Collaboration, organisation : l’impact du numérique

Brigitte Bodet

Luc Bellier

Sophie Bertrand

Communication du 23 novembre 2015
Biennale du numérique (Enssib)

Introduction

Orhion (Observatoire des organisations et des ressources humaines sous l’impact opérationnel du numérique), créé fin 2009 à la Bibliothèque nationale de France, s’est donné pour mission d’observer et d’analyser la mise en place des grands projets numériques à la BnF (numérisation de masse, DL web, Spar – préservation du numérique) et de contribuer à la définition de la collection numérique. Rassemblant des cadres opérationnels, Orhion s’est concentré sur les projets numériques et leur mise en place, avant de s’intéresser aux métiers et leurs évolutions dans un contexte numérique (signalement et magasinage numérique). Orhion travaille actuellement sur les rôles transverses.

Orhion propose ici un état des lieux de ses observations autour de deux axes principaux :

  • la mise en œuvre des projets en transversalité à la BnF, ses liens à l’organisation hiérarchique en place et avec l’organisation concrète et élargie que cela nécessite ;
  • l’impact sur les identités professionnelles qui en découle au travers des études sur le signalement et le magasinage numérique.

Le numérique, par sa nature même, par la rapide obsolescence de ses normes et de ses usages, impose aux organisations qui s’en saisissent de travailler différemment, de réinterroger leur pratique et leur identité professionnelle, d’appréhender autrement leur rapport au temps. Cela conduit aussi à repenser l’articulation entre étapes de réalisation et prises de décision. Une activité numérique implique toujours d’être en mode projet bien après le démarrage de la phase de production. La mise en place de fonctions transversales a été une réponse fréquente pour faciliter la cohabitation entre ces modalités de travail. Sont-elles des réponses suffisantes au défi organisationnel et aux identités professionnelles construites de longues dates ?

Pourquoi l’observatoire s’est-il interrogé
sur le travail collaboratif ?

Depuis le développement du numérique en bibliothèque, le sentiment « d’avoir besoin d’une force collaborative » a été de plus en plus exprimé. Corollaire de l’expression de ce besoin, la nécessité constante de mettre en place des méthodes transverses dans le cadre du travail quotidien. Les experts qui ont défriché le sujet ne sont pas les seuls à avoir pointé cette idée de transversalité : les entretiens qui ont accompagné la création d’Orhion ont révélé que les chefs de service, directeurs de département et opérationnels concernés par les projets numériques étaient sensibles à ce sujet et au fait que le management devait être quelque peu transformé. C’est cependant resté un sujet complexe et difficile à appréhender avec objectivité.

L’observatoire a donc préféré attendre avant de se confronter à cette question pour mieux déceler si ce désir de travail collaboratif se confirmait ou n’était que l’écho de nouvelles méthodes de management pratiquées dans d’autres secteurs d’activité.

En restant volontairement sur des enquêtes de terrain, les premières investigations d’Orhion se sont portées sur la gestion de la collection numérique.

Face au leitmotiv « merci, les métiers vont bien ! », Orhion n’a pas attaqué frontalement la question des métiers mais s’est plutôt engagé dans une recherche des nouveaux repères technologiques et organisationnels : comment travailler sur la collection numérique ? Comment peut-on ou doit-on travailler quand on gère du numérique ?

Cette première étape, bien qu’indispensable, s’est révélée insuffisante : les certitudes se sont fragilisées et les postulats ont été égratignés face à une réalité de plus en plus mouvante et complexe. Ce n’est pas tant la difficulté technique que la transformation des savoir-être 1, qu’elle soit souhaitée ou imposée, qui perturbe les individus, voire l’organisation tout entière. Aujourd’hui, il s’agit moins de coordonner que de rechercher des solutions en commun et, mieux encore, d’anticiper ensemble l’avenir ; bref, accepter la rencontre et l’échange d’idées.

Au fil de la démarche d’Orhion certains constats sur le numérique émergent :

  • le numérique étant nouveau, il implique un travail en mode projet ;
  • le numérique étant technique, il est gourmand en besoin d’expertise ;
  • le numérique étant informatique, il demande un cadre contractualisé ;
  • le numérique étant changeant, il pousse à se tourner vers l’adaptation, l’innovation et l’agilité ;
  • et enfin le numérique étant par nature complexe, il réclame le collaboratif.

Le numérique : quelle organisation transverse ?

La mise en place du numérique dans les organisations commence souvent par la mise en place de correspondant, de coordinateur en charge de ces questions. C’est le cas à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Cette mise en place s’est accompagnée peu à peu de création de fonctions nouvelles : la numérisation patrimoniale massive a nécessité la coordination d’un chef de projet, l’adoption de la méthode Agile, la présence d’un product owner (chef de produit), le traitement des livres numériques pour le dépôt légal, l’émergence d’un responsable de processus. Leurs responsabilités s’exercent en de multiples endroits dans l’établissement et souvent en dehors du service ou département de rattachement.

Ces rôles transverses, ces fonctions support, au service des métiers traditionnels et des activités structurées, sont chargés de mettre en place de nouvelles activités, de nouveaux processus, sans rien changer à l’organigramme des services et des départements. C’est même un enjeu fort de leur mission transversale. C’est sur cette problématique qu’Orhion travaille actuellement.

Pour tenir les objectifs dans ce type d’organisation, deux nécessités sont particulièrement à prendre en compte.

Première nécessité : l’articulation harmonieuse
entre rôle transverse et responsable hiérarchique

Ces nouveaux processus par leur nature modifient le travail des équipes, nécessitent un accompagnement, des formations et posent des problématiques d’organisation alors que les personnes en charge par leur positionnement transversal n’ont pas de responsabilités ni de leviers sur plusieurs aspects de ces questions. Pour les personnes en situation de management transversal, il n’y a pas de façon de les régler seul. Comment alors porter au sein d’un département des solutions dont la mise en œuvre dépend d’un autre, dont les ressources et l’organisation ne sont pas revues en conséquence ?

Pour ce faire, les acteurs transverses bénéficient d’une lettre de mission largement communiquée, mais pas toujours. Ces lettres sont ressenties par les coordinateurs comme utiles, voire nécessaires à leur légitimité, ce que leur position dans l’organigramme permet rarement.

Ils bénéficient surtout de la visibilité des projets stratégiques dans l’établissement et des objectifs contractuels liés. Ainsi sont autant de cadres de visibilité :

  • le contrat de performance signé avec le ministère de la Culture et de la Communication, par exemple pour le dépôt légal des livres numériques, la numérisation de masse ou la bibliothèque numérique Gallica ;
  • les conventions passées avec les partenaires publics et/ou privés comme le registre des livres indisponibles (projet Relire) et la numérisation de ceux-ci ;
  • les appels d’offres des marchés publics.

Ces dossiers sont examinés en haut lieu et régulièrement au travers de comités liés aux activités structurantes de l’établissement (comité du dépôt légal, comité de la numérisation, comité de la coopération, etc.).

Pour autant, les coordinateurs ne sont pas toujours présents dans ces comités, ce sont leur hiérarchie directe qui est chargée de rapporter les points et informations de suivi lors de ces instances. Aussi, le lien entre les coordinateurs et leur hiérarchie est-il essentiel.

Mais une des difficultés est que ce lien reste largement dépendant des bons vouloirs de chacun :

  • L’action de reporting est révélatrice : si certains font des reportings directement à leur N+2, voire à une autre direction métier, la plupart font un reporting uniquement au sein de leur département. Il n’y a donc pas de fonctionnement homogène et formalisé.
  • Sur des rôles identiques comme les chefs de produit, des fonctionnements diffèrent puisqu’ils reposent beaucoup (trop ?) sur des questions de personnes.
  • Les cadres formels posés par les projets comme ceux menés en agilité 2 sont l’occasion pour la hiérarchie de s’informer de l’avancement des dossiers concernés, éventuellement de valider certaines orientations et parfois d’être sensibilisés directement à des points d’alerte. Cependant, certains projets n’ont pas cette audience hiérarchique et les arbitrages peuvent être contradictoires, sans qu’aucun cadre ne permette d’en discuter. Laisser l’équipe agir seule, c’est « se dessaisir des questions stratégiques, et c’est en contradiction avec d’autres initiatives de réflexions stratégiques 3 ».

Lorsque le projet fait bouger des lignes de responsabilité, ce qui avec le numérique est fréquent, sans cadre spécifique pour les échanges vers les hiérarchies concernées, les leviers manquent aux coordinateurs.

La compréhension des nouvelles règles du jeu par l’organisation hiérarchique est essentielle aux rôles transverses pour mener à bien leur mission.

Il y a cohabitation fréquente et simultanée du mode projet et du mode production au sein des activités ayant trait au numérique. La constitution de la bibliothèque numérique Gallica exige de paralléliser des activités en projets ou marchés nécessitant réactivité et souplesse, et des activités en production qui, elles, imposent plus de stabilité et de continuité dans les processus et l’organisation. Par exemple, le développement d’un nouveau visualiseur, la mise au point de fichiers d’échanges au format METS doivent s’articuler avec la réception et le traitement quotidien des documents numérisés. Quand le projet soumis à des raisons contractuelles démarre, des questions ne parviennent pas à être abordées avant le lancement de la phase de production (numérisation audiovisuelle, intégration de fichiers par des institutions partenaires de la BnF, etc.). Alors, les sujets sont traités après le lancement, et donc souvent après certains désagréments et avec un sentiment d’inconfort de travail comme le traduisent certains témoignages : « Il y a une surresponsabilisation des rôles transverses : faute de décision hiérarchique, une décision doit être prise au niveau opérationnel pour faire avancer le projet. » « Aucun moyen de faire savoir que cela ne va pas et impossibilité de remplir une mission confiée. »

Par ailleurs, le numérique modifiant les fondamentaux des métiers, interrogeant les organisations et les compétences, ne fait pas toujours l’unanimité dans l’encadrement, voire suscite dans certains cas des refus catégoriques et des oppositions fortes. Certains entretiens font part « d’une certaine hostilité envers cette transversalité ». Les rôles transverses en charge du numérique sont alors totalement isolés, car « pour obtenir l’engagement de tous, il faut passer par la voie verticale », faute d’un fonctionnement plus matriciel. L’organigramme d’une institution n’est pas forcément le révélateur des liens nécessaires au processus transverse. Aussi, cela nécessite une formalisation où les interdépendances sont décrites avec précision.

La transformation du management est en cours : l’offre de formation de management prend en compte ces nouvelles formes d’interactions et, à l’issue de l’enquête sur la transversalité, Orhion met en place une série d’ateliers d’échanges entre des agents du management transverse et des responsables hiérarchiques.

Seconde nécessité : la coopération,
la collaboration et la coactivité

L’implication de la Bibliothèque nationale de France dans le numérique depuis vingt ans s’est concrétisée par la création de nouveaux produits tels que Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF et de ses partenaires, data.bnf.fr, un site qui permet d’interroger l’ensemble des données relatives aux ressources de la BnF, ou bien encore les Archives de l’Internet, qui assure la collecte et l’indexation des sites Web.

La gestion de ces produits numériques de la BnF – qu’ils traitent de métadonnées ou qu’ils gèrent des contenus numérisés ou nativement numériques – rejoint les missions fondamentales de la BnF puisqu’il s’agit de signaler, diffuser et collecter des contenus. Pour ce faire, il est nécessaire de mettre en place une organisation favorisant le travail collaboratif qui implique différents services et concerne des professionnels de plus en plus variés (informaticiens, catalogueurs, experts, gestionnaires, coordinateurs, etc.).

Par exemple :

  • La numérisation nécessite qu’interagissent des responsables des sélections documentaires avec ceux en charge des processus d’entrée dans les chaînes afin que ce qui est donné à numériser s’adapte au mieux au contexte technique. La numérisation concerne des supports écrits, mais également codés (son). Passant par la même chaîne métier, la numérisation du son fait agir des acteurs différents et met en œuvre des responsabilités distinctes, dans une chaîne et une organisation préexistantes.
  • Le dépôt légal numérique impose que les éditeurs et la BnF s’accordent sur les choix de formats afin que, d’un bout à l’autre du traitement, les données soient compatibles. Ce dépôt s’inscrit dans les procédures traditionnelles du dépôt légal. Cependant la dématérialisation contraint à adapter un processus connu. Ainsi, pour les livres numériques, si le signalement peut s’opérer comme pour le papier au travers de l’extranet du dépôt légal où est enregistré le livre déposé, à la poste et ses colis se substituent des protocoles de dépôt de fichiers informatiques (les livres numériques) avec des éléments permettant de le raccrocher automatiquement à sa déclaration faite au préalable par l’éditeur.
  • Pour la numérisation, il est important que tout acteur connaisse les possibilités que propose l’outil de diffusion afin de fournir des contenus numériques exploitables de manière optimisée.

Le schéma organisationnel, où se succèdent les étapes de mise en œuvre et où les responsabilités de chacun sont bien différenciées, ne peut plus s’appliquer à des produits et services dématérialisés. L’interdépendance des acteurs est plus forte et les responsabilités plus partagées. « Il faut être avec des gens qui acceptent le changement », précise l’un des agents interrogés.

Ces procédures de travail, qui s’appuie sur la collaboration, conduisent à l’émergence de compétences nouvelles : une vision d’ensemble qui analyse les problématiques tant techniques que métier s’avère indispensable pour mener à bien des projets qui s’inscrivent dans la constitution et la gestion d’une collection dématérialisée (qu’elle soit patrimoniale ou non).

L’articulation entre la nécessité des rôles hiérarchiques et la souplesse de fonctions aux responsabilités partagées est complexe. Deux risques sont identifiés :

  • celui de voir s’installer deux systèmes différents sans synergie, où l’informel n’a plus aucun rapport avec la gouvernance ;
  • l’écart entre la légitimité requise pour assurer ses fonctions et l’acceptation réelle d’un pilotage non hiérarchique.

La question du besoin d’échanges informels dans le cadre de fonctions transverses fait apparaître que le savoir-faire n’est pas suffisant mais que le savoir-être est un élément indissociable des compétences requises. La capacité relationnelle à fédérer autour d’un projet composé de plusieurs volets d’activités est un atout majeur pour le mener à bien. Plusieurs témoignages le rappellent avec des vécus différents :

« J’ai fini par établir un réseau de correspondants, informel, auxquels je peux m’adresser en cas de besoin. C’est catastrophique d’un point de vue organisationnel : quand je partirai, rien n’est documenté, rien n’est formalisé. »

« Mon rôle : accompagner des gens au changement et la motivation. Faire adhérer les gens à une nouvelle manière de travailler. J’ai décidé d’y aller progressivement. La technique existait. On a pris plus d’un an : afin que les gens soient acteurs… »

Numérique : recomposition des identités professionnelles

Un des enjeux des métiers des bibliothèques face au numérique est de ne pas manquer les étapes technologiques et les choix de normes et standards ayant vocation à s’internationaliser tout en préservant avec attention les principes fondateurs qui régissent les règles de conservation et de diffusion du patrimoine.

Orhion s’est attaché à observer les éventuelles interactions, modifications de frontières entre les métiers.

Deux séminaires récents organisés par orhion pour la BnF ont abordé ces thèmes :

  • En 2013 : « Catalogueur, signaleur, métadonneur ? Les fonctions et métiers de la BnF impliqués dans le signalement dans le contexte numérique » ;
  • En 2014 : « Magasinage numérique : les entrées numériques et l’avenir des métiers ».

L’observation s’est faite non pas du point de vue d’un métier ou d’un emploi, et encore moins du statut des agents, mais s’est basée sur une activité ou des activités en repérant leur contenu (le « quoi ? ») pour ensuite analyser les processus (le « comment ? ») et identifier les acteurs (le « qui ? »).

Le signalement des documents n’est plus une activité « réservée » aux catalogueurs (statut de bibliothécaire assistant spécialisé à la Bibliothèque nationale de France). D’autres profils métiers y participent, et pas seulement, puisque des machines y jouent un rôle également. L’activité de catalogage s’élargit donc à une notion plus large allant même jusqu’à faire émerger des néologismes comme le métier de « signaleurs » ou de « métadonneurs » !

  • La numérisation s’accompagne de créations et de reprises de métadonnées notamment bibliographiques. Devant l’impératif d’un signalement rigoureux et dans des délais souvent très courts, la tâche est donc prise en charge par des magasiniers, d’une part, et s’appuie, d’autre part, sur des procédures informatisées : création de notices ou dépouillement de recueils de périodiques par des magasiniers ; préparation et recensement d’informations bibliographiques sous Excel permettant une reprise automatique de ces dernières dans le catalogue général.
  • La récupération de métadonnées externes vient donc modifier le travail du catalogueur qui se concentre sur l’indexation et sur l’enrichissement des autorités ; il devient alors un passeur de métadonnées : Il s’agit par exemple d’utiliser plus systématiquement l’import de données de Worldcat pour les documents d’édition étrangère ou encore d’intégrer la description bibliographique des documents dans le catalogue général directement à partir des données des éditeurs dans la chaîne d’entrée par dépôt légal de documents numériques, en cours de mise en place.
  • Le catalogue général de la BnF et Gallica permettant l’accès direct aux documents, le catalogage doit aussi être envisagé par rapport aux modalités d’accès et de consultation en ligne.

Ces nouvelles pratiques supposent une parfaite coordination entre les acteurs concernés. Il faut une bonne compréhension des opérations menées entre la réception, le catalogage et la mise en ligne ainsi qu’une anticipation des contraintes existantes.

Le changement des pratiques questionne les agents non pas sur la technologie à acquérir mais sur la représentation qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes dans l’économie globale du traitement numérique.

L’activité reposant sur le fait de « manipuler, porter, déplacer » se transforme et se définit aujourd’hui avec les actions de « sonder, vérifier, compter ». En effet, il s’agit essentiellement de contrôler des flux de données.

L’observation montre que le circuit classique des entrées papier est linéaire, simple, pris en charge par des magasiniers, et ce, en alternance avec des étapes manuelles. Elle montre également que les circuits des entrées numériques ne sont plus linéaires : il s’agit de traiter un flux, d’effectuer une série de contrôles techniques et fonctionnels. Il faut des compétences nouvelles et faire appel à des acteurs multiples : experts métiers, informaticiens, bibliothécaires et magasiniers.

Ainsi, les informaticiens occupent une nouvelle place dans cette chaîne de traitement documentaire numérique. Au-delà même des étapes de conception logicielle et des actions de maintenance, ils sont le pivot du fonctionnement quotidien des circuits d’entrées et de conservation des collections numériques. L’ingénieur de production, en particulier, est en charge des flux entrants et sortants.

Lors du séminaire, le rôle des informaticiens a été abordé et nullement remis en question par les bibliothécaires et les magasiniers. Les problèmes techniques et fonctionnels, souvent intriqués, doivent être traités en synergie entre informatique et métier : une partie des actions de contrôle en entrée demande des qualifications d’informaticiens ; d’autres demandes, des qualifications d’experts métiers ; des tâches de vérification sur l’accès au document sont prises en charge par des magasiniers, lorsque l’automatisation ne suffit plus et que la qualité du service rendu aux utilisateurs l’exige.

Les avis divergent cependant sur d’autres aspects : la montée en charge des projets liés au numérique nécessitera-t-elle uniquement plus d’ingénieurs et une mobilisation croissante de cadres (ou d’experts) des bibliothèques pour concevoir les chaînes et analyser les entrées ? Ou suffit-il de simplifier certaines tâches de suivi par la création d’outils experts et ergonomiques pour les confier aux magasiniers, par exemple, qui assurent déjà le succès et la fiabilité des circuits de documents physiques ?

Les participants à ce séminaire ont exprimé le besoin de mieux partager les connaissances sur leurs activités respectives avec tous les acteurs de la chaîne dans laquelle s’insère leur mission afin de travailler plus efficacement et plus sereinement.

Plusieurs remarques dans les témoignages recueillis concernent une autre facette du numérique encore diffuse et peu audible : le numérique bouleverse les perceptions de la vue, du toucher, de l’ouïe et de l’odorat. Dans le monde professionnel, les agents habitués à manipuler des ouvrages doivent désormais accéder à des fichiers. Certains se consacrent même essentiellement à des contrôles statistiques, à la manipulation de chiffres et de données.

Lors des deux observations, les professionnels se sont posé la question du comment rendre tangible et concret ce travail et du comment lui redonner une réalité physique. Les agents qui traitent l’entrée des fichiers numériques éprouvent un sentiment de dépossession de leur métier : ils ne voient plus que « des bouts de fichier », voire simplement des comptages et des statistiques. Aujourd’hui, l’agent qui catalogue, voit la couleur, l’épaisseur du document, repère la hauteur de la pile ; il ouvre un livre : il se souvient de sa texture, de son odeur. Il sait, il sent, et ressent l’avancement de son travail. Comment faire pour organiser le travail demain ? Comment savoir chaque jour la quantité de travail accompli ?

Ces questionnements montrent bien que le problème n’est pas techniquement de savoir ouvrir un fichier ou de connaître la nouvelle norme de catalogage mais bien de ressentir – au sens propre du terme – son travail. Cela interroge donc le rapport au travail, plus précisément, le bien-être au travail.

Cette interrogation n’est pas propre au domaine du numérique en bibliothèque : par exemple, nous avons appris à manipuler de l’argent virtuel même si les pièces de monnaie utilisées pour payer le pain ou le café nous rassurent un tant soit peu…

Les réponses envisagées au sein de la Bibliothèque nationale de France sont plurielles : d’abord en proposant d’alterner le travail sur support physique et celui réalisé sur support numérique, ou bien encore inventer les applications de demain qui devraient permettre de redonner du tangible comme la création d’un « chariot virtuel de catalogage ».

Vers une plus grande mixité
entre les acteurs du livre ?

Les activités numériques s’intensifient et s’installent. Les données traitées prennent une part de plus en plus centrale dans les activités de la Bibliothèque nationale de France ; cela change non seulement les manières de travailler en remettant en question les organisations opérationnelles du travail mais interroge aussi les compétences et les rôles dans un système de décisions aux prises avec une diversité de situations ; système qui tient beaucoup à l’humain et à la capacité personnelle d’accepter les évolutions, et aux façons de chacun de les accompagner.

Cela change non seulement le rapport à l’autre dans le travail mais aussi le rapport à son propre travail, sa capacité à le mesurer, le ressentir. La mise à distance qu’implique le numérique entre l’opération, le traitement d’une part, et son résultat d’autre part, peuvent déstabiliser, désincarner son propre travail et donc une partie de son identité professionnelle. De nouveaux repères sont nécessaires et ne peuvent que se construire dans une vision collective et partagée. Il modifie les métiers au sein des organisations mais également entre elles.

Ainsi, se redessinent progressivement les modes de collaboration dans les métiers du livre entre bibliothécaires et secteurs marchands, par exemple :

  • pour la normalisation des métadonnées afin de maîtriser le signalement de bout en bout des livres numériques ;
  • pour mettre en place des outils informatiques compatibles permettant de recevoir des flux de fichiers numériques ;

Le numérique, qui pénètre de plus en plus les différentes branches du secteur du livre, peut déstabiliser les individus et les organisations d’autant plus si un refus d’évaluer et de partager perdure. Ce mouvement appelle donc à un échange plus approfondi de ces questionnements d’identité, d’organisation, et pas seulement au sein de chaque établissement, de chaque entreprise, ou de chaque association interprofessionnelle.

Bibliographie

Marianne CLATIN, Louise FAUDUET et Clément OURY, « Watching the library change, making the library change? An observatory of digital influence on organizations and skills at the Bibliothèque nationale de France », IFLA World Library and Information Congress, août 2012, Helsinki, Finlande. Disponible sur : https://hal-bnf.archives-ouvertes.fr/hal-01098534

Marianne CLATIN, Louise FAUDUET Clément OURY et Jean-Philippe TRAMONI, « Digital curator at work : analyzing emerging professional identities at the Bibliothèque nationale de France (BnF) », IFLA World Library and Information Congress, août 2014, Lyon, France. Disponible sur : https://hal-bnf.archives-ouvertes.fr/hal-01098526

Luc BELLIER, Brigitte BODET et Louise FAUDUET, « Un observatoire à la BnF : numérique, collections, métiers » in Christophe Pérales (dir.), Conduire le changement en bibliothèque : vers des organisations apprenantes, Villeurbanne, Presse de l’Enssib, coll. « La Boîte à outils, n° 32 », 2015, p. 132-144.

François DUPUY, Lost in anagement, Paris, Point, 2011.

  1. (retour)↑  Terme communément employé pour définir un savoir-faire relationnel, c’est-à-dire, des comportements et attitudes attendus dans une situation donnée (source : Afnor).
  2. (retour)↑  Gildas Illien, « Une BnF agile, quand le développement logiciel fait bouger l’organisation du travail » in Christophe Pérales, Conduire le changement en bibliothèque : vers des organisations apprenantes, Villeurbanne, Presse de l’Enssib, coll. « La Boîte à outils, n° 32 », 2015, p. 102-119.
  3. (retour)↑  Les éléments cités entre « …» sont des citations provenant des entretiens menés par Orhion avec des personnes en situation de responsabilités transverses à la BnF.