68e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF)

« Externaliser les activités, la fausse bonne idée ? » – Dunkerque, 9 juin 2023

Thomas Pizard

Devant plusieurs dizaines de collègues bibliothécaires réuni·es dans la confortable salle Jean Bart du Palais des congrès de Dunkerque, s’est tenue une conférence attendue sur l’externalisation des services en bibliothèque. Les intervenant·es, Damien Grelier (directeur de la Bibliothèque départementale de la Mayenne), Judith Gryspeerdt (chargée de mission politique documentaire, réseau Graines de Culture(s), Pévèle Carembault) et Thibault Petit (journaliste), étaient réunis par deux élèves conservatrices territoriales de l’Institut national des études territoriales (INET), Lucie Bridou et Iris Mattrat. Les intervenant·es ont chacun·e livré leur expérience et leur analyse en réponse aux questions des modératrices. Il était entendu que le sujet était trop vaste pour le temps imparti (une heure + échanges avec la salle) et que les retours d’expérience seraient le fil qui guiderait les échanges. Ainsi, les trois intervenants ont pu apporter des éléments complémentaires.

Thibault Petit s’est démarqué par un témoignage qui n’était pas en lien direct avec les bibliothèques. Se plaçant en lanceur d’alerte, il a créé une petite émotion dans la salle en développant les conclusions de son enquête 1

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Thibault PETIT, Handicap à vendre, Paris, Les Arènes, 2022 (coll. Reporters).

sur les établissements et service d’aide par le travail (ESAT) 2. Les ESAT sont régulièrement utilisés par les bibliothèques pour certains chantiers (notamment pour l’équipement ou les fournitures). Or, si l’on pense faire œuvre utile et solidaire, Thibault Petit nous dit qu’il n’en est rien.

Les raisons de faire appel à leurs services sont en effet nombreuses : éviter les taxes en remplissant les obligations d’emploi sur le handicap, coûts intéressants, compétences réelles et excellentes qualité et productivité acquises aujourd’hui par les ESAT.

Mais l’auteur de l’étude a alerté sur les conditions et les conséquences de ce travail en ESAT. Il faut d’abord savoir que l’Organisation des Nations unies (ONU) demande à la France de changer ce système (notamment dans son rapport 2021 très discuté sur la France 3

). Les conditions sociales des personnes employées dans les ESAT sont assez catastrophiques : elles·ils sont considéré·es comme usager·ères du service social et non comme salarié·es. Elles·ils n’ont donc aucun droit du travail applicable (pas de droit d’ester en justice, pas de droits syndicaux, pas d’inspection du travail, etc.), une rémunération faible et discrétionnaire : au mieux, le salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) avec aides de l’État, mais dont la part employeur est dérisoire (10 % du Smic en moyenne), et des cadences folles en réponse aux exigences des clients, etc.

Au final, nous dit Thibault Petit, les ESAT sont des entreprises rentables, au marketing agressif, mais qui aboutissent peu à leurs objectifs médico-sociaux : seulement 2 % des personnes en situation de handicap qui y passent arrivent à s’insérer dans le milieu professionnel ordinaire. La compétitivité atteinte et la modernisation pointue de ces structures empêchent au final l’embauche des « usagers » sur le marché du travail.

L’intervenant décourage donc fortement de faire appel à ces structures. Il est apparu du retour de la salle que ce problème est peu connu et qu’il pointe la nécessité de bien suivre les délégations, les appels d’offres et les contrats, en amont (cahier des charges avec critères environnementaux et sociaux) et en aval (avec un suivi qualitatif et quantitatif). Un intervenant a encouragé les bibliothèques à ne pas avoir peur d’engager directement des agent·es handicapé·es.

Damien Grelier et Judith Gryspeerdt ont partagé leurs expériences de l’externalisation en bibliothèque en suivant les axes dégagés par les modératrices.

Tout d’abord, dans une modeste approche de définition de l’externalisation, Judith Gryspeerdt dégage de son expérience en Mayenne, qu’elle qualifie en riant de championne de l’externalisation, trois types de délégation : d’abord, les prestations simples et régulières (équipement des documents, navettes, etc.). Ensuite, celles nécessitant des compétences non existantes dans l’établissement et demandant du temps à acquérir et pour lesquelles il est nécessaire de faire appel en attendant cette acquisition à une structure externe (mise à disposition de ressources, formation, diagnostics, ingénierie culturelle, etc.). Enfin, les prestations de services complètement externalisés pour lesquelles il n’est pas ou plus envisagé ou possible de développer les compétences en interne (signalement, sécurité, graphisme, etc.).

Les raisons d’externaliser ont bien été résumées par Damien Grelier lors de l’échange. D’un point de vue pratique, l’externalisation est souvent mise en place pour des questions de moyens disponibles (temps, personnel, finances), mais également par manque des compétences nécessaires. Sur le suivi, c’est aussi une solution plus confortable ; par exemple, celui du personnel et de la logistique est facilité. Mais on peut aussi envisager la question stratégiquement pour réorganiser ses services, réorienter les compétences de l’équipe pour s’adapter aux demandes de la tutelle, aux axes prioritaires choisis, etc. Ou simplement aussi pour gagner en crédibilité auprès de la tutelle par l’intervention de cabinets et de rapports externes, là où du travail interne serait hélas parfois moins entendu.

Bien entendu sont aussi apparus, lors de ces retours d’expériences, les inconvénients et effets de bord des externalisations. A été abordée par exemple la perte de liens dans un réseau étendu dans le cas de navettes externalisées. Il est en effet clair pour toutes et tous lors de l’échange que le travail exécuté par délégation ne pourra jamais être égal à celui rendu par des agent·es (pour tout ce qui accompagne la tâche proprement dite, notamment en qualité de contact, de liens, de visibilité du service public et de l’institution). Ce décalage entre service souhaité, attendu, et service rendu demande souvent des adaptations dans les services et les pratiques de la bibliothèque (ou d’un réseau). Au contraire, le service rendu externalisé manque de souplesse et de capacité d’adaptation à de nouvelles conditions, en particulier pour y ajouter de nouveaux éléments. Une vigilance particulière est donc conseillée sur l’appel d’offres et la contractualisation.

De même, les impacts sur le personnel ne sont pas neutres. Il n’est pas toujours évident que l’externalisation permette un gain de temps. Ce n’est d’ailleurs pas toujours un objectif important si cela permet une concentration sur d’autres missions prioritaires. Cela signifie aussi des pertes de compétences. Et le retour en arrière est complexe : il est difficile, nous disent les intervenants, de retrouver des profils compétents. Que faire aussi, interroge Damien Grelier, des personnels dont la mission change ? Enfin, les concentrations sur certaines missions peuvent poser des problèmes à trouver les compétences requises pour remplacer les agent·es formé·es qui partent (retraite, mobilité, etc.). Tout concourt donc à adopter une réflexion stratégique globale et adaptée à sa situation autant que faire se peut.

La question du coût a été rapidement abordée. Il n’est pas évident que l’externalisation soit financièrement intéressante, notamment à long terme. Cette raison seule ne semble pas significative mais doit être mise en relation et en balance avec d’autres aspects du service que l’on veut externaliser.

C’est donc bien, nous disent les intervenant·es en mot de la fin, une question de contexte, de choix et d’organisation. L’externalisation nous interroge sur notre travail, comment on le fait, quels sont ces effets attendus et, en marge, quelles sont nos priorités. Il peut être une bonne idée si le sens et le comment sont pensés en amont. Il faut s’accorder le luxe de choisir le bon outil pour sa stratégie d’établissement : pour que la délégation soit utile, la souplesse acquise doit permettre de se concentrer sur l’essentiel du métier et de ses évolutions, et de rester assez souple pour s’adapter en fonction des évolutions et des contraintes.

En effet, dans le réel, il faut se plier à des impératifs externes, émanant de l’administration ou du politique. S’y adapter et savoir intégrer ces contraintes dans une réflexion plus large est donc recommandé, autant que possible.

Au final, la conférence a permis, par des partages d’expériences bien organisés par les intervenants et les modératrices, d’ouvrir des pistes de réflexion sur une question aux ramifications nombreuses, plus ou moins évidentes (la question des ESAT est révélatrice des difficultés cachées). Une réflexion à poursuivre et approfondir. Au prochain congrès ?