Lyon et l’histoire régionale
Les chroniques de Guillaume Paradin et de Jean Chaumeau (1566)
Le lien entre l’humanisme et le genre historique est essentiel. On ne compte pas moins de six cent cinquante-sept ouvrages publiés entre 1550 et 1610 1, alors même que la forme des récits évolue et qu’une réflexion sur les modes d’enquête se met en place. La variété des objets d’étude choisis témoigne de la convergence des énergies vers un même but : donner à la France le statut de civilisation, au même titre que les pays des nations antiques et contemporaines. Alors que Paul-Émile, Claude Fauchet, Bernard du Haillan et Jean du Tillet écrivent de longs récits en latin ou en langue vernaculaire portant sur l’histoire de France, Jean Bouchet, Bertrand d’Argentré et Guy Coquille retracent le passé de l’Aquitaine, de la Bretagne et du Nivernais. L’émergence d’un sentiment national se traduit ainsi par l’étude des origines du royaume et de celles de ses provinces.
Nous nous proposons de regarder de plus près deux monographies régionales présentes dans le fonds ancien de la Bibliothèque Diderot de Lyon : les Annales de Bourgongne de Guillaume Paradin et l’Histoire de Berry de Jean Chaumeau 2. Elles attirent l’attention sur le rôle joué par Lyon dans la publication de livres d’histoire. Pour s’en tenir aux seuls ouvrages de la bibliothèque, y paraît alors de l’histoire antique – Pline, César, Flavius Josèphe –, de l’histoire sainte – Pietro de Natali, saint Antoine – et des récits historico-moraux – Antoine du Verdier, Pierre Messie. La ville a en outre le privilège de publier pour la première fois certains textes, entre autres ceux de lettrés originaires des alentours 3. Des auteurs locaux contribuent même à alimenter l’intérêt du public pour l’histoire et l’archéologie, comme Symphorien Champier avec Le recueil ou chronique des hystoires d’Austrasie, ou France orientale, Guillaume du Choul avec son Des antiquités romaines et Guillaume Roville avec le Promptuaire des medalles 4. Nul doute donc qu’il y a dans la ville un véritable marché du livre d’histoire et tout spécialement du livre d’histoire régionale.
Les années 1560 marquent un démarrage fulgurant de la mise sous presse de tels récits, non seulement à Lyon mais dans l’ensemble du royaume. Les deux publications d’Antoine Gryphe de 1566, qui sont peut-être des éditions principes 5, confirment la volonté des imprimeurs de satisfaire la demande du lectorat. Même un œil novice dans le domaine comme le nôtre ne manque pas en effet d’être frappé par de curieux rapprochements entre des œuvres dues à des auteurs bien différents : un spécialiste, universitaire de formation et doyen du chapitre de Beaujeu en Bourgogne 6, d’un côté, et un historien dilettante, seigneur de Lassay en Berry et avocat de Bourges 7, de l’autre. Les volumes, dont le titre annonce le récit chronologique du passé de deux provinces – annales et histoire –, sont de formats identiques – in folio. La consultation de leur début ne laisse transparaître aucune dissemblance. Les pages de titre sont étroitement superposables (fig. 1 et 2) : le titre, en lettres majuscules, suivi du nom de l’auteur en petits caractères romains et d’une exposition du contenu du livre en italique, est enchâssé dans un cadre monumental qui occupe tout le feuillet ; la qualité du dessin, la prolifération des motifs ornementaux et l’ordonnancement des allégories féminines donnent une solennité à l’ensemble, ce que renforcent la présence d’un cadre intérieur plus petit avec le lieu, le nom d’imprimeur et la date de publication et la mention hors cadre d’un privilège royal.


La suite contribue à nouveau à rapprocher les livres puisqu’une dédicace à un grand du pays s’ouvre par un titre en très grosses capitales romaines et une grande lettrine blanche sur un fond floral, ouvrant un texte en caractères italiques, et qu’une pièce en latin – poème ou épître en prose – précède le début du premier livre du récit, endroit auquel commence la pagination.
C’est une chance que la Bibliothèque Diderot de Lyon (BDL) possède ces œuvres de sujets similaires, publiées la même année par le même imprimeur – certainement diffusées exclusivement par lui – et qui présentent un aspect matériel proche. Pourtant il nous semble que la volonté d’Antoine Gryphe de les associer produit en fait un leurre. Que ce soient les choix de narration des auteurs d’abord ou les orientations de lecture données par les éléments qui entourent le texte ensuite, nombreux sont en effet les éléments qui amènent à différencier les deux chroniques. Quant à l’usage qui a pu en être fait enfin, que l’on peut entrevoir par l’état de conservation des exemplaires, il a tout lieu de modifier encore la réception qui a été projetée par les créateurs ou par les éditeurs. Envisager la fausse paire que constituent les Annales de Bourgogne et l’Histoire de Berry permet donc d’approcher l’épineux problème du décalage entre les vues des trois instances qui collaborent à l’élaboration d’un livre : auteur, éditeur-imprimeur et lecteur – dans la perceptive esthétique de l’école de la réception. Quelles sont donc les convergences et les divergences dans l’approche du genre de l’histoire régionale de la part de ceux qui l’écrivent, de ceux qui le diffusent et de ceux qui le reçoivent ?
L’écriture de l’histoire régionale
Sous couvert de consigner fidèlement les événements marquants d’une province depuis son origine jusqu’au XVIe siècle en trois livres, Paradin et Chaumeau manifestent chacun une approche singulière des rapports entre objectivité et subjectivité, souci de dire l’essentiel et celui de tout dire, soumission exacte aux sources et prise de distance par rapport à elles. En dépit du maquillage éditorial opéré dans les premières pages des volumes, des conceptions presque antinomiques de la pratique historiographique se font jour.
Aspects historiques
La disparité d’épaisseur des volumes – environ cinq cents feuillets pour celui de Paradin contre deux cents pour celui de Chaumeau – est l’indice d’une sélection et d’une organisation différentes de la matière historique de l’un à l’autre. Comme il le précise dans la dédicace, l’auteur des Annales de Bourgongne entend évoquer les origines celtes de la province choisie et dévider les étapes de son devenir jusqu’à l’époque moderne 8. Le découpage du passé bourguignon se fait de manière inégale d’un point de vue quantitatif mais logique et précise d’un point de vue scientifique : le livre I expose le gouvernement des rois, de l’an 378 à l’an 1034 – de la fin de l’époque gauloise au règne de l’empereur germanique Conrad II – ; le livre II celui des ducs, de 892 à 1361 – de la création du duché par Charles le Chauve et son attribution à Boson à la mort de Philippe II de Rouvres, dernier représentant de la première lignée de France – ; le livre III celui des Valois, de 1362 à 1482 – de l’avènement de Philippe II le Hardi au rattachement définitif au domaine royal. Si la troisième partie est près de six fois plus longue que les précédentes alors qu’elle évoque une période assez courte, c’est que le récit approche de la période contemporaine à l’auteur ; le ralentissement dans la progression narrative, qui trouve certainement dans l’œuvre de Tite-Live un modèle, se traduit conjointement par la mise en œuvre de plus en plus affirmée du principe des annales, c’est-à-dire d’une relation année par année. Le seul retour en arrière de la chronique, au début d’un livre, est pleinement justifié par le contenu historique relaté 9. Dans l’Histoire de Berry au contraire, l’avancée chronologique est plus chaotique, ce que révèle le contenu des six livres. Le premier porte sur l’« origine, antiquité et denomination des Berruyers » – de la période qui suit le déluge au roi celte Ambigat – ; le second s’attache à l’entrée de César en Gaule jusqu’à la fin de la domination romaine ; le troisième va de Clovis aux conflits avec les Anglais, de 485 à 1477 ; le quatrième traite des « ducs et duchesses », 1483 à 1527 – de Jean Ier de Berry à Marguerite de Valois obtenant le duché en apanage – ; le cinquième expose les « franchises et libertés » des habitants de Bourges après avoir rapporté l’histoire de la ville 10 ; le sixième fait la topographie de la région et en présente les principales villes. Peu de dates soulignent les étapes de l’histoire berrichonne, qui n’occupent d’ailleurs que les deux tiers du volume. Des accélérations multiples jalonnent chacune des sections et conduisent à des redites de l’une à l’autre ainsi qu’à la formulation de compléments ou de synthèses, bien signalés par le chroniqueur 11. Si la relation de l’histoire de France se justifie dans les troisième et quatrième parties, alors que le Berry hésite entre souveraineté ducale et soumission royale, un effet de gratuité ressort de l’évocation des grands moments du passé national 12. La linéarité du récit est donc largement brisée et le manque de données sur des événements essentiels au sujet 13 donne l’impression d’une histoire sélective et incomplète.
Les matières abordées confirment l’opposition entre continuité et dispersion narrative. Paradin se limite à tracer la généalogie des souverains bourguignons et à énoncer les spécificités de leur règne. Sous sa plume, même les longs cheveux des Gaulois et les bottes de Jean sans Peur 14 ont partie liée avec le devenir de la province. Le chroniqueur en reste à l’histoire des princes et des notables, tout en ayant le souci d’expliquer les événements par la nature et les idées des hommes. Les deux cents pages consacrées à Philippe le Hardi s’appuient ainsi sur la présentation initiale du caractère intrépide de celui-ci, de même que les soixante-dix pages sur Charles le Téméraire sont en relation avec la mention de la bravoure et du goût du vin de celui-ci 15. Pour tout fait rapporté en général, le récit cherche la précision et montre les motivations des acteurs, suivant ainsi le principe général de l’écriture de l’histoire romaine ancienne 16. Récits détaillés et continus et discours rapportés sont inversement rares dans l’Histoire de Berry 17. L’histoire sociale, avec par exemple un développement sur le rôle des Druides chez les Celtes 18, et la géographie, avec un livre complet consacré à la description du territoire berrichon et de ses richesses agricoles, viennent en contrepartie seconder l’histoire politique. Touffu, le texte accule donc toutes sortes de renseignements sur les générations successives ayant occupé la Bourgogne : au lieu de privilégier l’élucidation des causes des événements, Chaumeau cherche la profusion et il parie sur la variété de la matière au détriment de la rigueur de la consignation.
Aspects idéologiques
La démarche d’enquête différencie encore plus nettement les deux chroniques en ce qu’elle engage la position des auteurs par rapport aux faits consignés. Les divergences dans l’usage des sources sont notamment remarquables. Au moment d’évoquer la Bourgogne celte puis franque, le début des Annales de Bourgongne allègue ainsi de nombreux auteurs ; ce sont des historiens latins surtout tardifs, ayant écrit des vies d’empereurs romains – Vopiscus, Mamertinus, Marcellinus, Procope, Agathias – ou des récits chrétiens de l’histoire du monde – Orose, Isidore de Séville. Si ces mentions disparaissent ensuite, malgré le maintien ponctuel de références à des autorités incontournables – comme Paul-Émile –, le récit ne laisse pas de suivre de près les chroniqueurs autorisés. Cette préoccupation pour le vrai et l’exact transparaît dans la reproduction littérale du contenu de traités et de lettres d’ambassade 19. Quand il n’est pas sûr de ses allégations, Paradin n’hésite pas à le signaler : si les Burgondes descendent des Vandales, dominés par Tibère, ceux-ci viennent peut-être d’Asie ; l’arrivée en Gaule de cette peuplade a eu lieu soit en 408 soit en 421 20. L’historien affirme douteux le lien entre Gérard de Roussillon et l’abbaye de Vézelay 21, de même qu’il déclare ailleurs Annius de Viterbe faussaire 22. Cet usage critique des sources fait écho à d’autres initiatives contemporaines : Pasquier compile les documents les plus divers, confronte les informations et prend ses distances par rapport aux fables pour écrire ses Recherches de la France, tandis que Bodin vante les mérites de la démarche comparative dans la Methodus ad facilem historiarum cognitionem. L’érudition semble plus affichée encore dans l’Histoire de Berry, où le texte tout entier est émaillé de pièces insérées en latin ou en français - que ce soient des vers sur l’invention de la forge, le traité par lequel Philippe de Valois lègue Issoudun au chevalier Chauvigny ou l’édit accordant le privilège des foires à Bourges 23. Le problème tient cependant aux sources que le chroniqueur invoque : aussi bien les historiens grecs Bérose et Plutarque, les historiens latins Tite-Live, Valère Maxime, Pline et Tacite, les historiens français Froissart, Gaguin, Postel et Lemaire et les scientifiques Strabon et Ptolémée que les poètes Homère, Virgile et Ovide ou que la Bible ! Autrement dit, Chaumeau met sur le même plan données historiques sérieuses et textes falsifiés, récits païens ou sacrés à valeur étiologique et éléments littéraires à teneur mythologique. Il souscrit en particulier à la légende des origines troyennes de la France, en faveur depuis le XVe siècle malgré les réticences croissantes de la part des humanistes 24. Cela lui vaut d’affirmer que, même en l’absence de connaissances sur le territoire des rois celtes, il y a tout lieu de penser qu’ils régnaient sur l’Europe entière, que la peuplade venue d’Espagne a occupé la Gaule avant César et que ces « Bituriges Celtes » sont les pères des Francs ou encore que le Berry a été libéré des Wisigoths par Uterpendragon puis par Arthur et que l’écriture a été apportée de Phénicie ou d’Arménie dans le pays, les Gaulois l’ayant ensuite donnée aux Grecs 25. C’est ainsi une idéologie nationaliste qui anime la vaste reconstruction du passé berrichon, en résonance avec les thèses gallomaniaques de Pantagruel ou de la Franciade.
Peut-on aller plus loin et déceler une mise en œuvre de la critique moderne des sources, d’un côté, et l’obéissance traditionnelle à une visée propagandiste, de l’autre ? Cela semble possible au regard de la pratique de l’éloge et du blâme des souverains. Dans les Annales de Bourgongne, le règne de Philippe le Hardi donne lieu à une liste d’actions louables 26 et la mort de celui-ci à une sorte d’épitaphe à son honneur 27 ; mais c’est là un constat que font aussi les historiens actuels. Quant à son fils Jean sans peur, les deux cents pages qui lui sont consacrées le présentent sans passer sous silence ses exactions au moment du conflit entre les Bourguignons et les Armagnacs 28. Les seules prises de position de Paradin consistent dans l’invitation récurrente qu’il fait au lecteur à croire au Christ. Le récit signale à plusieurs reprises que les événements qui arrivent aux hommes sont dans le projet divin : successions ducales, épidémies de peste, mauvaises récoltes, etc. 29. Philippe le Hardi se ferait le bras de Dieu en pourfendant l’orgueil de la ville de Dynant et les démembrements successifs de la province seraient voulus par la « providence divine » 30. En conformité avec la pratique contemporaine de l’écriture historique 31, le texte de Paradin témoigne ainsi du militantisme religieux, mais non du chauvinisme, de son auteur. Même vers la fin du récit, alors qu’il annonce un bref éloge de la « maison de Bourgongne », le chroniqueur nuance la puissance économique de la province des Valois et la bonté de ses princes par une curieuse invective contre une mode vestimentaire et il vilipende l’oubli de Dieu de la part des habitants 32. La mise en relation de l’histoire du Berry, de celle de la France et de celle du monde procède au contraire d’une intention patriotique manifeste. Dans l’éloge de la défense des habitants de Bourges contre les Romains, de la participation des comtes aux croisades et de la fidélité des Berrichons à la couronne malgré la souveraineté ducale et dans les imprécations lancées contre les envahisseurs Alaric et Attila 33, il faut voir autant d’éléments d’une ode à la civilisation française. Le royaume prenant racine dans ses provinces gauloises, peu de choses sont rapportées sur la domination romaine. Un long poème, certainement du cru de l’auteur 34, est consacré à la gloire de François Ier tandis qu’un livre complet – le quatrième – énonce au présent de vérité générale et en modalité jussive les devoirs qui incombent à la couronne de France pour continuer à honorer la ville de Charles VII, Bourges 35. La négation par Chaumeau de l’idée d’une translatio studii – d’Athènes à Rome et de Rome à la Gaule – se fait in fine au profit de celle d’une dette de la France envers sa terre d’origine, cet immense territoire aquitain et berrichon des Bituriges Cubi d’où aurait essaimé la civilisation gallo-celte.
Malgré l’affichage en page de titre des chroniques de l’appartenance territoriale des auteurs, le travail de « Guillaume Paradin de Cuyseaux » et celui de « Jean Chaumeau, seigneur de Lassay, advocat du siege presidial de Bourges » se distinguent ainsi par le fait qu’il s’agit pour l’un d’écrire l’histoire d’une province française et pour l’autre de répondre à des ambitions provincialistes et nationalistes. La relation est d’un côté au service de l’établissement rigoureux et complet du vrai et de l’autre au service de l’avalisation de partis pris plus ou moins en contradiction avec les faits.
La diffusion de l’histoire régionale
Voyons à présent en quoi la mise en forme matérielle des ouvrages a une incidence sur la perception des chroniques et si le modelage formel converge ou non vers la démarche d’investigation historique de chacun des auteurs. Quelle réception de l’histoire est donc projetée par les livres dans les différents espaces qui entourent le texte – dédicaces, intertitres, marginales, illustrations, annexes 36 ? Cela est susceptible de renseigner sur la destination des œuvres et sur la manière de les consulter prévues à la fois par les auteurs et par les éditeurs.
Les destinataires visés
Les pièces liminaires ont un rôle de sélection d’un lectorat idéal. Que ce soient les auteurs qui adressent le livre à un grand personnage ou des thuriféraires qui vantent les mérites de sa réalisation, une stratégie de configuration du public est à l’œuvre. Paradin dédie son œuvre à François de Bourbon, « Gouverneur et lieutenant general pour le Roy » dans différents duchés. Si la Bourgogne n’apparaît pas dans la liste des « païs » relevant de l’autorité du destinataire, l’auteur motive son adresse à la fin de l’épître par l’origine bourguignonne de la mère du « Prince Dauphin d’Auvergne » et par le fait qu’il s’est retiré à Beaujeu, qui relève de la « seigneurie » du prestigieux duc de Montpensier, le père de François de Bourbon, pour écrire l’œuvre 37. L’historien ménage ainsi l’autorité royale et lie le destin du duché à celui de la couronne de France, ce que confirment les projets qu’il donne à son texte dans la dédicace. Il y affirme d’abord l’inscription de l’histoire humaine dans le dessein de Dieu, louant les bonnes actions des princes, et développe ensuite son amour de la « patrie » en présentant les Bourguignons comme des gens fidèles au « Prince » et leur région comme la première du royaume en richesse et comme une « officine de paix ». Cet attachement territorial est confirmé dans un autre espace à visée nettement idéologique qu’est la pièce encomiastique : un poème latin fait un éloge appuyé de Stephanus Fergonus, conseiller ducal, où l’auteur déclare avoir écrit « patriæ gesta vetusta [su]æ » (les faits plaisants de [s]a patrie) 38.
L’Histoire de Berry est adressée pour sa part à Marguerite de France 39, ce qui relie de manière plus ambitieuse encore la région au pays. Chaumeau affirme vouloir y mettre en avant le passé gaulois des Français contre les envahisseurs barbares et contre les civilisations grecque et romaine 40. Ce travail ne serait qu’une première étape dans son projet de montrer l’antiquité des Gaules en relatant le devenir de ses « provinces et nations ». On retrouve là les termes du paratexte des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Lemaire de Belges 41. Comme l’indiciaire de Marguerite d’Autriche puis d’Anne de Bretagne prétend glorifier les princes occidentaux en établissant l’origine troyenne commune des maisons de France et d’Autriche 42, le chroniqueur du Berry affiche une intention politique. Sans être un indiciaire, c’est-à-dire un chroniqueur attaché à un prince, Chaumeau se veut donc historiographe officiel : n’ayant pas à servir un prince comme le duc de Bourgogne Philippe le Bon ou son homologue Jean de Berry 43, il vante les mérites de la région dont il établit les origines et énonce le fonctionnement. Il supprime de même ce qui concerne l’Autriche dans le texte de Lemaire. Sa volonté d’« illustrer et honnorer [son] païs » 44 entre en correspondance avec l’argumentaire de l’épître latine placée après la pièce dédicatoire 45. Un certain médecin berrichon y remercie Chaumeau, « vir cordatus patriæque amans suæ » (homme sensé et aimant sa patrie), de son projet de mise en lumière de la vieille ascendance des habitants. On peut alors s’étonner que Paradin ne fasse pas référence à Lemaire, qui a entrepris avant lui de relater le passé bourguignon, en ouverture de sa chronique 46. Mais c’est que la volonté encomiastique du chanoine de Beaujeu ne va pas jusqu’au mépris du vrai : le patriotisme des pièces inaugurales des Annales de Bourgongne ne contredit pas en somme la méthode historique du récit 47.
La politique éditoriale
Auteurs et personnes chargées par les libraires de mettre en forme le livre utilisent d’autres espaces que le paratexte pour orienter la lecture. A. Gryphe et les éditeurs ne manquent pas de profiter de la souplesse permise par l’imprimé pour la présentation des deux chroniques, n’hésitant pas à repousser les limites de la confection de l’objet matériel. Les marginalia placés en regard du texte de Paradin offrent ainsi des repères chronologiques et thématiques : ils reprennent l’essentiel des dates, des événements, des personnages et des idées défendues dans le récit. Tout en souscrivant à l’ambition morale de certains passages de la prose historique 48, elles entrent à l’occasion en dialogue avec celle-ci en manifestant l’opinion d’un commentateur : Philippe le Bon est « le bon Duc » 49 ; la source d’une pique anti-papale est Gaguin 50 ; les Flamands renouvellent l’injure qu’ils ont faite au père de Philippe de Bourgogne, évoquée plus haut, à l’encontre de celui-ci 51. Le rôle de ces indications est crucial pour la consultation d’un volume de mille pages ; il ne l’est pas moins pour le texte de Chaumeau, plus court mais moins linéaire, plus sélectif et plus digressif. Le scoliaste prend clairement le parti d’aider à la lecture : dans le livre I, truffé de références mythographiques, il extrait les sources mentionnées et classe parfois des données éparses 52. Tout en souscrivant à l’engagement politique de Chaumeau 53, il prend pourtant quelque peu ses distances avec la démarche historique de celui-ci. À partir du livre II, les notes de fait se réduisent, se limitant aux éléments de la chronique en rapport avec le Berry 54 ; elles proposent même quelques modifications 55. Difficile de dire si c’est la même plume qui établit en fin de volume un tableau chronologique de l’histoire de Bourges 56. Cet ample récapitulatif propose en quatre colonnes les grands moments du devenir du monde, de celui du déluge – puis de l’ère chrétienne – et de celui de la ville ! La visée gallomaniaque du récit est affichée dès la première page puisque Bourges est censée avoir été fondée en l’an 1791 de la création du monde et 134 du déluge. La suite évoque des noms et des événements absents du texte, en particulier la succession des papes, des empereurs et des rois dans les territoires chrétiens 57 ; autre décalage : la date hébraïque de la naissance du Christ est donnée – 2305 – au lieu de celle de son baptême – l’an 15 de l’empire de Tibère 58. Une table des matières finale s’ajoute à ce résumé pointu quoique en partie inadapté au contenu de la chronique. Sans se limiter à reprendre les marginalia, les entrées sélectionnent certains aspects de la matière historique, en occultent d’autres et offrent des synthèses 59. Si les Annales de Bourgongne ne possèdent pas autant d’annexes qui font du livre un manuel d’apprentissage de l’histoire et de réflexion, elles présentent un sommaire initial indiquant le découpage du volume en trois livres et le « Contenu » de chacun d’eux 60.
La consultation de l’Histoire de Berry prend en outre un caractère en partie récréatif grâce à un ample appareil illustratif. En plus des lettres ornées placées au début des chapitres, des bandeaux en tête de dédicaces et de livres et des fleurons ornant les textes d’éloge 61, le livre offre aux yeux du lecteur une carte du Berry et une autre de Bourges, toutes deux à déployer et insérées semble-t-il par collage. La première (fig. 3), élaborée par l’auteur 62 et placée dans le livre qui traite de topographie, représente, en respectant une échelle, les villes du Berry : les traits sont fins et rendent compte de leur nom et de leur taille en indiquant même leurs églises et leurs châteaux.

La seconde 63, en très grand format, présente une vue panoramique de Bourges avec son fleuve, son enceinte fortifiée et ses monuments historiques, tous identifiés par une légende ; une scène pastorale figurée au bas du dessin, avec un berger et une bergère se regardant en miroir accompagnés de moutons, déborde sur le cadre ovale. La réalisation répond à un net souci esthétique, malgré une erreur de traitement de la perspective ; elle est signée du monogramme « IO. AR. » et datée de 1566 64. On retrouve le style en volutes du graveur – l’abréviation « FA. » (faciebat) suivant ses initiales indiquant qu’il s’agit bien de celui qui a conçu la planche – dans la figuration au-dessus du plan et ailleurs dans le livre des écussons de Bourges et du Berry (fig. 4 et 5) 65.


Ces blasons sont proches, par la virtuosité et l’inventivité dont ils portent la marque, des « armoiries » des maires et échevins de Bourges 66. Le dessin des animaux, à poils toujours longs, abondants et ondulés, se distingue suffisamment de celui des mêmes écussons placés au haut de la carte du Berry (fig. 3) plus sobres, pour que l’on puisse avoir la certitude d’un travail à plusieurs mains. Par ses différentes gravures sur bois et par le lien étroit entre l’écrit et le figural, l’ouvrage combine ainsi de manière virtuose souci pédagogique et recherche de la qualité visuelle.
Auteurs, illustrateurs et éditeurs collaborent donc, par un travail sur le paratexte et sur le péritexte, à la suggestion de différents modes de lecture des deux chroniques : politique d’abord et savante et récréative ensuite. Ils contribuent ce faisant à rendre moins aride le contenu des récits et à donner une vision particulière du lecteur – supposé patriote et avide d’images. Le plus surprenant est que l’ouvrage de Paradin parvienne à tendre, par quelques ornements et par le choix d’un caractère romain plus gros que celui de Chaumeau, à cette forme de lisibilité alors que le texte ne prévoit aucune illustration 67.
La réception
de l’histoire régionale
Quel usage contemporain ou postérieur à la publication a bien pu être fait des deux chroniques ? Le mystère demeure largement entier. Certaines particularités des exemplaires examinés renseignent pourtant sur la façon dont le public les a utilisées. Voyons si ces modes de lecture réels correspondent ou non aux orientations auctoriales et éditoriales données aux livres. Mais demandons-nous aussi si Paradin et Chaumeau n’ont pas eux-mêmes été influencés par des ouvrages publiés dans la ville qu’ils ont choisie pour leurs textes.
En amont, une lecture de la part des auteurs
Parmi les livres consultés par les historiens, il y a certainement Les Illustrations de Gaule, publiées par Jean de Tournes en 1549 dans les œuvres complètes de Lemaire, dont nous avons déjà vu l’influence partielle sur le paratexte des œuvres 68. La question se pose surtout de savoir si l’auteur le plus proche idéologiquement de Lemaire s’inspire ou non du volume de Jean de Tournes. Il semble, à confronter des passages développant les mêmes idées, que Chaumeau se démarque assez nettement des Illustrations, ce qui est la marque d’une adaptation des idées et des sources mentionnées à son nouveau propos 69. L’Histoire de Berry n’invoque par exemple pas, au moment de débattre sur la nation à qui revient l’invention de l’alphabet occidental, la citation de César qui est en fait une reprise directe des Antiquitates d’Annius 70. Le raisonnement périlleux sur l’étymologie de Bitogiges s’inspire des allégations du moine de Viterbe – une des autorités est Xénophon –, mais ne place pas non plus la référence au même endroit que le texte de Lemaire 71. Ces citations de seconde et non de troisième main témoignent du fait que malgré ses forts partis pris nationalistes Chaumeau bâtit lui-même sa démonstration et qu’il est bien le premier à relater le passé du Berry. Sa démarche n’est pas incompatible avec la promotion humaniste d’un nouvel art de raisonner et d’une approche objective du réel, comme le confirment les formules récurrentes du type « j’ay leu », « je ne doute pas » ou « à ce que me semble » 72. L’impact de l’édition tournésienne des Illustrations est plus manifestement au niveau de l’organisation matérielle du texte non seulement de Chaumeau mais également de Paradin. Comme chez Lemaire, les chroniques s’organisent en trois livres, possèdent ou non un sommaire – qui rappelle la table détaillée des livres et des chapitres en tête du premier livre – et sont chapitrées 73. L’Histoire de Berry contient aussi des dédicaces internes, moins justifiées cependant par des éléments circonstanciels – le changement de mécène de l’auteur – que par la composition même de l’ouvrage 74, tandis que les Annales de Bourgongne sont constituées de pièces datées d’époques différentes 75. La « Ligne des roys de Tuscie », qui présente les ancêtres des Troyens et des Gaulois sous la forme d’un arbre généalogique, a pu en outre être à l’origine de l’idée de Chaumeau de faire une longue chronologie de l’histoire de Bourges.
Mais d’autres éditions de livres d’histoire ont pu inspirer les auteurs. Outre le De antiquo statu de Paradin lui-même, qui rapporte le passé antique de la région, c’est certainement le cas de sa Chronique de Savoye, publiée pour la première fois par De Tournes et Guillaume Gazeau en 1552 et reprise par le même De Tournes en 1561 sous une forme augmentée 76. L’ouvrage comporte de nombreuses figurations d’écussons de la Savoie, en particulier un écusson avec encadrement en pleine page et un tracé de filiation des armoiries à déployer. L’influence est là encore sensible au niveau de la mise en pages. Les blasons des comtes et des ducs placés dans le fil du récit ne sont pas sans rapport avec ceux des maires et échevins de Bourges et avec les « Pourtraiz des monnoyes de Bourges » 77. L’Histoire de Berry s’achève comme la Chronique de Savoye sur une « Table des principales matieres », dont les douze feuillets ni chiffrés ni numérotés peuvent avoir été ajoutés à la dernière minute – à la demande de l’auteur ou de l’éditeur du reste. La ville de Lyon est par ailleurs dans les mêmes années productrice d’ouvrages de géographie et en particulier un centre de production cartographique. Des œuvres comme les Plantz, pourtraitz et descriptions de plusieurs villes d’Antoine du Pinet, publiés par Jean d’Ogerolles en 1564, ou le Discours de la religion des anciens romains de Du Choul, publié par Guillaume Roville en 1556 78 ont également pu constituer des modèles d’édition historique illustrée pour Chaumeau.
En aval, des lectures et des usages de la part du public
Quant aux lecteurs réels, ils participent aussi a posteriori à la constitution de la nature des volumes par l’utilisation qu’ils en font. Les marques d’appartenance et l’état de conservation des trois exemplaires des deux chroniques renseignent en particulier sur la vision qu’en avaient ceux qui les ont possédées ou consultées. L’exemplaire étudié des Annales de Bourgongne porte un ex-libris gravé sur le plat supérieur de la reliure au nom du couvent des capucins de Paris, tandis que l’Histoire de Berry en possède un au nom de l’Oratoire de Paris 79. Il semble donc que les œuvres aient été considérées comme des lectures sérieuses et formatives, dignes d’être acquises par des institutions religieuses. Un propriétaire du livre de Chaumeau a cru bon d’ailleurs de délimiter à l’encre par une réglure l’espace du texte sur toutes les pages (R1 1801) et de doter son exemplaire d’une reliure de plein veau avec un médaillon végétal sur le plat supérieur et inférieur ainsi que d’une tranche dorée 80. Ce type d’ajouts augmente la préciosité d’ouvrages déjà imprimés en beau papier et en grand format. Un des exemplaires de l’Histoire de Berry (R2 7086) comporte en outre des annotations manuscrites – faites ou non par des contemporains. Elles consistent dans quelques corrections de mots du récit et attestent une lecture attentive et éclairée du texte : « Charles V » est barré et corrigé par « Charles VI » dans trois passages erronés de Chaumeau 81 ; si la proposition de remplacer « le Roy Artus » par « le Roy Ban » ne semble pas à retenir, elle révèle la confusion du texte original qui utilise mal le connecteur « Parquoy » 82. Le lecteur en question témoigne ainsi qu’il est un fin connaisseur des faits rapportés.
Les livres luxueux ont été aussi appréhendés comme des volumes malléables malgré leur grande taille, des vade-mecum d’histoire du Berry et de la Bourgogne. C’est ce qu’attestent les lacunes de deux des exemplaires. L’ouvrage de Chaumeau (R2 7086) ne possède plus la carte de Bourges à déployer. Il n’est peut-être pas anodin que celle-ci ait été prévue à l’origine dans le livre consacré aux principaux lieux du terroir berrichon et présentant leurs particularités – météorologie, spécialités agricoles, monuments historiques et jours de marché. Le changement dans l’énonciation du récit, par une adresse de l’historien au lecteur sous la forme de « vous voyez », et la liste des châteaux forts de la région 83 confirment le glissement du texte lui-même vers le guide touristique. L’utilisateur de la chronique a pu extraire la carte de la ville, très détaillée, pour des motivations utilitaires – et esthétiques. Quant au livre de Paradin, il ne comporte pas ici la « Table des choses memorables » annoncée en page de titre. On peut supposer ce cahier arraché dans un but de mémorisation des entrées, qui présentent de manière circonstanciée personnages, événements et lieux de l’histoire de la Bourgogne et évitent une lecture suivie et intégrale du récit 84.
Alors que les chroniques ne manquent pas de signaler les conflits qui ont opposé la Bourgogne et le Berry 85, leurs auteurs et leurs lecteurs arrivent finalement à procéder un peu de la même manière. Paradin et Chaumeau se donnent pour modèles les mêmes ouvrages, laissant en partie de côté leur engagement politique ; et les lecteurs envisagent les monographies à la fois comme des œuvres luxueuses et comme des manuels pratiques. Cette conception et cette utilisation commune des livres, leur fonctionnement en paire, sont confirmées de façon exemplaire par le fait que Philippes Desportes a souhaité les faire relier ensemble 86.
Quelles sont donc les conceptions de l’historiographie des provinces qui se dégagent des actes successifs de production, de diffusion et de consommation de deux livres apparus sur le marché lyonnais en 1566 ? Au regard des éléments que nous avons rassemblés, il semble que les Annales de Bourgongne et l’Histoire de Berry ont été surtout pensées et reçues comme des livres apaisant la soif de connaissance du passé des provinces de France de la part des lettrés. Le leurre construit par un imprimeur qui va poursuivre ce type de publications 87 a donc fonctionné : avec la collaboration directe ou indirecte des auteurs, un éditeur a constitué pour lui des livres de luxe illustrés à la fois savants et se prêtant à un usage pratique, malgré la disparité de leur contenu et la conflictualité historique des territoires concernés. En rapprochant étroitement les œuvres par leur présentation, il a rendu plus facilement reconnaissables pour le public leur nature et leurs usages possibles.
Or il semble que le « formatage » des chroniques n’a pas forcément été inventé de toutes pièces. À la fin des années 1550 et dans les années 1560 les livres d’histoire – nationale ou régionale – sont de fait mis en forme de la même façon. Témoignent de cet effet de collection le Discours de la religion des anciens romains de Du Choul de 1556 88 et la Chronique de Savoye, publiée une première fois en 1552 in quarto et rééditée en 1561 en grand format 89. Comme le signale Jean II de Tournes, qui republie la seconde à Genève en 1602, c’est son père qui a demandé à Paradin de revoir son travail en lui fournissant de nouveaux « memoires » sur la Savoie et en le priant d’augmenter la table des matières 90. Si l’on regarde la belle page de titre de cette nouvelle édition (fig. 6), on s’aperçoit que l’encadrement est identique à celui des Illustrations publiées par J. de Tournes en 1549 (fig. 7) 91.


Une filiation éditoriale se met donc en place : De Tournes reprend l’ouverture des Illustrations pour la Chronique de Savoye en 1561 et A. Gryphe s’en inspire en 1566, au moment où il devient le successeur de celui-ci dans la publication des œuvres de Paradin 92. L’Histoire de Berry a-t-elle été la première à recevoir la page de titre ornée, comme le laisse supposer la proximité de style entre son dessin et celui de gravures internes, et celle-ci est-elle à attribuer à un graveur de Bourges ou de Lyon – Jean Arnoullet ou un autre ? Difficile à dire, d’autant que les Annales de Bourgongne peuvent avoir été publiées d’abord dans l’année 1566 car elles sont du même auteur que la Chronique de Savoye, déjà diffusée dans la ville 93. Autant de questions en suspens, qui mettent toutefois en lumière les jeux de concurrence entre imprimeurs dans les publications historiques à Lyon dans les années 1555-1570.