universitaires entrent dans les grands axes de force de leurs établissements avec l’enjeu de porter une politique documentaire à l’échelle locale mais aussi dans les réseaux, nationaux, européens, internationaux », a détaillé Cécile Swiatek Cassafières, directrice de la bibliothèque universitaire de Nanterre et membre de l’Executive Board de la Ligue européenne des bibliothèques de recherche (Liber), et de Sparc Europe. La science ouverte fait partie des domaines dans lesquels les bibliothèques universitaires sont particulièrement actives, notamment au sein des organismes internationaux, de même que la science citoyenne à travers des programmes de médiation en direction du grand public. Les BU, notamment via l’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour la France, collectent des statistiques et élaborent des indicateurs de performance nationaux qui permettent de suivre les évolutions et de faire des comparaisons entre pays européens. « Ces indicateurs traduisent des choix politiques. En France, par exemple, la dépense documentaire s’élève à 63 euros par étudiant. On peut trouver que c’est bien, mais les statistiques montrent que la moyenne à l’échelle européenne est de 160 euros », a rappelé avec une pointe d’ironie Cécile Swiatek Cassafières, qui a annoncé la publication prochaine par l’ADBU d’un Plan bibliothèque 2030 qui listera les besoins des BU, notamment en termes de budget et de bâtiments.
Camille Ceysson, élève conservatrice des bibliothèques, a ramené le débat sur le terrain concret en présentant son mémoire Oh les beaux jours. Ouvrir les bibliothèques municipales le dimanche pourquoi, pour qui ?. « Le dimanche est une question éminemment politique car ce qu’on veut faire de nos sociétés se traduit souvent dans ce que l’on veut faire de nos dimanches. C’est en cela que les bibliothèques constituent des objets politiques, car leur mission première est d’être ouvertes largement, et d’être des lieux de confiance où on se sent en sécurité », a-t-elle affirmé. Contrairement à l’idée largement admise que les dimanches attirent un public spécifique, son travail montre que les visiteurs du dimanche constituent un public familial mais qui fréquente aussi la bibliothèque les autres jours de la semaine. Les étudiants constituent l’autre catégorie d’usagers très présents le dimanche. Selon les moyens à leur disposition, les bibliothèques en font un jour de fête avec de nombreuses animations culturelles ou, au contraire, ouvrent avec une offre de service minimale. La fréquentation des bibliothèques, et notamment le dimanche, reste à évaluer plus finement à l’échelle nationale, comme l’a confirmé Jérôme Belmon : « La question que cela pose, comme pour les autres établissements, est celle de la démocratisation culturelle. Ouvrir plus suffit-il à attirer un nouveau public ? Il faut effectivement mener des études pour le chiffrer. »