Le livre numérique en bibliothèques, entre absences et attentions
Études des formes de rematérialisation d’offres réputées immatérielles
Communication du 24 novembre 2015
Biennale du numérique (Enssib)
Comment se dessinent les offres de livres numériques qui sont actuellement ou seront proposées demain aux usagers des bibliothèques ? Si le livre numérique est réputé immatériel, le faire entrer dans les catalogues des bibliothèques exige des opérations qui, quant à elles, s’inscrivent dans des dispositifs sociotechniques, des interactions, des organisations, des savoir-faire ou bien encore des usages loin d’être évanescents. Ce sont notamment ces allers-retours incessants entre éditeurs, distributeurs, agrégateurs de contenus, médiateurs et usagers, sans oublier les représentants des différentes tutelles nationales ou locales, qui conforment les offres de livres numériques et les usages qui sont susceptibles d’en être faits. La numérisation bouscule les notions d’acquisition, de fonds documentaires ou bien encore de pérennité d’accès. Comment les professionnels se réapproprient-ils les règles de ce nouveau marché ? Les institutions publiques que sont les bibliothèques constituent d’excellents observatoires de cette innovation en train de se faire que constitue le livre numérique, cela d’autant plus que cette dernière s’inscrit dans la continuité d’une série d’autres adaptations ayant transformé les bibliothèques durant les dernières décennies. Ainsi, les offres documentaires y ont évolué à la fois par les interactions des médiateurs avec leurs publics et par de nouvelles orientations idéologiques, que cela soit au moment de l’introduction de l’audiovisuel dans les années quatre-vingt (Passeron, Grumbach, 1984) ou bien de leur informatisation au tournant des années deux mille (Pedler, Zerbib, 2001). L’introduction du livre numérique dans l’offre des bibliothèques réactive certaines tensions entre les acteurs (autour du droit de prêt, par exemple) mais repose également sur certains principes de réorganisation ayant fait leurs preuves (recours à l’expérimentation, organisation d’études et de débats, etc.).
Nous nous intéressons, dans une démarche pragmatique, aux façons par lesquelles les bibliothèques innovent concrètement à partir des cadres (législatifs, organisationnels, symboliques, matériels, etc.) qui régissent leurs actions. Comme le souligne Dominique Vinck à propos de l’analyse sociologique du travail de conception : « Il convient de voir comment les choses circulent et se transforment. Il s’agit de qualifier, d’une part, les efforts d’expression et de fixation dans des supports matériels ou humains, des relations établies entre divers éléments, d’autre part, les efforts de mise en circulation de ces supports, de leur réinterprétation et appropriation » (Vinck, 1999, p. 218).
Cette contribution propose donc de questionner, à partir du développement de plateformes de livres numériques, les offres, médiations et usages du livre numérique dans un contexte culturel favorisant l’éclectisme des pratiques (Peterson, 2004, ou Donnat, 2009) et la réflexivité des professionnels comme des publics (Giddens, 1987, Hennion, 2009). Comment se caractérise ce nouveau paysage et quelles perspectives dessine-t-il pour les bibliothèques ? Dans ce contexte, comment se positionnent les professionnels ? Comment adaptent-ils leur offre et leurs pratiques, quel impact prévoient-ils sur les services aux usagers et quels changements émergent des stratégies documentaires autour du livre numérique ?
Notre propos repose sur l’exploitation des deux enquêtes. La première enquête, dans les deux implantations de la Médiathèque départementale de l’Isère (Saint-Martin-d’Hères et Bourgoin-Jallieu) et trois bibliothèques iséroises (Saint-Pierre de Chartreuse, Montalieu-Vercieu, Vizille), a articulé une série d’observations et 30 entretiens compréhensifs auprès des professionnels et des usagers. La seconde enquête, conduite en collaboration avec les bibliothèques municipales de Grenoble, s’intéresse aux processus d’innovation à l’œuvre autour de la plateforme de livres numériques Bibook lancée en septembre 2014. Un questionnaire de 4 volets (usages en bibliothèques, usages du numérique, usages du livre numérique, identification sociodémographique) a été diffusé sur 4 sites. 1 311 questionnaires valides ont été recueillis et analysés. Ce volet quantitatif est complété par : l’analyse des sessions d’emprunts observables (1 374 sessions pour la période septembre 2014 – février 2015), un protocole d’observation des usages de la plateforme Bibook associé à un mode d’entretien compréhensif, l’observation de commissions professionnelles (comment choisit-on et achète-on les livres numériques ? Quels choix sont opérés pour intégrer les e-books dans la collection de la bibliothèque ?), et enfin des entretiens réalisés auprès des autres acteurs de la chaîne du livre numérique en bibliothèques, depuis les bibliothécaires jusqu’aux éditeurs, afin de saisir les démarches d’acquisition et les nouvelles logiques d’interactions professionnelles. Les savoirs à mobiliser dans ce contexte sont nombreux (sens de la négociation, connaissances juridiques, budgétaires, compétences techniques…).
Les premiers résultats de ces enquêtes indiquent une continuité dans les usages entre le livre papier et numérique chez les personnes interrogées (reconduction des curiosités d’un support à l’autre, juxtaposition des pratiques plus que substitution, etc.), continuité qui n’est sans doute pas étrangère aux stratégies des acteurs de la chaîne du livre numérique en bibliothèque. En effet, s’il semble que certains bibliothécaires ont des difficultés à assurer la promotion des livres numériques auprès de leurs usagers (accompagnement, pédagogie, stratégie d’offres…), et donc à ouvrir ces offres à de nouveaux publics, une analyse plus globale des façons dont sont composées ces dernières permet de mieux comprendre les défis que doivent relever les bibliothèques pour innover via le livre numérique. En analysant comment les différents acteurs de la chaîne du livre numérique en bibliothèques adaptent leurs dispositifs et anticipent les usages susceptibles d’être faits du livre numérique par leurs publics « constatés » aussi bien que « rêvés » (Fabiani, 2007), nous nous proposons de rendre compte de la complexité des processus de rationalisation technique permettant au livre numérique d’advenir en bibliothèques.
Analyser les dynamiques d’innovation
de la conception aux usages
Tenir compte des dynamiques d’évolution
et de stabilisation des offres documentaires
Les recherches conduites en sciences humaines et sociales ont montré, chacune dans leur discipline (sciences de gestion, histoire, sociologie, philosophie, anthropologie, sciences de l’information et de la communication, etc.), qu’étudier l’innovation ne pouvait se réduire à la saisie des seules dynamiques de changement technologique. Dans le secteur de la lecture publique, ce fait est confirmé par l’évolution même des bibliothèques. Ces dernières, en intégrant peu à peu dans leurs modes de fonctionnement et d’organisation autant que dans leurs collections, diverses technologies audiovisuelles (microfilms, diapositives, cassettes audio et vidéo, etc.), puis numériques (catalogues informatisés, documents numérisés, CD audio, CD-ROM, applications internet, jeux vidéo, bases de données), ne se sont pas contentées de répondre à des pressions techniques venant de l’extérieur. Elles se sont très tôt emparées de diverses propositions techniques afin de les adapter à leurs propres besoins d’archivage, de conservation et de médiation.
Durant leur histoire, les bibliothécaires se sont continûment interrogés sur les nécessaires évolutions de leur métier, de leurs façons de travailler et des offres mises à disposition de leurs publics, en analysant et en tentant d’anticiper les changements en cours dans les secteurs de l’édition, de la culture, du monde du travail, etc. En témoignent par exemple les journées d’études organisées par l’Association des bibliothécaires de France ou l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèque (Enssib), dont les débats portent régulièrement sur la nécessité d’adapter les offres, la formation des personnels ou bien les formes de médiation aux évolutions des publics et du contexte sociotechnique. Prendre connaissance des innovations susceptibles de faciliter ou d’améliorer l’exercice des missions dévolues aux bibliothèques, tenter de saisir les contours de leurs publics, de leurs usages, afin de pouvoir leur proposer des dispositifs documentaires adaptés constituent des attitudes largement partagées dans le secteur de la lecture publique depuis des décennies, et qui ne se limitent pas aux prestigieuses enceintes de la Bibliothèque nationale de France (BnF) ou de la Bibliothèque publique d’information (BPI).
L’innovation dans le secteur de la lecture publique a ainsi été le produit d’innombrables interactions tissées par les bibliothécaires, leurs partenaires institutionnels et économiques et leurs publics autour de nouvelles technologies, de nouveaux modes d’organisation professionnelle et documentaire, des évolutions des secteurs de l’édition littéraire, musicale, filmique, etc. Aussi, tenter d’y voir clair dans les déterminants et les formes d’usages du livre numérique suppose de pouvoir rendre compte, autant que possible, de la nature de ces échanges complexes. On s’intéresse ici aux façons dont les offres de services et de contenus, notamment numériques, sont perçues et envisagées par les publics à partir des logiques économiques et institutionnelles qui leur ont donné forme.
Les analyses quantitatives et qualitatives des matériaux empiriques de nos enquêtes doivent donc être contextualisées au regard des choix de conception et des médiations qui encadrent le développement de la plateforme de livres numériques Bibook. Nous aurons ainsi l’occasion de montrer comment les choix ou les contraintes de conception organisent la réception et, par voie de conséquence, les usages de cette innovation. Parce que Bibook constitue, pour paraphraser Bruno Latour, une innovation « en train de se faire » (Latour, 2005), il est déterminant de tenir compte des ajustements qui s’opèrent au sein de la plateforme (évolutions, transformations, hésitations, incompréhensions) mais également entre les bibliothèques et le dispositif web. Le fait de se rendre dans une bibliothèque ne peut en effet se résumer à une problématique d’accès (pousser les portes, s’inscrire) ou de contenu (consulter, emprunter, lire telle ou telle œuvre). Cette pratique répond à une série d’interactions et d’ajustements conventionnels au sein de la bibliothèque et en dehors, interactions et ajustements qui permettent d’en comprendre les ressorts, motivations et formes de façon dynamique. Faire usage de Bibook correspond de la même manière à des processus complexes de décision, d’interprétation et d’action qui sont conformés par ceux qui président aux usages du numérique, de la bibliothèque et du livre – numérique ou non.
Aussi, loin de nous limiter à une analyse des positionnements sociaux et des logiques d’appropriation sociotechniques qui chercherait à éclairer la diffusion des usages de Bibook dans la population des usagers, nous avons pris le parti d’étudier les formes de présence et d’engagement des publics au sein des différents dispositifs mis à leur disposition dans les bibliothèques grenobloises. Nous nous inscrivons en cela dans des cadres d’analyse à la fois compréhensifs, constructivistes et pragmatiques, dans la lignée des travaux de chercheurs tels que Max Weber (2003), Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) ou bien encore Michel Callon (2000) : ce qui nous intéresse tient aux façons dont les activités sont stabilisées, agencées par la production de définitions, de conventions qui leur donnent sens. Ainsi, si le livre numérique trouve une place dans les usages des publics des bibliothèques grenoblois, cela ne peut se résumer à une somme de déterminants sociaux ou de curiosités individuelles, pas plus qu’aux qualités intrinsèques d’un nouveau dispositif ou d’une nouvelle offre culturelle. De fait, comme le soulignent les auteurs de l’ouvrage L’innovation dans le travail : « Les usages se construisent au carrefour des innovations, de l’organisation, des pratiques préexistantes et de la façon dont les outils s’y insèrent » (Rosanvallon, Amossé, 2014). Le tissu des interactions et des actes interprétatifs qui permettent la découverte, la domestication et le maintien des usages de Bibook doit être pris en compte.
Identifier les caractéristiques des publics
et leurs logiques d’usages
Afin de mieux saisir les logiques d’usages de la plateforme de livres numériques Bibook, il convenait en premier lieu de préciser à la fois les caractéristiques sociodémographiques des usagers des bibliothèques étudiées, leurs pratiques culturelles et numériques, ainsi que les utilisations qu’ils font des dispositifs qui leur sont proposés. L’étude procède par conséquent à un mouvement de resserrement progressif : analyse des publics et de la diversité de leurs usages et positions vis-à-vis de la bibliothèque, de la culture et du numérique ; analyse des lecteurs de livres numériques ; analyse des usagers de Bibook et/ou de Numilog.
Une enquête quantitative par questionnaire a ainsi été conduite durant le mois de décembre 2014 sur les sites des bibliothèques Kateb-Yacine, Eaux-Claires, Centre-Ville et Harlequin. Ces quatre bibliothèques ont été, rappelons-le, choisies non pour leur caractère représentatif (représentativité difficile à construire étant donné l’hétérogénéité des données sur les publics de ces lieux) mais pour la variété des situations qu’elles proposent, tant du côté de l’offre, des publics, que du territoire urbain. Le questionnaire a été co-construit et finalisé par une série d’échanges avec les porteurs du projet Bibook. Cela a permis d’en parfaire le positionnement et de mieux répondre à certaines des interrogations de ces derniers. Les étudiants de la licence Sociologie de l’université Pierre-Mendès-France ont été chargés de la diffusion, de la passation et des questionnaires.
Cette enquête par questionnaire est complétée par un traitement secondaire des données d’usages issues de la plateforme Bibook. Si les données à six mois ont été produites, nous avons fait le choix de resserrer l’analyse sur celles de la période septembre-décembre 2014, dont le cadrage temporel cadre mieux avec l’enquête statistique en salles.
Une série d’entretiens exploratoires puis compréhensifs ont été conduits durant la période 2014-2015. Ces derniers ont permis de structurer les analyses quantitatives et qualitatives autour de trois axes : les formes de présence du numérique dans les pratiques des usagers, les façons dont le livre numérique est mis en débat, et enfin la nécessité de stimuler le développement de sociabilités autour de la plateforme Bibook.
Introduire dans les offres documentaires et les usages
un dispositif numérique controversé
Au sein de la chaîne du livre, l’introduction du livre numérique par les différents acteurs concernés ne va pas de soi. Pour les auteurs, les éditeurs, les distributeurs, les libraires ou les bibliothécaires, diffuser ce nouveau support aux fonctionnalités, au modèle économique et aux publics encore mal définis représente au moins autant de risques que d’opportunités. Face à ce problème collectif, diverses possibilités de se coordonner sont expérimentées, dont le projet Prêt numérique en bibliothèque (PNB) dont émane Bibook. Les différents acteurs de ce projet participent donc à la création de conventions, des formes stabilisées de coopérations susceptibles d’être consolidées par la suite auprès de réseaux plus étendus d’acteurs et d’objets techniques. Il en va de même dans les bibliothèques départementales de l’Isère qui cherchent à offrir des offres de livres numériques à leur réseau de bibliothèques communales (Zerbib, 2013). Toute la question est de savoir si ces conventions sont et seront le résultat de compromis avec d’autres formes d’organisations conventionnelles (comme celles qui président au fait de prêter des livres imprimés) ou bien si elles contribueront à faire évoluer ces dernières. Du côté des usagers en tout cas, des formes de renégociation sont perceptibles, afin de mettre en question l’efficacité, la légitimité ou bien encore la désirabilité du livre numérique.
Justifier l’usage du livre numérique
Même lorsqu’elle est solitaire et silencieuse, la lecture constitue une activité sociale, comme l’ont montré depuis des décennies de très nombreux travaux en histoire et en sociologie de la lecture. Les lecteurs de livres numériques coordonnent leurs actions et leurs actes interprétatifs et évaluatifs avec l’ensemble des autres acteurs de ce secteur culturel, actuels ou passés. Une carrière de lecteur est construite sur la base d’expériences antérieures, individuelles ou collectives, définies par les processus de socialisation (familiaux, scolaires, professionnels, etc.) et les sociabilités tissées autour du livre. Selon les situations et leurs compétences, les façons dont les lecteurs de livres numériques parviennent à trouver des repères leur permettant de donner du sens à leurs nouvelles pratiques vont varier. L’exploitation des entretiens nous a permis d’identifier quelques-unes de ces façons de rendre cohérent, stable, et justifiable le fait de lire des livres numériques.
La première d’entre elle relève de l’efficacité. Lire un livre numérique peut être, dans certains cas, plus pratique qu’un livre imprimé. L’efficacité du livre numérique ne se substitue pas nécessairement à celle de l’imprimé, elle est négociée et évaluée selon les circonstances, comme l’indiquent les extraits d’entretiens qui suivent :
« J’aime le papier, mais ça m’intéresse d’avoir du numérique parce quand je voyage, c’est pratique. En plus, beaucoup de livres sont passés dans le domaine public et donc on peut télécharger gratuitement sur sa liseuse des poésies, plein de choses en fait qu’on emporte. On les lira, on les lira pas, on lira cinq lignes, c’est formidable ça. Moi, j’ai relu des classiques que jamais je n’aurai emmenés en voyage ! » H. S.
« Dans les transports, je ne lis que du papier. Chez moi, que du numérique et dans les files d’attente, je lis sur mon smartphone. […] Dans le tram, je lis du papier. Dans les files d’attente, c’est bien, le temps paraît… on s’énerve moins. Je peux lire deux livres en même temps. C’est une technique… J’habitais à Paris, je prenais beaucoup le métro, je lisais énormément dans le métro. Si je lisais le même livre que chez moi, j’avais peur de l’oublier. Si je l’oublie, je vais être malheureux, je pourrais pas lire. […] Dans les files d’attente, en ce moment, je lis les contes de Grimm. […] J’ai lu un roman comme ça sur plusieurs semaines, dans les files d’attente ! La Terre de Zola, c’est ça. » P. N.
Une deuxième façon de trouver un sens collectif à l’usage du livre numérique tient en l’expression d’une fidélité renouvelée au livre imprimé. Même s’il est possible et pratique de lire des e-books, la hiérarchie des valeurs est conservée et le livre papier procure des émotions plus authentiques que son homologue numérique :
« Je reste encore attachée au format papier, je fais beaucoup de brocantes, de déclassements, j’achète aussi beaucoup en librairie. Donc, je reste encore attachée, et souvent, j’ai les deux formats électronique et papier. » M.
« Entre le numérique et le papier, j’ai pas la même sensation quand je lis un article du Monde ou un livre par exemple. Je suis surprise de mes réactions. J’ai l’impression de lire au kilomète sur tablette, c’est pas du tout le même style de lecture. Je suis aussi novice. Mais c’est pas pareil. J’ai l’impression de rien retenir, j’ai lu, oui j’ai lu. C’est impressionnant comme sensation. Je vais m’habituer, mais j’ai l’impression qu’on retient moins.» J. C.
« Certaines bibliothécaires ne sont pas du tout acquises, elles se forcent un peu parce qu’elles sont en service commandé. Mais l’idée que le numérique bouffe le papier est une idée qui est largement partagée. La liseuse, sur le coup, on me l’a offerte j’ai fait la gueule, j’avais l’impression d’une trahison aux livres. Alors que non, j’ai relu Jane Austen ! » H. S.
« Mais c’est un faux prétexte, les personnes qui sont sur ce support ont d’autres supports aussi. Ça ne les empêche pas d’acheter des livres en fait. J’ai piraté beaucoup et ça ne m’empêche pas d’acheter des DVD et des CD. » P. N.
Pour certains usagers, la lecture numérique reste attachée à une lecture rapide et superficielle, opposée aux formes concentrées et focalisées de la lecture imprimée. A contrario, le caractère manipulable, transformable et dynamique du livre numérique paraît à d’autres lecteurs un atout irremplaçable :
« C’est similaire à ma pratique : écrire des petites notes. Le vrai avantage, c’est la possibilité de rechercher des mots : dire, bon je me rappelle un personnage, un mot et le chercher dans tout le livre. En papier, tu dois passer beaucoup de temps ! […] J’alterne (lecture numérique et lecture papier) mais c’est vrai que c’est quelque chose que j’utilise de plus en plus, ça devient un livre de chevet. » L. B.
Ces tensions entre exploration du texte et focalisation sont, pour un auteur tel qu’Emmanuel Kessous, typiques du développement d’une économie de l’attention, d’échanges et de processus de coopération au sein desquels la valeur (économique, symbolique, sociale) d’un bien ou d’une activité est définie par ses formes de mobilisation d’attention (Kessous, 2012). L’expérience qui consiste à lire un livre imprimé ou numérique est redéfinie par certains lecteurs sous l’angle de ces questions d’attention, précisément parce que, comme cela a été dit, les dispositifs numériques mettent en place des modes de gestion et de captation attentionnelle (fidélisation, alerte, immersion). Il est dès lors possible de se référer à ses conventions pour qualifier, en rupture ou en continuité, le fait de lire telle ou telle forme de livres.
Ce que nous disent également ces extraits d’entretiens, c’est que du livre imprimé au livre numérique, les émotions et le goût de la lecture servent de guide, de fil conducteur. Plaisir ou déception, enthousiasme ou inquiétude, les principes de justification des usages du livre passent bien souvent par l’expression de sentiments spontanés. Être en mesure d’exprimer son goût pour le livre numérique est, nous allons le voir, d’autant plus important que l’usage de ce dernier reste controversé, aux yeux des usagers interrogés comme de leur entourage.
Faire circuler les livres numériques
Si le fait de se rendre à la bibliothèque reste, pour la majorité de l’échantillon (près de 80 %) une pratique solitaire, la possibilité qui leur est donnée de faire circuler un livre imprimé emprunté au sein de leur famille ou de leurs cercles amicaux est contrariée dans le cadre de Bibook. Plus largement, aucun interviewé ne déclare échanger, prêter ou avoir reçu de livre numérique. Ils semblent isolés et ne paraissent pas entrer en relation avec d’autres lecteurs numériques. Les usagers interrogés déclarent ne pas avoir les compétences techniques pour savoir comment échanger des titres et pensent même que cela n’est pas possible.
« J’ai cru que le numérique favorisait le partage, mais en fait pas du tout, on a les mêmes contraintes que pour un bouquin. Je pensais que ça permettait de partager encore plus les livres, mais les exemplaires sont limités. J’étais un peu déçue […] J’ai trouvé les manips un peu complexes, pourtant je ne suis pas trop cruche en informatique ! […] Finalement, on s’aperçoit qu’il n’y a pas grand-chose parce qu’au départ on dit y’a tant de documents numériques. Mais en fait… Je croyais que vraiment il y en avait beaucoup ! […] Je pensais que ça se partageait plus qu’un bouquin papier où il faut attendre que l’autre l’ait rendu pour le prendre. […] Je m’étais fait un autre cinéma la dessus. » J. C.
Comme le soulignent les auteurs de l’étude Modèles de circulation des livres et pratiques de lecture sociale pour une plateforme web de vente de livres numériques, l’immatérialité des œuvres semble paradoxalement représenter un obstacle à leur circulation au sein des réseaux de lecteur (Boullier, Crépel, Lebechec, 2010). La solitude du lecteur de livres numériques dans laquelle l’enferment les différents freins sociotechniques à la circulation des ouvrages se trouve redoublée par la difficulté à exposer ses lectures comme on le ferait sur les rayons de sa bibliothèque ou sur sa table de chevet.
Cette absence de circulation pose d’autant plus problème que l’usage du livre numérique est suspecté par l’entourage des usagers interrogés, et même par une part d’eux-mêmes, de représenter une menace pour le livre imprimé :
« Mon entourage me fait la guerre. […] C’est pas une pratique (lire en numérique) encore courante. On me dit : “oui, ça va être la mort du livre ! il faut pas aller dans ce sens-là”. Je ne sais pas si on va vers la disparition du livre, du métier d’imprimeurs, de libraires. C’est une grande question de société. » M. J.
« Quand j’avais présenté ma liseuse (au club de lecture) : “Ah non ! Quelle horreur !” Un rejet. Il y a avait en même temps une curiosité et un rejet. Mais même parmi mes amis, y’en a qui ne veulent même pas en entendre parler et pourtant ils sont jeunes, ils ont une trentaine d’années. » M.
« J’ai beaucoup d’amis qui l’ont (la pratique du livre numérique) et qui sont accro. Accro mais tout en gardant le papier pour d’autres lectures. […] Pour les plus jeunes, ils resteront pas au papier. […] Pour l’avenir des bibliothèques, les 15-25 ans doivent être en super diminution, j’ai pas les statistiques mais… » J. C.
Alors que le recours au piratage est fréquent dans le cadre des pratiques numériques en lien avec le cinéma ou la télévision, une seule personne interrogée déclare télécharger illégalement des livres. Tout se passe en fait comme si un attachement éthique au livre imprimé et à l’organisation traditionnelle du marché du livre empêchait encore certains usagers de livres numériques de basculer dans une économie de flux et de partage.
On mesure ici combien les usagers du livre numérique en bibliothèques ne sont pas épargnés par les débats qui agitent la sphère professionnelle autour du livre numérique. Ils se montrent cependant assez peu informés des évolutions de la chaîne du livre et des rapports de force qui se nouent entre les différents acteurs de la chaîne du livre :
« Ce que je reproche aux livres numériques, rien à voir avec les bibliothèques, c’est le prix : il est intéressant en tout début mais quand il passe en livre de poche, c’est plus du tout intéressant. 1) parce qu’il est plus cher, 2) parce qu’on peut pas le prêter ! Y’a encore, euh… c’est normal, c’est le début, il faut que les choses se mettent en place mais je pense qu’après les éditeurs doivent y réfléchir. On économise quand même toute la partie papier qui devrait être chère, la partie impression qui bien souvent est faite à l’étranger, donc… » N. D. P.
« Lorsque les livres sont épuisés en version papier ça serait bien que les livres en numérique reste. […] À la Fnac, il était en rupture chez l’éditeur, mais quel dommage qu’on ne puisse pas l’acheter en version numérique ! » N. D. P.
« L’offre, elle est limitée, c’est normal, c’est pas une critique en fait, c’est un constat. Je comprends qu’elle soit limitée. D’abord, les éditeurs, je ne connais pas la politique des éditeurs, s’ils sont très favorables à ce genre de publication. Les personnes qui s’en occupent font ce qu’elles peuvent avec ce qu’on leur donne. Je sais pas, je serais éditeur… » P. N.
Au-delà de ce nécessaire travail d’explication et d’accompagnement susceptible d’aider les usagers à donner du sens et à légitimer leurs usages des livres numériques, ouvrir et alimenter la controverse sur l’insertion de ce nouveau support en bibliothèque paraît incontournable pour les professionnels. Comme l’ont montré les théoriciens de la traduction que sont Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, les controverses et les conflits sont typiques des processus d’intéressement accompagnant les processus d’innovation. Cette dernière ne peut se faire qu’au prix d’un travail de traduction, d’une construction d’une définition commune des problèmes devant être réglés (Akrich, Callon, Latour, 1988). Aussi, assumer la part controversée du livre numérique en bibliothèque devrait déboucher dans les années à venir sur des efforts de coordination et de coopération entre bibliothécaires et usagers pour créer un « bien commun », une nouvelle définition de ce qu’est la lecture publique en régime numérique, de la même façon que de nouvelles définitions ont été produites durant les décennies précédentes autour du livre de poche, de la bande dessinée, de l’audiovisuel ou bien encore la littérature jeunesse.
Capter l’attention des usagers des bibliothèques et permettre au livre numérique de gagner en présence
Reste que les bibliothèques publiques doivent faire face à des défis inédits, lorsqu’elles cherchent à introduire des collections numériques dans leurs offres documentaires. En effet, rendre présent le livre numérique aux usagers suppose de renouveler les figures de ces derniers. Les contours des publics d’une innovation sont par définition incertains, mais dès lors qu’un dispositif numérique leur permet de s’absenter ou tout au moins de s’éloigner physiquement et géographiquement des médiateurs, il devient plus crucial encore pour les promoteurs de nouvelles offres de se les représenter, de tenter d’en anticiper les attentes et les comportements. Il est intéressant de constater que les métiers du livre ne sont pas les seuls concernés par ce travail de (re)construction de leurs publics en régime numérique, puisque tout travail de conception l’impose aux porteurs d’une nouvelle offre, comme le souligne Barrey, Cochoy et Dubuisson-Quellier dans leurs recherches sur les évolutions du marketing : le « travail de représentation » par lequel « l’absence physique du consommateur, lors de la conception, est alors rééquilibrée par une convocation régulière de ses propriétés et de ses capacités cognitives par les différents professionnels qui ont à décider ce que sera le produit final » (Barrey, Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000, p. 460-461).
En cherchant à capter l’attention de leurs clients, avant de les fidéliser et de les retenir, les organisations développent des dispositifs qui construisent leurs propriétés sociotechniques en même temps qu’ils mobilisent leurs publics. Ces activités de captation révèlent la part sociale des activités de conception et de développement techniques, ce que souligne Cochoy dans ses travaux en sociologie de l’innovation économique : « S’il n’y a pas de captation sans dispositifs de captation, la captation à ceci de particulier […] qu’elle nous montre mieux que tout autre objet que les dispositifs (techniques) entretiennent un rapport très étroit avec les dispositions (sociales) » (Cochoy, 2004, p. 18).
Aussi, toute mesure des usages et, pour ce qui est des activités web, toute mesure des traces d’activités reposent sur la définition préalable de ce et de ceux qui doivent être mesurés. Or, ces définitions font rarement l’objet d’une activité réflexive aussi intense que celle qui préside à la redéfinition des dispositifs, et les usagers des nouvelles offres sont, au mieux, perçus comme une version plus concentrée de l’ensemble des publics. Plus actifs, curieux, attentifs aux nouvelles offres que l’usager lambda, ces usagers pionniers paraissent devoir être convaincus en premier afin de se faire les porte-paroles de l’innovation auprès de cercles plus distants. En bibliothèque, ces usagers leaders prennent tour à tour la figure du jeune connecté ou du gros lecteur converti, selon les caractéristiques des offres développées. Dès lors, les stratégies mises en œuvre pour capter l’attention de ces publics sont susceptibles de varier. Pour l’heure cependant, elles semblent largement inscrites dans la continuité des médiations développées dans les salles de lecture, avec ici encore des continuités dans les façons d’adresser les offres documentaires. De ce fait, comme nous le verrons, les formes de présence du livre numérique en bibliothèque sont assez largement inscrites dans les empreintes de celles du livre imprimé.
Appréhender les formes dispersées de présence du livre
en bibliothèque
Si l’âge ou la génération sont régulièrement convoqués pour expliquer des positionnements variables face aux offres technologiques (les générations X ou Y développeraient une familiarité native aux technologies numériques, voire une « culture de l’écran »), ces variables sociales nous intéressent ici plutôt en ce qu’elles expriment des façons différentielles d’« habiter » la bibliothèque. Le temps passé dans les salles de lecture augmente en raison inverse de l’âge. Aussi, qu’il s’agisse de consulter des livres, des bandes dessinées ou de travailler sur place, les salles de lecture revêtent sans doute, pour les fractions les plus jeunes, un caractère moins pratique que chez leurs aînés, un peu plus disposés à s’en servir comme d’un lieu ressource et d’emprunt. On observe ainsi que les 15-25 ans sont plus nombreux que les autres à ne pas déclarer d’emprunts en bibliothèques. Il est intéressant également de constater que les plus jeunes ne sont pas ceux qui se mobilisent le plus autour des usages émergents tels que l’emprunt via Bibook ou Numilog, puisqu’ils comptent, avec les 26-35 ans, parmi les fractions les plus sous-représentées dans ces occurrences (9,5 % d’emprunts Numilog et 7,4 % d’emprunts Bibook, soit une très nette sous-représentation par rapport aux 16,5 % de cette classe d’âge présente dans l’échantillon). À l’exception des livres imprimés et des CD-ROM, les plus jeunes sont de fait en retrait dans toutes les formes d’emprunts. A contrario, ces fractions les plus jeunes se trouvent plus investies dans les formes de consultation sur place. Bandes dessinées, ressources d’autoformation et collections Pagella les voient cette fois être surreprésentés. Il est difficile de savoir si, pour ces fractions de l’échantillon, une durée plus longue expose davantage aux opportunités de consultation sur place, ou bien si un investissement supérieur dans ces pratiques explique l’allongement de la durée moyenne de visite. Cette différence relative entre emprunts et consultations selon les âges signale néanmoins des modes d’investissements temporels variables, sur place (usage immédiat) et à domicile (usage reporté).
Un dernier point mérite d’être relevé sur ce critère d’âge. Les plus jeunes, comme les plus âgés, se montrent moins enclins que les autres à déployer une grande variété de pratiques en bibliothèques, comme d’autres études avant la nôtre l’ont déjà montré (Poissenot, 1997). Ainsi, lorsque l’on construit des indicateurs permettant d’attribuer un score pour chacune des pratiques documentaires déclarées en bibliothèque ou à domicile (pratiques numériques ou non), l’éclectisme culturel est moins marqué chez les fractions jeunes de l’échantillon. L’indicateur consistant à compter le nombre de pratiques déclarées indique une nette surreprésentation des plus jeunes parmi les individus au score inférieur à 4 (29 % contre 20 % de l’échantillon global), ainsi que des plus âgés (20 % score inférieur à 4 et 24 % score de 4 à 6 contre 18,5 % de l’échantillon global). Présents plus longtemps, davantage investis dans la consultation que dans les emprunts, les plus jeunes déploient dans la bibliothèque un spectre de curiosités moins large que les usagers d’âge moyen et qui présentent plutôt un profil inversé. En ce sens, une offre émergente tournée vers l’emprunt aura plus de chances de concerner davantage ces fractions moyennes que les plus jeunes, quand bien même ces derniers seraient plus aptes à domestiquer les technologies numériques.
Dans la lignée des constats opérés depuis le milieu des années soixante par des chercheurs tels que Peterson (2004) ou Michel de Certeau, on relève également le fait que les cadres se montrent plus éclectiques dans les curiosités qu’ils déploient au sein des bibliothèques que le reste de la population d’usagers. Ainsi, le score de diversité dans les pratiques en bibliothèques varie selon la profession. Être cultivé ne se limite plus à l’exploration de registres culturels distinctifs, susceptibles d’accorder un crédit symbolique à ceux qui les explorent, l’importance du spectre des curiosités dont les individus peuvent témoigner importe plutôt. Ici encore, ce facteur d’éclectisme culturel explique certainement pour partie le fait que les cadres et professions intellectuelles supérieures soient très nettement surreprésentés parmi les emprunteurs de livres numériques via Bibook ou Numilog. Si les contenus sont homothétiques entre collections imprimées et numériques, découvrir ces nouvelles offres, pouvoir se forger un avis et le partager avec ses cercles de sociabilités constituent des attitudes mobilisant sans doute plus les cadres que les autres. L’« hybridation » et l’« hétérogénéité » (Donnat, 1994) ou bien encore la « dissonance culturelle » croissante des univers culturels (Lahire, 2004) permettent des combinaisons plus nombreuses et plus variées de pratiques culturelles, associées au déclin du pouvoir distinctif de certaines pratiques culturelles. Au-delà de la profession, ces effets d’éclectisme sont observables chez les plus diplômés de l’échantillon.
De fait, l’introduction des offres numériques en bibliothèque et le développement des usages et des sociabilités qui y sont liées, à domicile ou au travail, ne bouleversent pas de façon profonde les grandes tendances déjà analysées en sociologie de la culture : effets limités de la démocratisation culturelle, brouillage des effets de légitimité culturelle par la montée de l’éclectisme encadrent le développement du livre numérique. Il reste pourtant à expliquer et à comprendre pourquoi, au sein d’une population présentant des caractéristiques relativement homogènes en termes d’âges, de profession ou de diplôme, certains usagers vont s’emparer des offres émergentes de livres numériques, y compris en bibliothèques, alors que d’autres ne développeront pas ce type d’usages. Si les analyses diffusionnistes voient dans les phases d’assimilation technique, d’intégration dans la vie quotidienne et d’appropriation les ressorts principaux de l’innovation, ces approches ont, cela a été dit, pour limite d’attribuer à certains groupes (les early adopters ou les pionniers) des caractéristiques particulières et des positionnements identitaires distincts. Férus de techniques, sensibles à la nouveauté ou dotés de représentations particulières, ces groupes sont censés faire figure d’éclaireurs et développer des comportements inspirant les autres composantes sociales. Les approches diffusionnistes survalorisent ainsi les déterminants sociaux au détriment des composantes des offres. À ce titre, elles rendent mal comptent des allers-retours entre des offres en évolution et des dynamiques d’usages émergents en grande partie liées aux processus de construction de sens qui encadrent l’innovation. Ici, le fait de donner du sens à la présence de livres numériques en bibliothèque et à domicile ne peut être résumé à l’activité de groupes perçus comme plus dynamiques ou plus engagés que les autres dans les pratiques numériques, pas plus que l’on ne peut conclure que l’expression de leurs valeurs culturelles suffisent à orienter le développement et l’adoption de cette innovation. Dominique Boullier a, dès 1989, identifié précisément les limites des approches diffusionnistes classiques qui énonceraient les déterminants et les conditions de l’innovation, quand celle-ci consiste précisément en des opérations d’ajustements, de négociations et d’interprétation entre les cadres existants (techniques, d’usages, imaginaires) et ceux à venir.
Passer de la diffusion à la médiation du livre numérique
Toute la question est dès lors d’identifier les conditions qui permettent aux bibliothèques de faire émerger des offres susceptibles de mobiliser certaines fractions de leurs publics, dont les usages et les retours d’usages leur permettront d’innover. Les qualités de convivialité et de proximité des équipements de lecture publique peuvent trouver un prolongement dans la sphère numérique, à condition d’y assumer les fonctions de médiation et de recommandations qui sont au fondement de l’organisation de toute collection. Ces évolutions, réfléchies par la communauté des bibliothécaires aux niveaux national et international, peuvent faire l’objet d’adaptations locales, afin de tenir compte des spécificités des équipements existants et des publics qu’ils mobilisent. Le déploiement de services numériques, s’il est pensé dans une volonté de donner corps au travail de prescription, de conseil et de convivialité des équipes de bibliothécaires, est susceptible de conférer une véritable valeur ajoutée aux plateformes de livres numériques. Cela peut tout d’abord se faire en ne concevant pas des services numériques décontextualisés, mais au contraire en permettant à chacun des équipements d’adapter, d’éditorialiser, « de bricoler » les services numériques mis à sa disposition. Les bibliothécaires du réseau grenoblois interviennent d’ailleurs déjà pour conseiller des ouvrages numériques, des blogs ou des sites, comme en témoigne l’extrait d’entretien qui suit :
« Je suis inscrite sur Babelio. Avant j’étais sur le réseau de Decitre, puis ils ont fermé. J’ai découvert Babelio grâce à la bibliothèque. Dès que je lis un livre, j’écris une chronique sur Babelio. Grâce aux interactions avec les autres internautes, je peux découvrir leurs coups de cœur, et je me fais une wishlist, et je sais exactement à l’avance ce que je vais lire le mois prochain en fait. Je fais aussi partie d’un club de lecture (les Eaux-claires et Saint-Bruno) pour m’ouvrir un petit peu sur d’autres lectures sinon à part la fantasy ou les romans historiques, je ne lisais rien d’autre. J’y vais depuis 2010. […] Je fréquente des blogs d’autres lecteurs. » M.
Le développement de la personnalisation des plateformes d’offres de livres numériques afin de permettre aux usagers d’identifier ou de retrouver les médiateurs auxquels ils s’adressent dans les salles est susceptible de favoriser l’inscription des usages du livre numérique en continuité avec ceux développés pour le livre imprimé à domicile ou en bibliothèque.
Pour autant, le caractère controversé du livre numérique a toutes les chances de rester un frein à l’adoption des nouvelles offres si les porteurs des offres innovantes ne perçoivent pas cette disparité de perception des supports imprimés et numériques. Les acteurs de PNB et de Bibook ont par exemple fait le choix fort de rester dans des formats ouverts de livres numériques. Même si une partie de la communauté des bibliothécaires déplore encore une opacité du dispositif développé (incertitudes sur la soutenabilité du modèle économique, caractère limité et contraignant des offres faites par les éditeurs, etc.), ce choix de l’ouverture sous contrainte se paie au prix d’une coupure avec les lecteurs de livres numériques ayant choisi une Kindle, cela d’autant plus que l’étude conduite par Dominique Boullier et Maxime Crépel en 2013 auprès de lecteurs de livres numériques classe ce support au troisième rang des plus utilisés, derrière la Kobo et l’iPad (Boullier, Crépel, 2013). Pour autant, ce choix de s’inscrire autant que possible dans la dynamique de l’open data peut représenter une très belle opportunité de concourir à l’émergence d’un nouveau modèle de lecture publique, par le développement d’algorithmes conciliant les impératifs de l’égalité, de la diversité et de la personnalisation des données. Sous réserve que les débats sur les enjeux du développement du livre numérique soient ouverts aux usagers et ne restent pas le seul fait des professionnels, un travail de traitement des données d’usages des plateformes de livres numériques pourrait être envisagé. Alors que certains acteurs de la chaîne du livre, à commencer par les multinationales, ont déjà commencé à traiter les données d’usages qu’elles construisent pour capter l’attention de leurs publics, les fidéliser et les retenir, des façons plus respectueuses de prêter attention à ce que font les usagers et à ce qu’il est possible de leur offrir en ligne sont possibles. Ainsi, au-delà des fonctions de partage sur les réseaux sociaux, qui peuvent rimer avec entre-soi sociable (partage dans les réseaux de pairs), un des enjeux d’innovation consiste, selon nous, à créer des fonctions de sociabilités littéraires ou documentaires en bibliothèque, sociabilités qui donneraient à voir ce que lisent, aiment, n’aiment pas, les usagers perçus comme une communauté active, dont les échanges ne se limite pas à des produits de consommation mais bien à ce que Patrice Clichy nomme des « biens d’expériences », « des objets dont la qualité ne peut être décrite a priori » (Flichy, 2010, p. 66).
Les dynamiques actuelles de traitement et de visualisation des données telles qu’on les rencontre dans les infolabs peuvent ainsi permettre de faire émerger un « lire ensemble » propre à chacune des bibliothèques ou des réseaux de bibliothèques publiques, un lire ensemble conscient de la diversité des lectures, des réceptions des collections. Cette diversité pourrait fort bien être construite par équipements, par quartiers, par âges, par affiliations, ou par toute sorte de critères susceptibles d’être élaborés par les communautés d’usagers elles-mêmes. À l’exemple de ce qui peut être observé dans le domaine du fitness ou du sport avec le quantified self, le développement de telles fonctions sociables ouvertes pourrait concilier les impératifs de la personnalisation (meilleure connaissance de soi en tant que lecteur) et du partage communautaire (connaissance et découvertes des activités d’autrui, entraide, partage).
L’enjeu est donc bien d’entrer dans une logique de concentration de l’attention plutôt que de diffusion des offres. Comprendre les modes attentionnels déployés par les usagers des plateformes de livres numériques risque de ne pas déboucher uniquement sur des innovations en ligne, mais bien également sur une compréhension plus large des façons variables dont les publics peuvent être mobilisés, y compris dans les salles de lecture. Rendre présent le livre numérique passe certainement par une réflexion plus large dont les différents publics sont susceptibles d’habiter la bibliothèque. Proposer des dispositifs permettant aux usagers d’augmenter leur réflexivité en les confrontant à leurs traces d’usages (et non uniquement d’activité) ne peut se faire sans produire de nouvelles définitions des qualités et des compétences de ces publics. Se faisant, les bibliothécaires devront augmenter leur propre réflexivité, en mettant collectivement en doute ce qu’ils pensent savoir de ce qu’ils font et de ce qui est fait de leurs activités par leurs usagers. L’histoire de ces institutions laisse en tout cas entendre que ces capacités réflexives sont loin de leur faire défaut, même si la multiplicité des contraintes (budgétaires, organisationnelles, politiques) qui pèsent sur elles leur fait parfois douter d’elles-mêmes.
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