Conclusion – Étudier et enseigner la littérature du XVI siècle au voisinage des livres anciens : un témoignage
Parmi les usagers actuels de la Bibliothèque Diderot de Lyon, quelques-uns gardent peut-être le souvenir de ce qu’était la bibliothèque de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses : au fond du premier bâtiment qu’on rencontrait en entrant au 31 de l’avenue Lombart, on poussait une porte – il me semble que peu de temps avant la délocalisation lyonnaise de septembre 2000 elle avait été équipée d’un matériel visant à réduire le nombre de vols –, puis on trouvait à gauche un étroit escalier en colimaçon qui conduisait aux fonds eux-mêmes, livres rangés à l’étroit dans des espaces malcommodes, et à l’issue du labyrinthe, une salle de lecture dont les fenêtres donnaient sur le jardin. De quels livres disposait-on lorsqu’on devait, comme ce fut mon cas, étudier puis enseigner dans cette École normale supérieure la littérature française du XVIe siècle ? D’indispensables éditions de textes, d’utiles études de ces mêmes textes, dont certaines étaient aussi vieilles que l’ENS elle-même et avaient dû recouvrir de leurs austères reliures de toile noire les premiers rayonnages – c’était rarement de ces livres-là dont on avait besoin –, d’autres plus récentes, dans lesquelles étaient glissés les « fantômes » de carton révélant les noms de plusieurs générations de lectrices et de lecteurs : mais assurément on n’aurait pas eu l’idée de chercher dans ces murs un livre du XVIe siècle. Une armoire fermée à clé contenait bien quelques ouvrages identifiés comme particulièrement précieux, mais la présence du XVIe siècle dans cette armoire se limitait, du moins me semble-t-il, au coûteux (et si utile dans cette époque d’avant la numérisation) fac-similé préfacé par Michael Screech en 1971 des Œuvres morales et meslées de Plutarque traduites par Jacques Amyot. Bref, lorsqu’on avait besoin d’un livre du XVIe siècle, on savait qu’il fallait descendre à la gare du RER et aller travailler ailleurs (BnF, Arsenal, Mazarine…).
En ces matières-là comme en d’autres, la délocalisation de 2000 modifia le paysage. Pour se rendre à la Réserve de la BnF, il fallut changer son ticket de RER contre un billet de TGV, mais le voyage était devenu soudain moins indispensable. Un seiziémiste arrivant à Lyon n’a plus guère envie d’en partir : le fonds ancien de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu avec ses collections exceptionnelles et ses usuels incomparables qui portent encore le souvenir du passage en ces murs d’Henri-Jean Martin, les ressources du musée de l’Imprimerie inventé par Maurice Audin avec l’aide de Martin lui-même et d’André Jammes, les fonds d’archives grâce auxquels Natalie Zemon Davis, dans les années 1950, avait restitué à l’histoire de l’imprimerie lyonnaise du XVIe siècle la trame faite de conflits sociaux, religieux et politiques qui lui avait donné une bonne part de son dynamisme, tout cela paraît inépuisable. Il me fallut quelques mois pour me rendre compte qu’un ticket des TCL n’était même pas nécessaire pour consulter des livres du XVIe siècle. Au fond de l’impressionnante nef de la toute nouvelle bibliothèque interuniversitaire, reliée à celle de la nouvelle ENS par une porte dont les règles de fermeture et d’ouverture demeuraient un peu mystérieuses, un fonds patrimonial attendait ses lecteurs.
Lorsque je découvris ce fonds, guidé par la bienveillance et la compétence de celles et ceux qui veillaient sur lui, ce fut d’abord parce qu’il m’offrait la possibilité de lire des textes dont j’avais besoin et sur lesquels il n’était pas facile de mettre la main : le premier fut l’œuvre juridique de Noël Du Fail, ses Memoires recueillis et extraicts des plus notables et solemnels arrests du Parlement de Bretagne, publiés à Rennes par Du Clos en 1579 (cote 11819), que je souhaitais confronter aux œuvres littéraires de ce même Du Fail, qui, elles, avaient souvent connu depuis le XIXe siècle les honneurs de la réédition et dont les exemplaires ne manquaient ni dans l’ancienne bibliothèque de l’ENS ni à la BIU Lsh. C’était ainsi, en effet, qu’on m’avait appris à utiliser les livres anciens. Il y a trente ou vingt ans, lorsqu’un étudiant en littérature allait dans la salle dite de la « réserve » d’une bibliothèque et qu’il demandait à consulter un livre imprimé quatre ou cinq cents ans plus tôt, c’était généralement parce qu’il voulait ou qu’il devait lire ce livre, c’est-à-dire le plus souvent parce que le texte que ce livre contenait n’était pas lisible autrement que dans ce vieil objet, qu’il n’avait pas bénéficié d’une édition moderne, ou du moins d’une édition fiable. Ce n’était certes pas toujours le cas : certaines activités de la recherche littéraire, en particulier celles qui concernaient l’édition critique, impliquaient de savoir un peu décrire un livre ancien, de consulter dans plusieurs bibliothèques divers exemplaires d’un même livre pour les comparer, mais, d’une part, il s’agissait d’une pratique assez circonscrite, qui allait fournir dans l’édition critique quelques pages indispensables mais peut-être pas toujours les plus consultées, et d’autre part – on peut bien l’avouer maintenant –, il n’était pas rare qu’on se fasse un peu aider dans ces descriptions par plus compétent que soi.
Mais il se trouve que ma découverte du fonds patrimonial de la bibliothèque interuniversitaire coïncida avec les efforts que, comme d’autres collègues, il me fallut alors produire pour adapter mes pratiques de recherches à de nouvelles exigences. Désormais, il s’agissait aussi d’aller voir des livres, pas seulement de les lire. S’il n’est pas possible d’analyser ici les causes de ce changement, disons au moins que ces causes sont multiples. Certaines sont technologiques : on ne peut surestimer l’importance des modifications induites dans nos pratiques par les nouvelles facilités de consultation en ligne des catalogues et des bibliographies, puis des livres eux-mêmes, grâce à la politique de numérisation des ouvrages anciens. D’autres causes sont intellectuelles et sont liées à un renouveau des problématiques et des pratiques en histoire du livre, d’un côté, et, de l’autre, à l’évolution récente des études littéraires. Il n’est pas certain, contrairement à ce qu’on dit parfois, que tout cela soit fait pour converger harmonieusement. On sait par exemple que la facilité d’accès aux images numérisées ne facilite pas toujours, dans certaines grandes bibliothèques, l’accès aux livres eux-mêmes : pourquoi faudrait-il mettre dans les mains d’un chercheur assis à la table du fonds ancien d’une bibliothèque le livre qu’il peut consulter à loisir, chez lui, lorsque son écran d’ordinateur affiche les clichés haute-définition de chaque page et de chaque détail de la reliure ?
Il n’empêche que, dans ce contexte, comme bien d’autres enseignants-chercheurs travaillant sur la littérature du XVIe siècle n’y ayant pas été spécialement préparés par leur formation, j’ai appris qu’il était important de savoir aussi regarder les livres anciens, j’ai essayé d’apprendre à le faire (un peu) et, surtout, d’apprendre aux étudiants qu’il fallait apprendre à le faire. Dans ce contexte, la présence d’un tel fonds patrimonial dans une bibliothèque interuniversitaire – alors que l’histoire française, contrairement à l’histoire anglaise ou nord-américaine, a plutôt conduit à placer ces fonds, lorsqu’ils ne sont pas parisiens, dans des bibliothèques municipales – acquiert une valeur inestimable. D’une part, j’y ai trouvé, à deux pas de mon bureau, des exemplaires qui m’ont aidé à concevoir et à nourrir un projet collectif, initié en 2006, sur les publications de l’imprimeur et libraire lyonnais Jean de Tournes (1542-1564) : les neuf ouvrages conservés au fonds patrimonial représentent certes moins de 2 % de sa production et l’histoire même du fonds patrimonial et de ses frontières thématiques interdit que soit représenté dans cette sélection aléatoire l’intérêt dont témoigna Jean de Tournes, par exemple, pour les littératures vernaculaires ou pour les sciences de la nature ; mais ces neuf livres, dans la variété de leurs matières, de leurs langues, de leurs formats, s’offraient déjà à une étude détaillée, à un regard rapproché. Certains de ces exemplaires n’avaient pas fait l’objet jusque-là d’une description précise et la journée d’études « De peu assez », le 29 mai 2009, fut pour moi l’occasion de montrer l’intérêt de l’exemplaire conservé par la bibliothèque des Illustrations de Gaule et Singularitez de Troye de Jean Lemaire de Belges, publiées en in-folio par Tournes en 1549 (cote R1 284), sous la forme d’un recueil d’œuvres quasi-complètes, qui servit encore de base pour l’édition des Œuvres complètes de Lemaire par Jean-Auguste Stecher entre 1882 et 1891 : le fait que l’exemplaire de la BIU Lsh présente les différentes parties de cette publication dans un ordre qui n’est pas celui des autres exemplaires conservés permet de réfléchir à la fois à l’histoire de l’exemplaire lui-même et de sa reliure et à l’autonomie relative de ces différentes parties dans l’ensemble imaginé par Tournes et ses collaborateurs.
Surtout, la présence de ce fonds patrimonial rendait possible l’organisation régulière de séances de séminaire avec des étudiants dont c’était parfois le premier contact direct avec des imprimés du XVIe siècle. Il ne s’agit pas là d’un substitut commode aux traditionnelles visites collectives de bibliothèques : ces visites, lors desquelles l’enseignant de littérature laisse la parole à un autre savoir que le sien, celui des conservateurs ou des historiens du livre, sont d’ailleurs irremplaçables. Mais en insérant dans un cours consacré à la littérature du XVIe siècle une séance de ce type, livres sur la table, dans un espace du fonds patrimonial, l’enseignant de littérature choisit de confronter lui-même ses pratiques ordinaires d’analyse des textes à la réalité matérielle qui conféra à ces textes leur première existence. Ce qu’on apprend de cette confrontation concerne au moins trois domaines. D’abord, celui des interactions entre les signes verbaux – ceux sur lesquels aurait porté l’analyse du livre en salle de cours à partir d’une édition moderne ou d’une transcription standard du texte – et d’autres systèmes de signes, relevant de l’histoire de la typographie ou de l’illustration. Ensuite, le domaine de ce qu’on appelle souvent aujourd’hui la co-élaboration des livres : en quittant la salle de cours pour le fonds patrimonial, en confrontant le livre ancien à la transcription moderne du texte, on se rend sensible à la présence d’autres figures que la figure d’auteur consacrée par l’histoire de la littérature. On comprend que le texte a fait l’objet, pour devenir un livre, d’interventions diverses, plus ou moins harmonieuses, certaines relevant de compétences intellectuelles, d’autres de compétences pratiques, certaines signées, d’autres anonymes. Enfin, on apprend aussi qu’un livre n’existe que dans la diversité de ses exemplaires : chaque exemplaire offre à celui qui l’étudie dans ses variantes typographiques (encrage, fautes corrigées ou non…), un témoignage sur la durée et le rythme propres à la fabrication des livres à l’époque de l’imprimerie artisanale ; et il constitue aussi, à travers les annotations manuscrites par exemple, un document précieux sur les usages qui ont été faits de ce livre. Ces différentes informations, qui représentent le plus souvent des découvertes pour des étudiants en littérature pourtant déjà formés à l’analyse des textes, confrontent chacun, professeurs compris, aux limites de son savoir, mais elles sont autant de promesses pour une compréhension approfondie du fait littéraire.
Suffit-il cependant de considérer cette prise en compte des problématiques matérielles par les études littéraires comme un accomplissement bénéfique, comme une complémentarité enfin acquise ? Il n’est que d’entendre, in ou off, les sarcasmes des « vrais » historiens du livre et des bibliographes, pour être assuré du contraire. Un littéraire, qui aura par définition – et c’est heureux – passé une partie de sa vie à apprendre à décrire le fonctionnement d’une métaphore ou d’un réseau lexical ou l’évolution d’un genre ou mille autres choses, sera-t-il jamais assez savant pour satisfaire aux exigences les plus hautes de la bibliographie matérielle ? Mais le problème est sans doute plus profond : que disons-nous réellement de la littérature en ouvrant ainsi son étude, de plus en plus systématiquement, à l’étude des livres eux-mêmes ? Le discours le plus courant, à ce sujet, consiste à voir dans cette ouverture le retour à un positivisme nécessaire qui aurait été mis à mal par les excès d’une théorie littéraire peu soucieuse des données factuelles offertes par l’histoire et ses « sciences auxiliaires ». On parle ainsi parfois d’une « nouvelle histoire littéraire », ou d’une histoire littéraire renouvelée par l’histoire du livre. Mais on n’a peut-être pas assez remarqué à quel point ce positivisme, à rebours de l’ancien, était susceptible de fragiliser les fondations de nos disciplines. La vieille histoire littéraire, de Gustave Lanson à Raymond Picard, travaillait, contre les incertitudes et les évanescences de l’ancienne critique psychologique ou de la « nouvelle critique », sous l’une ou l’autre de ses formes (structuraliste, psychanalytique, marxiste…), à étayer le palmarès des grandes œuvres nationales sur les faits les mieux établis concernant la biographie des auteurs, leur milieu, leur carrière. L’intérêt actuel pour l’étude de la matérialité des livres anciens est d’une portée bien différente. Rien, ou rien d’essentiel, ne distingue, du point de vue matériel, un livre de Ronsard du livre de Tartempion qui fut son contemporain. Sur un rayonnage d’étagères, ou dans une recherche historique centrée sur les politiques éditoriales de tel ou tel libraire, il ne reste rien des anciens palmarès. On aura beau chercher, il faudra s’y résoudre : ce n’est pas dans leur existence matérielle que les livres consacrés par l’histoire de la littérature ont trouvé les moyens de se distinguer des autres livres.
Il est encore rare, dans les études littéraires françaises, que toutes les conséquences soient tirées de cette indistinction fondamentale, qui ne peut que conduire à résorber la vieille « littérature », avec ses systèmes de valeurs et ses légitimités disciplinaires, dans une plus vaste « culture écrite » ou « culture de l’écrit », dont elle ne serait qu’une part infime et assez peu représentative. Le plus souvent, pour ne pas avoir à envisager ces conséquences, les spécialistes de littérature préfèrent voir dans les ressources de la bibliographie matérielle un moyen d’affirmer un surcroît d’autorité, par rapport à d’autres qui demeureraient dans les zones mouvantes du commentaire et de l’interprétation. On peut aussi, plus légitimement, se réjouir de voir les vieilles définitions de la « littérature », toutes anachroniques en effet, mises à l’épreuve par cette coprésence des livres, coprésence dont témoigne par exemple le sommaire du présent recueil, réunissant des études consacrées à une série homogène de livres (livres lyonnais du XVIe siècle) qui perd toute homogénéité si l’on se place du point de vue des langues (textes indifféremment latins ou français) ou des contenus (manuel scolaire, édition savante, philosophie, poésie…). Cette coprésence est évidemment précieuse pour penser dans la durée la notion de « littérature ». Elle pose cependant des questions difficiles, périlleuses : si tout cela est indifféremment « littéraire », que reste-t-il de spécifique à enseigner pour les professeurs de littérature ? Ou bien, si l’on peut admettre que le statut universitaire de la « littérature » du XVIe siècle ait désormais partie liée à l’étude de ces objets anciens, quel lien demeurera-t-il entre ce monde de l’université et la possibilité d’un apprentissage de la « littérature » par l’école, apprentissage lié, depuis maintenant plusieurs siècles, à l’unité d’une langue et à la transmission d’une histoire hiérarchisée ? On avait cru, jusque-là, que les études littéraires étaient dépositaires d’un système de valeurs qui faisait que tous ces objets-livres n’étaient pas équivalents, comme ils peuvent être équivalents du strict point de vue de leur matérialité. Dans le même temps, l’existence pérenne de la littérature permettait à ce système de valeurs de se modifier sans cesse, les relectures actualisées des textes anciens constituant autant de possibilités de réévaluations. En tout cas, on croyait que, si l’on était là, devant un livre ancien, pour le lire, l’étudier, c’était justement parce que la littérature n’avait pas fondamentalement besoin de ces objets pour exister et se transmettre. Combien de temps encore les spécialistes de littérature continueront-t-ils de penser que lire un texte du XVIe ou du XVIIe siècle dans une bonne édition de poche apporte pour l’essentiel le même savoir que de lire le texte dans son édition d’origine ? Le pensent-ils même encore tous ?
C’est dans la diversité des orientations choisies ces dernières années par les étudiants en littérature ayant profité, grâce au fonds patrimonial de la Bibliothèque Diderot de Lyon, de cette rencontre avec les livres du XVIe siècle que je trouve, sinon les réponses à ces questions, du moins le témoignage le plus heureux de la situation présente : certains, découvrant avec passion ce domaine de recherche, s’orientent vers les métiers de la conservation ou vers ceux de l’histoire du livre ; d’autres cherchent à se doter des compétences nécessaires pour ne pas dire trop de bêtises concernant cet aspect des choses dans leurs futures analyses qui demeurent des analyses essentiellement textuelles ; d’autres enfin – et c’est peut-être le plus réjouissant – entreprennent d’étudier la manière dont les textes et les livres ont vécu ensemble dans l’histoire, c’est-à-dire leur solidarité fondamentale, mais aussi leur distance, l’indépendance relative de leurs systèmes de valeurs, de leurs modes d’existence et donc des savoirs nécessaires à leur étude.