Varia
Histoire des bibliothèques publiques de Roanne, 1792-1947
La bibliothèque municipale de Roanne fait partie des bibliothèques dont les collections les plus anciennes passent des congrégations religieuses aux mains de l’État par exécution des décrets du 2 et 4 novembre 1789 qui mettent à disposition de la Nation les biens du Clergé 1. Les fonds du collège de la ville, appartenant alors aux joséphistes, ainsi que ceux des établissements religieux de Roanne et Charlieu sont versés au chef-lieu de district 2. La bibliothèque publique de Roanne se constitue et se développe à partir de ces premiers versements.
On comprend ici la « bibliothèque publique » en réunissant les acceptions anglaise et française : il s’agit d’une bibliothèque dépendant d’une personne publique et destinée à l’usage public.
Une étude à l’échelle locale comme celle de la bibliothèque de Roanne, commune d’importance secondaire, apporte, par rapport aux ouvrages généraux majeurs sur l’histoire des bibliothèques, un éclairage différent et nécessaire. Elle permet de mesurer la distance entre la réalité des situations locales et la volonté des gouvernements successifs. Le plan chronologique permet de souligner l’évolution de l’intérêt porté à la bibliothèque : dans un premier temps, elle est vue comme un réceptacle destiné à recueillir des collections, et par la suite elle est davantage dévolue à un usage par un public de plus en plus populaire. Un long travail mené durant les cinquante premières années du XXe siècle aboutit à sa modernisation.
On comprend ici la « bibliothèque publique » en réunissant les acceptions anglaise et française : il s’agit d’une bibliothèque dépendant d’une personne publique et destinée à l’usage public.
Une étude à l’échelle locale comme celle de la bibliothèque de Roanne, commune d’importance secondaire, apporte, par rapport aux ouvrages généraux majeurs sur l’histoire des bibliothèques, un éclairage différent et nécessaire. Elle permet de mesurer la distance entre la réalité des situations locales et la volonté des gouvernements successifs. Le plan chronologique permet de souligner l’évolution de l’intérêt porté à la bibliothèque : dans un premier temps, elle est vue comme un réceptacle destiné à recueillir des collections, et par la suite elle est davantage dévolue à un usage par un public de plus en plus populaire. Un long travail mené durant les cinquante premières années du XXe siècle aboutit à sa modernisation.
Première époque : collections et catalogue
1792-1835 : le règne du catalogage
Immédiatement après la Révolution, le projet de constitution d’une bibliothèque pour la ville est abordé par le conseil municipal qui souhaite la voir utilisée à des fins d’instruction 3, conformément à la dynamique révolutionnaire qui anime les villes à ce moment. Dès l’an III (1794-1795), livres, tableaux et statues sont recueillis dans le district de Roanne 4 et confiés au professeur de sciences naturelles de la ville, alors désigné comme « garde muséum » ; Jean Lapierre est chargé de réaliser un premier inventaire de tous ces biens et de les ranger dans les chambres du collège 5.
Afin d’appuyer la demande de création d’une école centrale, nouvelle institution d’enseignement, le conseil fait valoir l’existence de « près de vingt cinq mille volumes » 6 prêts à être utilisés pour la bibliothèque de l’école. Ce chiffre très nettement surévalué contribue à permettre l’ouverture d’une école centrale en novembre 1796 7. Le citoyen Vignon, ancien curé de la ville, est nommé bibliothécaire à la place de Lapierre 8.
À Roanne comme dans de nombreuses autres villes où la bibliothèque a peu, pas ou mal fonctionné durant l’existence des écoles centrales, la réunion des collections n’est pas achevée lorsque l’école ouvre ses portes. Le 28 frimaire an VI (18 décembre 1797), Vignon sauve de la vente les livres conservés dans le magasin du district et permet leur intégration à la bibliothèque de l’école 9. Peu après, le préfet de la Loire ordonne dans un but d’instruction qu’une bibliothèque publique soit ouverte : les livres sont enfin disposés sur des tablettes dans les salles du premier étage de l’école, au-dessus des classes. Pourtant rien n’assure que la bibliothèque ait été effectivement ouverte.
Si la bibliothèque ne fonctionne pas de manière satisfaisante, l’existence de l’école centrale lui permet de ne pas tomber dans l’oubli. Grâce à elle, un bibliothécaire porte de l’intérêt aux livres, les range et les inventorie. Les premières démarches pour procéder à des restitutions d’ouvrages confisqués aux émigrés ou aux condamnés commencent très tôt ; comme partout en France, des personnes qui s’estiment lésées déposent des réclamations pour récupérer leurs biens 10. Les procédures sont si complexes que certains plaignants ne revoient pas leurs livres avant vingt ans 11.
Le 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803), après la suppression des écoles centrales, les bibliothèques sont « mises à la disposition et sous la surveillance de la municipalité » 12 : le gouvernement en abandonne la responsabilité aux villes. À Roanne, la bibliothèque reste dans les locaux du lycée qui remplace l’école centrale. On décide rapidement d’ouvrir la bibliothèque au public au cours de deux séances hebdomadaires, les dimanches et jeudis. Les livres sont de nouveau déplacés et un corridor est aménagé pour les installer au mieux. Lapierre retrouve son poste : fournissant main-d’œuvre et matériel, il s’occupe de la mise en ordre, du tri et du catalogage. Il accepte en 1804 une indemnité de 250 francs seulement : c’est le premier salaire versé à Roanne pour la bibliothèque.
En 1804, la municipalité délègue la responsabilité de la bibliothèque au directeur de l’école, M. Brossard, qui accepte la place de bibliothécaire pour Lapierre et dissocie ce travail de toute indemnité 13. Enfin des dépenses sont prévues pour la bibliothèque et non pas incluses au budget une fois réalisées : 50 francs annuels doivent être confiés au directeur pour les réparations et fournitures de matériel. Dans un premier temps, la municipalité tente donc d’assumer en partie sa responsabilité. Durant deux années encore, la volonté d’instruction crée une dynamique autour de la bibliothèque, qui n’est pas abandonnée. En 1805, elle n’est plus accessible au public et, durant sept à huit ans, les livres sont soumis au vandalisme et à la négligence, « au mépris et aux injures du temps » 14. La ville se désengage et ne fournit plus au directeur les moyens nécessaires à l’entretien.
Lorsqu’en 1810 le collège devient un collège d’université, Lapierre entreprend la restauration de la bibliothèque et suit l’impulsion du nouveau directeur. Dans un local moins grand mais plus adapté, il classe les livres et entreprend un catalogue à la demande du ministère, qu’il envoie au sous-préfet en 1813 pour faciliter les échanges 15. Lapierre obtient enfin une nomination officielle 16. En 1816, le collège ne relève plus de la municipalité : or, la ville doit assumer les dépenses de la bibliothèque. Un crédit de 60 francs pour le bibliothécaire est ouvert au budget annuel : les sommes attribuées sont réduites car la situation financière de la ville ne permet pas de dépenses trop importantes. La bibliothèque est ouverte aux « Professeurs et quelques amateurs » 17. Tri et catalogage continuent : à chaque demande du ministre, le bibliothécaire envoie un supplément au catalogue. En 1818, la collection est estimée à 8 460 volumes 18 et seul un cercle très restreint de privilégiés peut y accéder. Le décret de 1803 pose des difficultés sévères : s’il délègue aux villes le soin des bibliothèques et exige qu’un bibliothécaire soit payé et les collections conservées, il ne leur fournit aucune aide pour prendre en charge cette mission.
Il est ordinairement admis qu’après avoir abandonné ses responsabilités envers les bibliothèques aux municipalités en 1803, le gouvernement ne s’y intéresse plus jusqu’à la monarchie de Juillet. Graham K. Barnett lui-même soutient cette thèse 19, affirmant que peu de choses ont été entreprises, pour s’assurer que les villes ont bien nommé des bibliothécaires. À Roanne pourtant, les autorités ont porté leur attention sur la bibliothèque durant cette période. Après 1803, les demandes de restitution de livres cristallisent leur intérêt. Peu à peu, dons et concessions affluent de la sous-préfecture et du ministère de l’Intérieur. La bibliothèque, le catalogue, la mise en valeur auprès du public, le personnel font l’objet d’une correspondance soutenue 20. Ce n’est qu’après 1821 que l’absence d’archives laisse penser qu’on ne s’intéresse plus à la bibliothèque.
Au début des années 1830 le nouveau maire, Fauvel, redynamise l’intérêt porté à la bibliothèque 21. Pour la première fois un livre est acheté par la ville, et il demande au ministère d’inclure Roanne dans les distributions. Il réclame la confection d’un catalogue avant même que François Guizot, ministre de l’Instruction publique, le demande fin 1833. Sous la monarchie de Juillet, le maire porte de nouveau attention à la bibliothèque comme moyen d’instruction 22.
La bibliothèque doit beaucoup à Lapierre, dont le dévouement dure près de quarante ans jusqu’à sa mort en décembre 1834. Toutefois, sa bonne volonté ne suffit pas lorsque les autorités ne manifestent pas un égal intérêt pour la bibliothèque.
D’une bibliothèque musée à une bibliothèque érudite (1835-1856)
Dès janvier 1835, le maire nomme comme bibliothécaire M. Gouriet, professeur de rhétorique, également chargé des objets d’art et antiquités 23. En mai, des aménagements minimes permettent la réouverture de la bibliothèque. Comme dans la plupart des bibliothèques, l’accès aux livres passe par l’intermédiaire du bibliothécaire, et le prêt est interdit. À partir de 1837, l’envoi du catalogue au ministère vaut à Roanne des concessions de l’État, la principale source d’accroissement. La ville, qui n’effectue encore aucun achat, compte sur les dons de particuliers et les échanges de ses doubles.
Le départ de Gouriet pour raisons de santé durant l’été 1844 marque le début d’une période difficile. La bibliothèque est fermée pour une durée indéterminée 24. Après cinq mois sans responsable ni soins, un nouveau bibliothécaire prend ses fonctions qu’il abandonne avant un an. En 1844 un don d’objets d’art par l’archéologue Fleury Mulsant provoque la création d’un musée accolé à la bibliothèque 25. Le donateur en est nommé conservateur et se charge de la bibliothèque avec l’aide de bénévoles pour assurer une transition. Le 25 décembre 1845, le maire nomme l’instituteur Jean Augagneur bibliothécaire de la ville 26. Demeurant en poste plus de 25 ans, il signe la fin d’une période d’instabilité. À la mort de Fleury Mulsant, il se charge du musée et lie pour longtemps les deux fonctions.
Le principal du collège souhaite récupérer l’espace utilisé par les livres pour les pensionnaires 27 : en 1846, la bibliothèque est déménagée dans deux salles plus spacieuses de l’hôtel de ville. À partir de 1849, les envois de l’État se font moins fréquents : la chute de la monarchie de Juillet provoque un ralentissement dans la politique d’aide aux bibliothèques 28. Augagneur vend de vieux « Ouvrages dépareillés qui encombrent la bibliothèque » 29 (théoriquement inaliénables) afin d’améliorer la qualité des collections. En 1853, la réouverture est récente et la bibliothèque compte environ huit lecteurs par jour (jeudi et dimanche). En décembre, une fonction honorifique et gratuite de bibliothécaire en chef est créée, traduisant l’importance croissante de la bibliothèque.
1856-1888 : Améliorer les collections
Comme beaucoup de villes, Roanne commande l’édition d’un catalogue 30. Il doit permettre de faire connaître les richesses de la bibliothèque aux Roannais et montrer au gouvernement les sections les plus lacunaires. De Viry, bibliothécaire en chef, réclame un crédit régulier, et appelle concessions des ministères et dons des particuliers afin d’enrichir un fonds marqué par son origine religieuse. Le catalogue ne se vend pas, et Augagneur le distribue aux élites municipales afin de faire connaître la bibliothèque et de susciter les dons. La bibliothèque, orientée vers un public d’« amateurs » érudits 31, demeure en marge de la lecture populaire. En 1858, un projet de règlement prévoit l’ouverture quatre jours par semaine, sur une amplitude de 16 heures 32. Une fermeture alignée sur les vacances scolaires est prévue du 30 août au 15 octobre. L’accès est règlementé et le prêt est interdit à moins d’obtenir une autorisation du maire 33.
Les concessions des ministères sont la principale source d’accroissement des collections. Les dons, spontanés ou sollicités, complètent les échanges avec des particuliers et permettent de diversifier les collections. À partir de 1856, 100 francs servent chaque année à des acquisitions 34 qui correspondent réellement aux besoins de la bibliothèque : le public peut consulter livres d’histoire et d’histoire locale, dictionnaires et encyclopédies, belles-lettres et récits de voyages. Aucun livre au contenu pratique destiné aux couches laborieuses ne vient s’y ajouter. En 1854, le versement de documents du greffe du tribunal civil constitue la base du fonds d’archives qui sert aux recherches des érudits. La tendance de rejet des classes populaires s’en voit accentué.
Pour atteindre ce public émergeant, une bibliothèque populaire est créée en 1866 35. La ville ne participe pas à sa fondation, mais elle met un local à sa disposition et, après deux ans d’exercice, lui octroie un budget. Pendant vingt ans, elle apporte son soutien à une initiative privée pour l’éducation et l’instruction du « petit peuple ». En 1885, la bibliothèque populaire est déplacée au premier étage de l’hôtel de ville, plus accessible. Les instituteurs participent à ce mouvement en faveur de la lecture populaire : se cotisant pour fonder une bibliothèque pédagogique à l’école communale, ils obtiennent le mobilier de la part de la mairie 36.
À la mort de Viry, en 1868, Augagneur reprend ses attributions et continue à faire fonctionner la bibliothèque sans modification des habitudes passées, jusqu’à sa propre mort en 1871. Sa succession est prise par deux hommes : Alphonse Coste, bibliothécaire, dont la fonction est honorifique, et Didier Remontet, sous-bibliothécaire. Un récolement général des inventaires de la bibliothèque, du musée et des archives est réalisé. Remontet poursuit le travail d’Augagneur ; les concessions de l’État se font plus nombreuses, demeurant plus abondantes que les achats de la ville. Au contraire, les dons de particuliers se raréfient. En 1872, la bibliothèque est déplacée dans deux salles du second étage du nouvel hôtel de ville. Dès 1875, Remontet se plaint de fuites dans le toit qui endommagent les livres conservés sous les combles. Deux ans plus tard, lorsqu’il démissionne à cause de sa mauvaise santé et des conditions de travail déplorables, la toiture n’est toujours pas réparée.
Un comité d’inspection de la bibliothèque et d’achat de livres est mis en place cette même année. L’ordonnance de 1839 établissait de tels comités dans toutes les villes possédant une bibliothèque publique, mais il n’avait jamais été installé à Roanne, où toutes les décisions dépendaient du bibliothécaire ou du conseil municipal. Une circulaire de 1874 exige que les membres « présentent de sérieuses garanties aux autorités » 37 et dans la majorité des villes, le bibliothécaire n’est que consultant. À Roanne pourtant, le comité est composé des deux bibliothécaires et de quelques notables impliqués dans la vie de la bibliothèque.
Barriquand remplace Remontet et le conseil municipal double le crédit de la bibliothèque. Deux ans plus tard, la ville reçoit un legs très important de M. Desevelinges, composé de notes, manuscrits et livres d’histoire du pays. Du fait d’une politique d’acquisition volontariste, la bibliothèque passe de 7 062 volumes en 1856 à 12 000 volumes en 1888 38. Cette croissance lente et régulière est toutefois fortement tributaire des dons de l’État, au contenu inadapté, et qui créent un fonds incohérent. La mort de Coste en mai 1888 introduit une nouvelle période de flottement. Le conservateur du musée, nommé bibliothécaire, meurt avant même d’entrer en fonction. Enfin, en septembre 1888, Maurice Dumoulin, professeur d’histoire et rédacteur à l’hebdomadaire L’Union républicaine, est nommé conservateur des bibliothèques publique et populaire.
Deuxième époque : Une bibliothèque tournée vers le public ?
Dumoulin tente de compléter les missions de protection et conservation par l’exploitation positive des documents, en élargissant la fréquentation de la bibliothèque. Son action passionnée marque la bibliothèque bien après son départ.
Développer des collections au service du public ? (1888-1896)
En 1888, la bibliothèque populaire est annexée à la bibliothèque municipale et transférée à ses côtés au deuxième étage de l’hôtel de ville, menant à une réorganisation qui s’achève en avril 1889 39. Les trois salles consacrées aux bibliothèques offrent désormais plus de place pour les lecteurs et pour les livres, permettant la mise en place du libre accès à certains livres. Dumoulin réclamant des aménagements supplémentaires à ceux prévus, le coût dépasse les prévisions. Pourtant, la toiture n’est toujours pas réparée.
Fin avril 1890, la bibliothèque ouvre et ses collections sont classées. Elle est accessible huit heures par semaine et on prévoit enfin des séances de soirée, réclamées par le ministère depuis 1838 40. Dumoulin témoigne d’un souci réel de s’adapter aux besoins d’un public élargi aux commerçants, fonctionnaires, industriels, employés. Ces gens de la bonne et petite bourgeoisie ne peuvent en effet se contenter des offres de la bibliothèque populaire destinée à un public « inférieur » en culture intellectuelle. Dumoulin se distingue des précédents bibliothécaires qui ne s’intéressaient aux collections que pour elles-mêmes. Son intérêt nouveau pour le public influence les décisions relatives à la gestion de la bibliothèque. Dès 1888, il entreprend de réclamer chaque année crédits extraordinaires et augmentations de budget qu’il justifie par la nécessité de développer les collections afin de les rendre réellement utiles aux lecteurs. Avec régularité, chacune de ses demandes est acceptée. En 1889, du fait de décès successifs, le comité d’inspection nommé par le ministre n’existe plus et est remplacé par la commission municipale des beaux-arts.
Les collections ne sont plus marquées par leur origine religieuse et sont dominées par les lettres et l’histoire, alors que le manque d’ouvrages de sciences se fait toujours sentir. Les legs et les dons ponctuels se font plus nombreux 41. Le gouvernement, satisfait des rapports annuels zélés de Dumoulin, distribue ses concessions avec largesse, si bien qu’en 1896 la bibliothèque compte 29 500 volumes alors qu’elle en possédait 12 000 en 1888. La fréquentation augmente et le local devient trop petit. En 1895, Dumoulin impose un nouveau règlement à la bibliothèque publique, limitant le prêt alors que son usage s’amplifiait. À son goût, cette pratique n’est pas assez restrictive, elle devrait être destinée « à favoriser les travailleurs » 42, c'est-à-dire historiens et érudits qui effectuent des recherches. Malgré la fusion des deux bibliothèques, Dumoulin continue à privilégier ceux-ci au détriment des simples lecteurs. Les crédits supplémentaires obtenus sont essentiellement destinés à la bibliothèque publique. Il estime « la populaire » trop coûteuse et ne développe pas de collection de connaissances générales et techniques.
Pourtant, comme pour la bibliothèque publique, la fréquentation de la bibliothèque populaire augmente. Ses horaires sont adaptés aux ouvriers et artisans 43 et, en 1891, un catalogue imprimé est mis en vente. Le public se fait si nombreux qu’en 1895, les cent vingt lecteurs qui se présentent à chaque séance d’une heure et demie gênent le service. Alors que Noë Richter signale le début du déclin de la lecture populaire en 1895 44, le succès de la bibliothèque populaire de Roanne persiste, autant que celui de la bibliothèque publique.
Durant dix ans, Dumoulin a travaillé inégalement à enrichir les deux bibliothèques, les acquisitions, grâce aux fonds municipaux, devenant majoritaires depuis sa nomination. S’investissant dans sa tâche, il demande à la ville de manifester son intérêt par son engagement financier et réclame des crédits pour des aménagements spéciaux, l’achat de livres ou le personnel. Il signale dès 1893 le manque de place qui risque de porter préjudice à l’activité de la bibliothèque en décourageant le public 45. En 1892, il fait également bonne impression sur Ulysse Robert qui inspecte la bibliothèque 46. Grâce à un travail passionné, Dumoulin parvient à toucher un public plus nombreux : il a œuvré pour « l’éducation et […] l’instruction » 47 des Roannais. Depuis la fin du XVIIIe siècle, ces objectifs demeurent la raison d’être de la bibliothèque.
Mais ce développement de la bibliothèque ne saurait durer. Dumoulin craint pour les élections municipales de 1896 une victoire socialiste suivie de renvois politiques qui le toucheraient. Il alerte le ministre, signalant des remaniements du personnel qui portent préjudice à la bibliothèque. Augé, candidat socialiste, est élu et le ministre lui signale des difficultés à la bibliothèque. Augé défend Dumoulin, en place depuis longtemps et qui satisfait pleinement. Son attention se porte alors sur les bibliothèques et il y constate des problèmes. En octobre 1896, il démet Dumoulin de ses fonctions. Le ministre réclame des explications à cet acte qui contredit le discours du maire. Le 22 novembre, le nouveau conservateur, Michel, produit un rapport accablant 48. Dumoulin laisse une dette de plus de 3 669,32 francs, quand le budget annuel d’achats est de 2 000 francs. En décembre, les autres employés sont également renvoyés après que le maire a fait passer les documents expliquant ses choix au sous-préfet.
L’implication de Dumoulin dans sa tâche l’a poussé à dépenser plus que le budget de la ville ne lui permettait. Après son renvoi, les problèmes ne font que commencer pour la bibliothèque.
Donner un nouveau départ à la bibliothèque
Michel demande aussitôt le vote d’un crédit extraordinaire pour éponger la dette sans affecter les deux années d’acquisition à venir. La municipalité ne prend pas de décision immédiate et tente de mettre en cause Dumoulin dans une action menée en justice par l’un des créanciers. Le préfet refuse cette solution au prétexte d’un défaut de procédure de la part de la ville. En septembre 1898, le conseil municipal vote le crédit pour rembourser tous les créanciers (près de 4 900 francs) 49.
Cette lutte entre la municipalité et les autorités ayant un pouvoir décisionnel sur la bibliothèque donne une dimension politique à un événement qui ne l’est pas initialement. Le préfet prend de manière générale le contre-pied d’Augé (maire socialiste), et est peut-être responsable si l’explication du renvoi de Dumoulin n’est jamais parvenue au ministre.
En janvier 1897, le comité d’inspection est recréé à Roanne. Dumoulin en est nommé vice-président par les autres membres, Républicains comme lui. Mais Dumoulin part au Havre et le comité n’est plus convoqué. Or, le préfet avait décidé que tous les achats devaient désormais être subordonnés à l’approbation du comité nommé. La bibliothèque ne peut plus s’enrichir grâce aux fonds de la ville. Le maire signale diverses entraves faites au bon fonctionnement de la bibliothèque par le préfet à l’inspecteur général des bibliothèques. Les collections ne peuvent plus être enrichies (les fonds municipaux sont inutilisables, le ministère a gelé ses concessions, les dons sont quasi inexistants), l’organisation et le personnel sont sans cesse remis en cause : la bibliothèque en souffre. Il réclame son intervention afin de rétablir un fonctionnement normal de la bibliothèque.
Malgré ces entraves, le service doit continuer à être rendu. Michel, dont les engagements politiques sont opposés à ceux de Dumoulin, souhaite mieux adapter les collections aux travailleurs (ouvriers, artisans, petits employés) et introduit une section « socialisme » dans le plan de classement 50. Pour que le budget d’achat ne se perde pas, le conseil municipal l’affecte à la bibliothèque populaire, déclarant qu’elle n’a rien à voir avec la « grande bibliothèque », et qu’elle n’est donc pas soumise au comité nommé par le ministre.
Au moment du renouvellement du comité en décembre 1897, le préfet fait nommer les mêmes membres et la situation reste bloquée. Les difficultés s’estompent en septembre 1900 lorsque le préfet et le sous-préfet sont remplacés. En 1902, le renouvellement du comité permet la reprise d’un fonctionnement normal. Les concessions ministérielles reprennent. En 1903, Anthelme Simond remplace Michel, toujours pour un salaire annuel de 400 francs : malgré la volonté d’Augé, la fonction de conservateur reste honorifique.
À la fin du siècle, M. Boullier lègue plus de 7 500 livres et brochures 51. Il construit la base d’un fonds vénitien de qualité. Les collections prennent tant d’ampleur qu’il devient nécessaire de réfléchir à leur transfert. Progressivement, la bibliothèque populaire est déplacée à l’école de l’hôtel de ville, puis on gagne de la place sur l’espace utilisé par le musée. Un rapport d’inspection très favorable pousse le ministre à accorder une importante concession de livres 52. Le problème reste patent, et en 1908, certains livres sont déplacés dans des locaux assez éloignés de la mairie. Les collections de la bibliothèque sont éclatées dans trois bâtiments distincts.
Enfin, Simond s’adresse au maire et lui présente l’urgence d’un transfert des bibliothèques. Le local est trop petit pour les livres comme pour les lecteurs 53. Un déménagement pourrait réintroduire l’habitude de la lecture sur place et limiter le prêt, qui entraîne la détérioration des livres, à la seule bibliothèque populaire. Il propose un déménagement vers l’ancien couvent des Ursulines construit au XVIIe siècle, contigu au Palais de Justice : un bâtiment qui n’est pas adapté spécialement pour accueillir une bibliothèque. Comme dans bon nombre de cas, à défaut de construire un nouveau bâtiment spécialement conçu pour les bibliothèques, on cherche un local inoccupé 54. Depuis 1893, les bibliothécaires clament le manque de place ; en 1910, le déplacement complet de la bibliothèque est réalisé. Afin de limiter les frais, les anciens rayonnages sont réutilisés. Le transfert de la bibliothèque est achevé le 1 janvier 1911 ; les arrangements divers et le logement du concierge se réalisent dans les années qui suivent. La bibliothèque est installée pour près de quatre-vingts ans.
Le nouveau règlement établit des horaires élargis (38 heures d’ouverture par semaine avec trois séances en soirée), qui permettent au public un accès plus aisé que par le passé et au conservateur de rétablir l’ancien règlement et les anciennes conditions de prêt, très restrictives 55.
En 1909, pour la première fois à Roanne, le conservateur mentionne le délassement et la distraction de la population ouvrière comme objectif de la bibliothèque. Simond rééquilibre la situation et cherche à organiser les bibliothèques de sorte qu’elles se complètent. Dès lors, chacune est indispensable au bon fonctionnement de l’autre. À la fin du siècle, les bibliothèques n’ont plus un simple rôle de conservation, elles doivent toutes deux – la « grande » au même titre que la populaire – participer à la circulation des livres.
La réunion des bibliothèques : un nouvel élan désamorcé par la Première Guerre mondiale
La bibliothèque populaire pour le prêt
Anthelme Simond réunit dans des locaux communs les bibliothèques publique et populaire. Contrairement à ce que souhaitent les théoriciens des bibliothèques modernes lorsqu’ils préconisent de tels remaniements 56, les bibliothèques restent administrées séparément. Cette réunion, qui demeure un signe de modernité, est surtout un moyen pour réduire les prêts, limités à la bibliothèque populaire. Un nouveau règlement y est arrêté en octobre 1911. Les lecteurs ont accès aux livres par l’intermédiaire du personnel 57. La vente du catalogue permet aux lecteurs d’arriver à la bibliothèque en sachant quels livres ils vont demander. Les prêts sont inscrits sur une fiche qui leur a également été vendue. Contrairement à la bibliothèque publique, les lecteurs ne sont pas sélectionnés sur leur niveau social ou culturel. De manière générale, les bibliothécaires estiment que ce public ne sait pas manipuler les livres, et que leur prêt au dehors provoque des détériorations considérables. Des amendes sont d’ailleurs prévues en cas de perte ou de détérioration, pour limiter le poids des frais de reliures des ouvrages abîmés sur un budget déjà fort maigre, dont la plus grosse part est consacrée au personnel 58. Dans le même sens, un cautionnement remboursable de 1 franc est instauré par la commission pour l’emprunt. Dès le déménagement, et jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, la fréquentation de la bibliothèque populaire croît.
Pourtant, Anthelme Simond est révoqué de ses fonctions de conservateur en janvier 1913 pour avoir attaqué de manière « violent[e] et réitéré[e] » le maire et la municipalité par voie de presse 59. Jusqu’à ce que Léon Débenoit soit nommé conservateur en janvier 1914, le sous-bibliothécaire, Louis Mourgues, se retrouve seul pour réaliser le travail.
À la fin de la première décennie du XXe siècle, le bibliothécaire de Roanne insuffle un mouvement de modernisation grâce au déménagement des bibliothèques. Cette mesure est le premier pas vers la création d’une bibliothèque moderne pour tous. Toutefois, cet élan est brisé par le déclenchement de la guerre qui met la bibliothèque loin des préoccupations du conseil municipal. Alors que Noë Richter situe la mort de la lecture populaire entre 1895 et 1918 60, on observe qu’à ce moment la municipalité concourt activement au développement de la bibliothèque populaire.
La Première Guerre mondiale
Peu de sources demeurent pour témoigner de l’activité durant la guerre. Le conseil municipal ne prête attention aux bibliothèques que lorsqu’il est sollicité de l’extérieur, et contraint de traiter l’affaire rapidement. Par deux fois, des legs de collections très importantes suscitent son intérêt 61. Les premières démarches pour les accepter sont réalisées sur le coup, mais dans les deux cas, les successions sont réglées seulement une fois la guerre achevée. Bien que les crédits réservés réduisent, les collections continuent à s’enrichir faiblement. Alors que la fréquentation de la bibliothèque publique était en pleine expansion avant la guerre, elle chute de manière significative durant le conflit. Ailleurs en France, lorsque l’ouverture des bibliothèques publiques est maintenue telle qu’en temps de paix, les lecteurs ont tendance à s’y rendre plus nombreux 62. L’absence de données chiffrées peut laisser supposer que les Roannais ont temporairement abandonné la bibliothèque publique au profit de la bibliothèque populaire, qui propose les lectures de distractions qui sont alors particulièrement recherchées. En 1919, municipalité et bibliothécaires sont pourtant satisfaits de la fréquentation des deux bibliothèques.
Après-guerre, les activités quotidiennes reprennent et on procède à une réorganisation des bibliothèques. À la bibliothèque publique, la réalisation d’un catalogue est entamée et un nouveau classement numérique est mis en place 63. Un conservateur adjoint est nommé pour s’occuper des archives et reste en place jusqu’à sa mort en 1944. À la bibliothèque populaire, un sous-bibliothécaire supplémentaire est nommé pour répondre à la trop grande affluence. Simultanément à la réfection du catalogue de la bibliothèque populaire, un tri des ouvrages hors d’usage est organisé. Le poste de bibliothécaire de la bibliothèque publique, resté vacant durant toute la guerre, est pourvu en mars 1920 par Jean-Baptiste Girod, ouvrier tisseur, mais aussi écrivain et poète 64.
La guerre a brisé l’élan de modernisation qu’Anthelme Simond avait tenté d’insuffler. Un coup sévère est porté aux acquisitions, mais il n’affecte pas la fréquentation de la bibliothèque populaire. À la fin de la guerre, la réorganisation des bibliothèques initie une nouvelle phase de développement qui se confirme lorsque Girod prend ses fonctions, bien qu’une fois encore, le poste ne soit pas pourvu par un professionnel.
1920-1937 : vent de modernisation
La vie quotidienne
Lorsque Girod arrive à la bibliothèque, il y constate un grand désordre 65. Il entreprend le classement en enregistrant les ouvrages non catalogués et les doubles, qu’il prévoit de vendre au poids. Il révise l’arrangement des fiches du catalogue, débute un registre méthodique, et en revoit le plan de classement, tout en étant conscient des débats qui animent les milieux des bibliothécaires concernant ces questions. Il reprend ensuite chaque série une à une et effectue un travail de révision minutieux, portant une attention particulière à la collection d’ouvrages concernant Roanne et sa région. En 1923, après avoir consulté le conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève sur l’opportunité d’adopter le système de classification de Dewey qui s’impose progressivement dans le milieu, il renonce à ce nouveau changement 66. Après quelques années de ce long travail de révision, Girod se lance dans la confection de nouvelles fiches pour le catalogue afin de suppléer aux lacunes de celui-ci et de remplacer des fiches ne respectant pas les prescriptions bibliographiques. En 1930, le catalogage du fonds Boullier (acquis en 1897) est enfin entamé et Girod obtient la nomination d’un aide-bibliothécaire pour l’épauler dans sa tâche.
Parallèlement à ce catalogage massif, l’accroissement des collections de la bibliothèque publique s’accélère. Entre 1920 et 1937, le budget consacré à la bibliothèque augmente régulièrement, et les achats par la ville sont la principale source d’acquisitions. Elles sont d’abord effectuées sous le contrôle du Comité d’inspection. Après quelques années, Girod est autorisé à acheter des livres chez des libraires d’occasion, moyen d’acquisition moins coûteux pour des livres de qualité égale. Le bibliothécaire garde alors en tête l’orientation de la bibliothèque, qui demeure destinée à l’étude et à la recherche ainsi qu’aux œuvres concernant la région. Il complète également les collections littéraires, artistiques ou scientifiques, et consent « avec une certaine indulgence » à acquérir des « nouveautés à succès » 67. Durant les fonctions de Girod, les dons de particuliers sont nombreux et souvent très riches lorsqu’il s’agit de legs. Le bibliothécaire ne se contente pas d’accepter les dons spontanés : il sollicite les donations. Les concessions du ministère sont plus espacées qu’au cours du XIXe siècle, mais l’énergie de Girod et la qualité des résultats qu’il obtient pèsent en faveur de la bibliothèque. L’accroissement des collections rend nécessaires de nombreux travaux d’aménagements : nouvelles travées, électricité, chauffage central sont installés dans certaines pièces.
La nomination de Girod en 1920, puis l’inscription de son poste à l’échelle des traitements du statut du personnel communal 68 occasionnent à deux reprises une modification du règlement. Les horaires d’ouverture, d’abord réduits, sont augmentés de nouveau avec 26 heures par semaine. Bien qu’il n’y ait plus que deux séances de soirée, la fréquentation de la bibliothèque publique retrouve enfin son niveau d’avant-guerre en 1925. Par la suite, le nombre de lecteurs ne cesse d’augmenter. La bibliothèque est ouverte à tous les publics, mais une place privilégiée est toujours réservée aux historiens et érudits, enseignants, fonctionnaires de mairie, membres de sociétés savantes, avocats, médecins. Elle accueille également un nombre important d’élèves des lycées. Pour Girod, la bibliothèque est un complément de l’école et il se préoccupe de son rôle pédagogique. Plusieurs mesures sont adoptées en vue de contrôler les lectures : en 1931, le prêt des romans est limité, et les fiches des ouvrages « peu ou prou licencieux » sont supprimées du catalogue 69. Bientôt, les lycéens doivent choisir leurs livres sur une liste d’auteurs sélectionnés, et présenter une autorisation écrite du proviseur.
À la bibliothèque populaire, l’augmentation du public oblige à accroître encore le personnel. L’ouverture se fait de novembre à mai de 7 h 30 à 9 h 30 tous les dimanches matins : aux moments de loisirs des travailleurs. L’évolution du fonctionnement des bibliothèques laisse percevoir une modernisation et une professionnalisation progressive.
Modernisation
Le changement de statut du bibliothécaire en 1924 est décisif dans la démarche de professionnalisation qui s’inscrit dans un mouvement national. Pendant l’entre-deux-guerres, des bibliothèques modernes se développent et disposent de plus en plus d’un personnel diplômé et correctement formé pour assurer leur gestion. Par des parutions d’articles dans des publications spécialisées (Revue des bibliothèques, revue italienne-française Dante sur le fonds Boullier, Catalogue général des manuscrits), la bibliothèque connaît un rayonnement et une visibilité certains. À chacune de leurs visites, les inspecteurs manifestent leur satisfaction 70 si bien que Girod obtient la confiance et le soutien financier de la municipalité : à Roanne, le budget alloué à la bibliothèque rapporté au nombre d’habitants est le plus élevé du département de la Loire. À la déception de Girod, lorsque la loi sur le classement des bibliothèques est promulguée, Roanne se retrouve seulement dans la troisième catégorie des « bibliothèques libres » alors que le bibliothécaire espérait la voir apparaître parmi les « bibliothèques pouvant être soumises à des inspections prescrites par décision du ministre » de deuxième catégorie.
À partir de 1932, Girod tente d’étendre sa démarche de modernisation à la bibliothèque populaire qui connaît jusqu’alors un bon fonctionnement. Considérant que la bibliothèque municipale doit être utile à tous, il soumet au maire un projet de réorganisation. Il propose d’augmenter les horaires d’ouverture par des séances de soirée, de remanier les collections pour gagner de la place et de réaliser lui-même le nouveau catalogue. Bientôt, il suggère une fusion des deux bibliothèques afin de mieux concilier la mission traditionnelle de conservation avec les besoins modernes éducatifs, récréatifs, culturels et documentaires 71. En se conformant ainsi à la tendance nationale imposée par le mouvement moderniste, il espère une meilleure exploitation des ressources des deux bibliothèques. Il propose enfin d’assurer lui-même la direction des deux établissements. Mais comme tous ces projets ambitieux de l’entre-deux-guerres, l’idée n’aboutit pas.
En dépit du dévouement de Girod, c’est sur un scandale que sa carrière s’achève 72. Au cours des derniers mois de sa carrière, plusieurs indices suggèrent le déclin de sa santé physique et de ses capacités de discernement. En novembre 1937, un lecteur anonyme signale à la mairie des livres détériorés. Interrogé, Girod semble sur la défensive. La réaction du maire est immédiate : alors qu’il se trouve à Paris pour honorer ses fonctions de député, il envoie des consignes par télégraphe. La bibliothèque doit être fermée et l’accès interdit à tous et spécifiquement à Girod. Plusieurs entrevues sont organisées et le maire promet de rentrer rapidement. Après enquête, on découvre que Girod a détérioré un grand nombre de livres en distrayant les gravures qui les ornaient, et qu’il a détourné probablement 1 300 livres dans lesquels il a inscrit son ex-libris et dont il a fait don à la bibliothèque en octobre. Malgré les protestations du bibliothécaire, il est mis à la retraite le 31 décembre 1937.
Si l’on fait abstraction de cette fin regrettable, conséquence de la maladie, la carrière de Girod est exemplaire. Intensifiant la modernisation entreprise bien avant la Première Guerre mondiale, il transforme les bibliothèques municipales en lieu de « lecture publique », idée chère aux modernistes de l’entre-deux-guerres.
Les bibliothèques en guerre
Le 21 mars 1938, Pierre Simond, fils d’Anthelme, recommandé par celui-ci, prend les fonctions de bibliothécaire 73. Licencié ès lettres, il n’a pas de formation spécialisée. La bibliothèque lui est transmise dans un triste état : les livres en désordre sont recouverts de poussières, et les rayons ne suffisent plus. Après que les conséquences de la maladie de Girod ont été gérées au mieux, Simond se consacre au fonctionnement quotidien de la bibliothèque. Le comité d’inspection et d’achats, rendu méfiant, le soumet à un contrôle suivi : Simond produit régulièrement rapports et listes d’acquisitions. Il prolonge l’œuvre de modernisation de son prédécesseur, fait réaliser des travaux d’amélioration matérielle (installation électrique dans toute la bibliothèque, rideaux aux fenêtres pour la protection des livres, chauffage sur tout le premier étage, achat d’une machine à écrire…), travaille à améliorer la qualité des collections, se battant avec la municipalité pour obtenir des budgets d’acquisition. Un nouveau règlement limitant le prêt aux seules élites (les autres lecteurs devant obtenir une autorisation spéciale) est instauré. Cherchant à faire mieux connaître la bibliothèque, il y organise une exposition à partir de ses collections en juillet 1939. Mais une fois de plus, l’irruption de la guerre vient transformer la vie des bibliothèques municipales.
Préserver
La guerre s’annonce et conformément aux conseils des inspecteurs généraux 74, Simond s’organise pour évacuer les collections irremplaçables dès octobre 1938. Ce n’est qu’à la fin de 1939 que les autorités (mairie, préfecture et sous-préfecture, archives départementales) manifestent leur intérêt pour ces mesures de mise à l’abri 75. Une recrudescence de courriers sur ce thème parvient à la bibliothèque en 1942-1943, lorsque la zone libre où se trouve Roanne est à son tour envahie. Les collections sont jusqu’alors entreposées dans les caves voûtées de la bibliothèque aménagées à cette fin. En octobre 1943, la crainte croissante des bombardements pousse à déplacer les pièces les plus précieuses dans les caves de la résidence de campagne d’un des conseillers municipaux. En 1941, Pierre Simon estime que la bibliothèque n’a pas souffert de la guerre, et en effet, elle n’a pas eu à déplorer de destructions 76. Pourtant, l’épuration des collections est très largement entamée lorsque Simond fait cette déclaration, et l’élimination de centaines de volumes ne peut être considérée autrement que comme une atteinte portée aux collections.
Épurer
En novembre 1940, le premier ordre de révision des collections vient de la préfecture. Il vise les livres « capables de nuire à l’œuvre de rénovation nationale » du gouvernement Pétain 77. Très réactif, Pierre Simond demande l’autorisation de fermer la bibliothèque pour établir plus vite les listes de livres à éliminer. La mairie refuse mais détache un auxiliaire à son service pour l’aider durant le temps nécessaire. Les listes envoyées au préfet sont examinées par une commission interministérielle qui en contrôle le contenu 78. Alors qu’en zone occupée, l’administration allemande se contente de faire enlever les livres interdits du prêt, le 14 mai 1941, le préfet ordonne la destruction de cent quatre-vingt-neuf des ouvrages inscrits sur les listes de Simond. Les autres demeurent simplement sous scellés. En juillet 1941 et janvier 1942, deux nouvelles listes de livres à soustraire des collections parviennent à Simond, qui exécute le retrait sans attendre. Le pilonnage des livres pornographiques est ordonné, mais cette fois-ci, rien n’indique de manière formelle qu’il ait été réalisé. Après juin 1942, une quatrième liste est publiée mais les archives ne conservent plus de traces de retraits. On ne peut pourtant pas en déduire qu’elle n’est pas respectée : les risques encourus et la manière de procéder de Simond jusqu’alors rendent cette hypothèse peu probable. Dans son obéissance aux directives locales, Simond fait preuve d’une complaisance certaine. Il est convaincu qu’avec ces exclusions, « la Bibliothèque jouera le véritable rôle qu’elle se doit de remplir pour la réalisation du Relèvement National » 79. Il est important que la bibliothèque continue à fonctionner pour permettre à « la jeunesse de se préparer intellectuellement à la tâche qui l’attend ».
Maintenir l’activité
Tous, du bibliothécaire jusqu’aux autorités supérieures, souhaitent continuer à voir fonctionner la bibliothèque normalement. La bibliothèque ne ralentit pas son activité si bien que la fréquentation explose, comme dans toutes les villes où le service a pu être maintenu 80. Le personnel augmente, on s’efforce de compléter les collections. Toutefois, la guerre perturbe le fonctionnement : le personnel de la bibliothèque populaire est instable, le couvre-feu imposé par les Allemands oblige à réduire les horaires. Le surmenage des bibliothécaires qui en résulte oblige en 1941 à une réorganisation et une modification des règlements : le prêt est réduit et le prêt aux jeunes personnes est plus encadré. Pendant toute cette période, les bibliothécaires s’astreignent aux tâches quotidiennes mais il est impossible de poursuivre les travaux de modernisation entrepris avant la guerre. La vie des bibliothèques est transformée, mais maintenue grâce aux efforts des bibliothécaires. Déplacer, mettre sous scellés, voire détruire des collections n’empêche pas l’accueil d’un public toujours plus nombreux, et le traitement d’un fonds qu’il faut continuer à renouveler. Lorsque l’Occupant quitte Roanne le 21 août 1944, il faut restaurer aussi vite que possible une activité « normale ».
Épilogue : Restaurer l’activité après guerre
La bibliothèque de Roanne n’a pas eu à souffrir de bombardements mais l’incidence de la guerre se fait sentir pendant encore quelques années après la Libération. L’augmentation de la fréquentation persiste et, jusqu’à la fin des années 1950, les salaires des bibliothécaires sont réévalués à plusieurs reprises pour faire face à un travail croissant. Des crédits sont accordés pour la confection d’un catalogue, pour relier les livres non entretenus depuis longtemps. Il faut réintégrer les documents et livres mis de côté ou à l’abri, mais aucune mesure de « dénazification » n’est enregistrée. La bibliothèque participe à la reconstruction nationale en répondant à la campagne du livre organisée par le mouvement « Victoire » pour reconstituer les bibliothèques des villes sinistrées 81. En 1948, les premiers bibliothécaires recrutés sur concours arrivent à Roanne : c’est l’aboutissement du lent processus de professionnalisation mené pendant l’entre-deux-guerres.
Conclusion
Ces 150 ans d’histoire d’une bibliothèque ont un intérêt qui va au-delà de l’histoire d’une localité. On y perçoit comment les directives nationales sont adaptées pour pouvoir être appliquées à un contexte local particulier.
On retrouve à Roanne les grands courants observés par les historiens. Spoliations, restitutions, tri et catalogage pour la conservation et peu à peu au service d’un public érudit sont le lot d’une bibliothèque du XIXe siècle. À l’approche du XXe siècle, la lecture populaire obtient droit de cité et on l’envisage même comme distraction. Les guerres mondiales affectent son fonctionnement : les bibliothèques locales sont soumises aux aléas de l’histoire nationale.
Mais ces progrès ne se font pas tous à la même vitesse qu’ailleurs en France et ces variations de rythme dépendent des personnalités et des convictions des personnes impliquées dans la vie de la bibliothèque. Les constats ébauchés sur la période de la Seconde Guerre mondiale le confirment d’ailleurs : la situation roannaise remet en cause un monde des bibliothèques que l’on dessinait résistant ou au pire passif. Cet aspect mériterait d’ailleurs d’être étudié plus longuement pour mieux connaître la situation des bibliothèques pendant la guerre, qui paraît être encore méconnue malgré quelques études très poussées.
Une étude à l’échelle d’une ville moyenne constitue une image de la richesse de l’histoire des bibliothèques, qui sont inscrites dans leur temps. Au fil des archives, elle permet également de percevoir l’évolution des mentalités, qui se dessine par petites touches et qui prépare les bibliothèques d’aujourd’hui.
L’histoire des bibliothèques en France reste un terrain sur lequel les historiens ont beaucoup à nous apprendre aussi bien par des études locales que par des analyses générales. Cette étude n’est qu’une modeste pierre apportée à l’histoire des bibliothèques qui mérite bien d’autres contributions.