Actualité de la recherche dans les bibliothèques
Journée d'étude Enssib et BPI – 8 Mars 2016
Le 8 mars dernier se tenait, dans la petite salle du Centre Georges Pompidou, la journée d'étude organisée par la Bpi et l'Enssib, consacrée à l'actualité de la recherche en bibliothèque.
Notons tout d'abord que cette journée fait opportunément écho à celle du 14 janvier à l'Enssib : "Exploiter les données d'usage en bibliothèque : pour quoi faire ?", qui montrait que les chiffres ne sont pas "seulement [exploités] dans une logique purement comptable" mais qu'ils servent, le plus souvent, "une réelle volonté de connaître les changements qui interviennent autour des bibliothèques".
Optimisation des horaires d'ouverture
Après une brève introduction par Jean-Arthur Creff (directeur du Département Publics, Bpi), Fabien Plazannet (du Service du Livre et de la Lecture) a présenté les résultats de l’enquête sur l'optimisation des horaires d'ouverture des bibliothèques territoriales et son impact sur leur fonctionnement et le service rendu aux usagers (enquête co-conduite par la Bpi, Christophe Evans).
Bien que la tendance actuelle soit de considérer que les bibliothèques françaises ont une amplitude horaire trop faible, la situation n'est pas si tranchée : la croissance des horaires d'ouverture est même à la hausse, puisque 68% des établissements interrogés ouvrent plus qu’avant.
D'une manière générale, l'un des reproches faits aux bibliothèques est le manque de clarté des horaires d'ouverture. De ce point de vue, l'impact d'une extension d'horaires sur les publics est indéniablement positif et initie souvent un cercle vertueux : amélioration de l'image de la bibliothèque, effort de lisibilité de la grille horaire, et finalement effet d'engouement de la part des usagers, qui auront souvent tendance à en demander plus !
Pour les établissements et les collectivités, outre le fait que cela engendre un effet mécanique sur les résultats d'inscription, de fréquentation et de prêt (+ 10%), c'est l'occasion non négligeable de réaffirmer l'utilité sociale de la bibliothèque.
Enfin, si l'extension des horaires n'engendre que rarement des créations de postes, d'heures supplémentaires ou de primes, elle est souvent à l'origine de nouvelles activités, la raison majeure invoquée est d'ailleurs presque toujours d'améliorer le service aux usagers.
En revanche, cela n'a que peu d'effet pour atteindre de nouveaux publics : globalement, ce sont surtout les usagers qui seront sensibles à une extension d'horaires.
Enquêtes de publics à la Bpi 2003-2015 : les grandes tendances
Christophe Evans (service Études et recherche, Bpi) a fait le point sur l'évolution des usages au cours des 12 dernières années et tenté de montrer que les statistiques produites à la Bpi peuvent être représentatives de tendances plus générales en matière de bibliothèques.
La Bpi est composée d'un public majoritairement étudiant (ce qui la rapproche d'un Haut de Jardin de la BnF) et totalise 1 300 000 entrées par an, avec des profils d'usagers plus différenciés qu'il n'y paraît.
Une des grandes tendances, depuis l'émergence d'Internet et de l'ordinateur portable, est le fait pour l'usager - surtout pour l'étudiant -, de venir travailler sur ses propres documents. Cette pratique, qui concernait 9% d'individus en 1982, en touche aujourd'hui 74%. D'une manière générale, tous les chiffres dénotent une baisse significative et régulière de l'utilisation des collections physiques. Parallèlement, 17% des personnes interrogées déclarent utiliser les ressources numériques, et 13% le wifi documentaire 1. Enfin, 86% ont navigué sur Internet. Manquent au tableau les données d'usage du site web.
Finalement, plus que les collections et les services, ce sont les usages du lieu qui se sont affirmés avec le temps.
Christophe Evans note qu'il serait bon de produire un questionnaire s'intéressant davantage à "l'écologie" des usagers, en observant notamment les impacts cognitifs, et en favorisant les données qualitatives. Dans ce sens, on peut consulter, sur le site de l'Afnor, le Livre Blanc (norme 16439), et le document "Qu'est-ce qui fait la valeur des bibliothèques ?". L'ABF travaille à un outil de questionnement dans cet esprit, commun à la Bpi et aux autres bibliothèques.
Enquête sur les réponses apportées par les bibliothécaires en bureau d'information
La méthode READ (Reference Effort Assessment Data) a été présentée par Muriel Amar (Service études et recherche, Bpi).
Cette méthode, importée des bibliothèques de recherche américaines dans les années 2000, a été adaptée et traduite en 2014 par la bibliothèque de Sciences Po, puis à la Bpi en 2015. Partant du principe que les indicateurs quantitatifs ne suffisent plus, elle se veut plus holistique. L'objectif est de capter toutes les occurrences de l'activité de référence susceptibles de rendre compte des connaissances, des compétences, des techniques et des outils mobilisés lors d'une interaction, puis de classer cette dernière sur une échelle qualitative à six points, afin d'évaluer le niveau d'effort et d'expertise mis en jeu. L’adaptation à la Bpi retient cinq niveaux : niveau 1 : ai-je dû reformuler ? Niveau 2 : ai-je dû faire préciser ? Niveau 3 : je fais la recherche pour l'usager. Niveau 4 : l'usager veut faire la recherche lui-même. Niveau 5 : nous faisons la recherche ensemble.
Cette méthode est un bon moyen de conjuguer à la fois des données quantitatives et qualitatives d'une part, et les points de vue de l'usager et du bibliothécaire d'autre part. Elle permet, en outre, d'améliorer le service rendu, en mettant en avant le rôle de la reformulation et l'aspect coopératif de la relation de renseignement, qui dépend autant de la personnalité du bibliothécaire que de celle de l'usager.
Bibliothèques et villes nouvelles
En début d'après-midi, Florie Boy a présenté son mémoire de conservateur, portant sur l'expérience des premiers équipements de lecture publique dans les villes nouvelles. A travers ses recherches, effectuées principalement dans les archives des villes étudiées et complétées d'une dizaine d'entretiens professionnels, Florie Boy s'interroge : le caractère hors norme du pilotage politique des villes nouvelles a-t-il favorisé une forme d'expérimentation dans la conception des bibliothèques publiques ?
Les bibliothèques des villes nouvelles cristallisent un ensemble de problématiques et d'expérimentations en germe au début des années 70. Établissements pilotes en matière d'informatisation par exemple, elles illustrent également d'autres évolutions historiques importantes : l'architecture des bâtiments, la politique d'accueil des publics, l'intercommunalité et le travail en réseau.
Si l'héritage des villes nouvelles et de leurs équipements ne fait pas l'unanimité aujourd'hui (les traces du vieillissement sont sensibles, l'exaltation a laissé place aux réalités de la gestion, on leur reproche souvent d'avoir été des projets utopiques) et nous confronte à des choix difficiles, entre réhabilitation et destruction, l'expérience n'est pas que négative.
Dans des villes voulues comme des centres équilibrés - par opposition aux grands ensembles -, offrant emploi et logement, les bibliothèques et autres équipements culturels se sont révélés être des éléments structurants de la cité, facteurs d'attractivité et d'unité. Le questionnement urbanistique et architectural qui a sous-tendu l'édification de ces villes, en s'attachant notamment à la notion d'équipement intégré, a entre autres, contribué à faire émerger le rôle social de la bibliothèque.
À une autre échelle, le réseau de lecture publique que ces bibliothèques ont constitué s'est avéré un outil efficace d'aménagement d'un territoire composite. Pionnières dans l'émergence de ces réseaux, elles ont aussi un rôle à jouer dans la valorisation de leur histoire.
Enfin, sans tracer de lien de causalité trop direct, certains aspects de ces premiers équipements font écho à des idées en vogue dans la profession aujourd'hui : la notion d'équipement intégré, par exemple, n'est pas sans évoquer le phénomène du learning center.
Enquête sur l'emprunt de livres numériques en bibliothèque
Emmanuel Brandl (EnssibLab, Enssib) et Olivier Zerbib (Grenoble IAE, université Grenoble Alpes) ont présenté une étude réalisée en coopération avec la BMG (bibliothèque municipale de Grenoble). À travers une analyse statistique des données de Bibook, la plateforme de prêt numérique de la BMG, le projet était de qualifier le lectorat numérique dans son "écosystème" d'usage.
En exploitant les fichiers d'emprunt et en comparant les téléchargements constatés avec les emprunts de livres imprimés, on retrouve les logiques qui président aux pratiques culturelles, avec des profils sociaux propres aux pratiques de lecture : des utilisateurs qui proviennent de milieux socioculturels favorisés (34% de professions libérales/cadres et 22% de professions intermédiaires). On note également un fort "taux de rotation" du genre fictionnel : la fiction représente 65% du catalogue et 78% des téléchargements.
Mais au-delà de l'origine sociale, ce sont les variables de l'âge et du sexe qui semblent plutôt structurer les comportements. Là encore, les résultats montrent que la pratique "numérique" semble s'apparenter à la lecture du livre papier et s'inscrire dans un processus global d'évolution des pratiques culturelles. On constate notamment une féminisation de la pratique qui correspond à la tendance générale des pratiques culturelles.
Par ailleurs, des variables comme l' "écosystème" - composé de médiations, de dispositifs socio-techniques, de lieux, de coût, etc. - cadre social de la bibliothèque, déterminent également le rapport des individus avec le prêt dématérialisé, ce qui semble indiquer que ce lectorat numérique de la bibliothèque correspond bien à la typologie du public des bibliothèques en général.
Il reste à mieux comprendre les processus par lesquels se diffuse et s'acquiert la culture de la lecture numérique.
Vers des bibliothèques sans livres imprimés ?
Enfin, Laura Pagès, également élève conservatrice à l'Enssib, a clos la journée en présentant les grandes lignes de son mémoire de fin d'études. Aux États-Unis, en septembre 2015, a ouvert la première bibliothèque municipale sans livres imprimés : la Bexar BiblioTech.. En s'appuyant sur 26 entretiens professionnels, elle analyse le paysage documentaire français et tente d'imaginer la place que pourrait prendre (ou perdre ?) le livre imprimé dans la bibliothèque de lecture publique de demain.
En France, avec l'avènement du libre accès et l'émergence du concept de bibliothèque troisième lieu, le discours dominant privilégie de plus en plus le confort des usagers par rapport au développement de l'offre documentaire. On semble donc progressivement délaisser une logique encyclopédique pour s'orienter vers une logique d'attractivité, comme en témoigne la baisse de 14% de livres recommandés en libre accès par le ministère.
Mais en pratique, les faits restent contrastés. Loin de se traduire dans la majorité des bibliothèques, la baisse s'observe surtout dans les établissements qui ont connu une augmentation de leur surface, suite à une rénovation ou à un réaménagement. Au final, la densité moyenne de livres imprimés reste stable ces dernières années, autour de 30 livres/m2.
La complexité de l'accès et du droit des ressources numériques, l'insuffisance de l'offre numérique en français et le coût élevé des documents (jusqu'à 3,89 fois plus cher que l'exemplaire papier), sont autant de freins qui rendent le scénario de la bibliothèque entièrement numérique encore largement inconcevable en France.
Rare exemple du genre, l'Atelier Numérique de Versailles rencontre d'ailleurs des difficultés de positionnement et peine à être identifié par les usagers comme une bibliothèque.
Finalement, à travers divers scénarios prospectifs, Laura Pagès entrevoit plutôt une bibliothèque hybride, proche de la bibliothèque troisième lieu, comme modèle le plus vraisemblable dans un avenir moyen.