68e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF)

« Ma Dewey va craquer ! » – Dunkerque, 10 juin 2023

Véronique Heurtematte

Malgré l’heure matinale, le grand soleil qui brillait à l’extérieur et le fort pouvoir d’attraction de la grande plage toute proche, plus de 80 congressistes s’étaient retrouvés pour assister à la table ronde intitulée « Ma Dewey va craquer ! » lors de la dernière journée du congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) qui s’est tenu du 8 au 10 juin 2023 à Dunkerque. Organisée par la commission Legothèque de l’ABF et animée par Philippe Colomb, l’un de ses membres, cette rencontre avait pour objectifs de souligner les limites de la classification Dewey, élaborée à la fin du XIXsiècle par le bibliographe américain Melvil Dewey, de traduire le monde d’aujourd’hui, et de pointer les stéréotypes qu’elle véhicule.

Des limites que Nora Mekmouche, bibliothécaire à la bibliothèque municipale de Toulon, mais également libraire et autrice, a expérimentées lors de son travail de coordinatrice (et coautrice) du Guide du Marseille colonial. Cet ouvrage collectif publié en septembre 2022 par les éditions Syllepse s’intéresse aux traces coloniales qui marquent encore la ville et a été écrit par des auteurs se plaçant de manière revendiquée d’un point de vue militant et engagé. Pendant le travail préparatoire, les auteurs se heurtent à des difficultés pour mener leurs recherches bibliographiques, faute d’une indexation pertinente permettant d’identifier les sources. « L’autre problème est survenu après publication. L’index Dewey retenu par la Bibliothèque nationale de France pour cet ouvrage, Voierie urbaine – France – PACA, est proprement scandaleux, a dénoncé Nora Mekmouche. Cela pose clairement la question de la limite de la classification. Pourquoi, encore aujourd’hui, on en arrive à traiter intellectuellement ce livre de cette manière, alors que la couverture et l’introduction indiquent clairement qu’il dénonce la persistance du colonialisme dans l’espace public ? La notice ne dit pas non plus que les auteurs sont engagés politiquement. »

Un fonds « Féminismes et genres » indexé en langage naturel à Paris

Dans le XIXe arrondissement de Paris, l’un des plus pauvres de la capitale et qui concentre le plus grand nombre de nationalités, la bibliothèque Claude Lévi-Strauss, ayant remarqué le fort intérêt de ses lecteurs pour ces sujets, a créé en 2020 un fonds « Féminismes et genres » qui compte aujourd’hui 870 documents. Un blog baptisé Les agiteuses a été créé ainsi qu’un groupe de discussion organisant un rendez-vous mensuel dans les locaux de la bibliothèque. « Ce groupe de discussion était fréquenté essentiellement par des femmes blanches, éduquées et déjà connaisseuses de ces sujets, pas du tout représentatives de nos publics qui empruntent beaucoup les ouvrages sur ces thématiques mais qui ne viennent pas à ces réunions, a expliqué Juliette Nguyen-Dao, responsable du fonds « Féminismes et genre » à la bibliothèque Claude Lévi-Strauss de Paris. Nous avons donc élaboré des collaborations avec nos partenaires sociaux pour exporter ces rendez-vous hors les murs et aller là où se trouvent nos publics. » Pour rendre ces collections accessibles à tous, l’indexation a été faite en langage naturel avec des termes tels que Sexualité, Activisme, Éducation, Stéréotypes.

Le plan de classement, une mise en espace des collections

« À la Bulac, on a craqué la Dewey il y a dix ans », a déclaré avec humour Benjamin Guichard, directeur scientifique de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac) en introduction de sa présentation. La Bulac a pour projet scientifique l’étude des mondes étrangers par la maîtrise des sources concernées, ce qui implique la connaissance des langues et l’accès aux sources des pays, deux tiers des documents de la Bulac étant étrangers. La bibliothèque porte également un projet de service qui se traduit dans un vaste bâtiment bien équipé, avec de larges horaires d’ouverture, un libre accès aux documents avec une logique non centrée sur le monde occidental pour laquelle la classification Dewey se révélait donc inadaptée. La Bulac a mis au second plan le découpage par disciplines pour retenir un découpage par grandes aires géographiques et géoculturelles du monde, subdivisées par grands espaces jusqu’au niveau des pays. Pour les phénomènes culturels, linguistiques, religieux transfrontaliers, des classes spécifiques ont été créées telles que Monde berbère ; Monde juif. La classification des sciences du langage a été redécoupée en grandes familles linguistiques du monde. Les 9 sous-indices de la classe religion sont devenus autant de groupes religieux où le christianisme n’est plus qu’un de ces groupes parmi d’autres.

Plus de dix ans après l’ouverture, en 2011, de la Bulac, les équipes ont décidé de faire évoluer cette organisation afin de l’adapter aux réalités du monde actuel et de faciliter l’accès aux collections. « Il s’agit d’une évolution, pas d’un changement. Nous considérons le classement comme une mise en espace des collections, nous avons donc supprimé certaines ramifications contenant peu de livres et qui dispersaient les collections, a détaillé Benjamin Guichard. Nous avons repensé certaines classes Dewey, notamment les sciences sociales, pour dépasser les clivages géopolitiques et mieux refléter les problématiques actuelles. L’étude des médias, les migrations internationales, sont des classes à part entière ».

Des questions demeurent, a reconnu volontiers le directeur scientifique de la Bulac, parmi lesquelles la place accordée à la langue et au pays de publication. « Classer les littératures par langue, c’est un vrai choix scientifique et politique, a souligné Benjamin Guichard. Personnellement, j’aimerais qu’on rende la classification neutre par rapport à la langue. Mais cela conduit à une complexité d’accès aux collections. On tend à s’affranchir du lieu de publication, en rangeant le document au pays de son sujet et non au pays de publication. Par exemple, un livre en japonais sur la Russie est classé en Russie. L’objectif est de donner à voir tous les points de vue du monde sur un thème sans hiérarchie. »

Ces présentations très riches ont donné lieu, ce qui n’est pas toujours le cas, à de nombreux échanges avec la salle. L’idée de garder, en la faisant évoluer, la classification Dewey, qui présente l’avantage de constituer un cadre commun à l’ensemble des bibliothèques, plutôt que chacune invente son propre classement, a notamment été avancée. « La Dewey reste une grammaire mais il faut adapter le vocabulaire », a approuvé Benjamin Guichard.