Les emblèmes d’Alciat dans l’histoire éditoriale lyonnaise des années 1530–1560
L’exemple de Guillaume Roville, Jacques Moderne et Denys de Harsy
Aborder l’histoire éditoriale des recueils d’emblèmes à la Renaissance est une vaste entreprise 1 et en restreindre l’étude aux seuls Emblèmes d’Alciat n’en facilite que peu l’approche tant l’ouvrage fut populaire en France. En effet, les livres d’emblèmes et plus particulièrement celui d’Alciat ont fait partie dans le pays de ces très grands succès éditoriaux de la Renaissance. À titre d’exemple, et pour instruire un peu plus notre sujet, il est significatif de préciser que de 1534 à 1538, il n’y eut pas une seule année sans publication du recueil de l’illustre italien, et que sur un temps plus long, on constate pareillement que ses éditions et rééditions ont alimenté le marché du livre illustré sur tout le siècle au point que ce succès commercial et français a pu s’exporter dans toute l’Europe. Dans ce contexte, il nous a paru intéressant de brosser à grands traits le tableau de l’histoire éditoriale de ce recueil à Lyon, à partir de l’exemplaire de l’édition de Guillaume Roville et Macé Bonhomme, disponible à la bibliothèque interuniversitaire de Lyon.
La tranche temporelle qui nous occupe s’étend ainsi du milieu des années 1530 jusqu’en 1549, date de cette édition. Nous rappelons qu’un livre d’emblèmes est défini comme un assemblage mettant en concordance un texte et une image à des fins de symbolique moralisante 2. Soulignons que l’évolution des livres d’emblèmes à la Renaissance eut une tournure spécifiquement française 3. Par ailleurs, l’histoire de l’imprimerie en France montre communément qu’au XVIe siècle une concurrence éditoriale farouche oppose Paris et Lyon et qu’il est bien évident que le succès de librairie des Emblèmes d’Alciat ne pouvait y échapper et même à terme devait créer une active émulation. En effet, si les deux villes, chacune de leur côté, se sont engagées dans ce combat commercial pour satisfaire un engouement populaire, on remarque en ce qui concerne précisément le recueil de Maître Alciat que ces rapports positifs de concurrence ont pour le moins revisité voire modifié la nature du recueil lui même, tant au point de vue de la forme mais aussi du contenu. Les aspects les plus significatifs de l’évolution de ce recueil se situent à Lyon. Nous essayerons de voir en quoi consistent ces évolutions mais surtout comment elles se sont mises en place.
Enfin, et pour parachever ces quelques remarques d’introduction, nous préciserons que sur quasiment toute la durée de leur histoire éditoriale les Emblèmes d’Alciat connurent une double existence. L’ouvrage fut imprimé dès 1536 parallèlement en latin ainsi que dans une version bilingue, traduite en langue vernaculaire. La première édition datée en France est latine, et paraît chez Chrétien Wechel à Paris en 1534 4, la version traduite par Jean Le Fèvre avec le texte latin suit en 1536 5 chez le même imprimeur 6. En raison de la popularité des éditions latines, c’est cet ordre de publication qui prévaut lorsqu’un imprimeur reprend à son compte l’ouvrage d’Alciat. Le latin d’abord, le français ensuite. Or, à cette logique des officines se superpose une seconde logique plus vaste et à l’échelle de la France. Trois temps la composent et à chacun d’eux correspond une des deux villes concurrentes. De 1534 à 1544, la presque totalité des éditions des Emblèmes d’Alciat en latin est bilingue, ce qui représente pas moins d’une quinzaine d’éditions illustrées de nombreuses gravures sur bois – elles sont parisiennes et sortent de l’atelier de Chrétien Wechel 7. De 1544 à 1549, Lyon prend le relais avec les éditions de Denys de Harsy, Jacques Moderne, Guillaume Roville et Macé Bonhomme 8. Puis, de 1549 à la fin du siècle les Emblèmes d’Alciat « retournent » à Paris 9. Sans exclure les éditions latines des Emblèmes d’Alciat qui comptent contrairement à ce que l’on pourrait penser parmi les plus populaires 10, nous axerons notre démonstration et nos comparaisons sur les éditions vernaculaires et lyonnaises conservés à la bibliothèque municipale de Lyon, disponibles dans Gallica et plus particulièrement sur celles du fonds ancien de la bibliothèque interuniversitaire de Lyon.
Paris, le lieu d’une naissance, l’officine de Chrétien Wechel : le berceau d’un succès
C’est donc à cet imprimeur parisien que l’on doit le modèle général de la mise en page des emblèmes construit sur la disposition symétrique des illustrations et du texte. Dans l’édition de 1536, le texte en latin est composé dans un italique, le français dans une bâtarde gothique. Il faudra, à Paris, attendre l’édition latin - français de 1540 pour que soient composés pour la première fois les textes en français dans un romain de 84 mm. Par ailleurs, les gravures utilisées par Wechel ne varient pratiquement pas sur toute la période de présence du recueil au catalogue de l’imprimeur parisien. Les éditions postérieures lyonnaises et parisiennes du livre d’Alciat, à l’exception notable des éditions Roville et Bonhomme que nous aborderons, reproduisent, avec plus ou moins de succès les bois parisiens. Paris, et plus particulièrement l’atelier de Chrétien Wechel fait donc office de berceau formel aux multiples éditions qui alimentent le siècle (fig. 1 a et b).
Le relais lyonnais
Aux alentours de 1540 et jusqu’à 1549, Lyon prend le relais. On compte dans la cité lyonnaise quatre imprimeurs-libraires qui entretiennent la publication des Emblèmes. Denys de Harsy, Jacques Moderne, Jean de Tournes ainsi que le partenariat Guillaume Roville et Macé Bonhomme. La première édition lyonnaise « datée » 11 du recueil est incontestablement celle de Jacques Moderne de 1544 qui reproduit complaisamment le texte et les illustrations des éditions parisiennes de Chrétien Wechel. Mais selon nous cette chronologie ne prend pas en compte correctement l’édition non datée qui sort de l’atelier à la marque de Dédale.
Harsy – Moderne, quel est le premier ?
Il n’est pas exclu, c’est du moins notre avis à ce jour, que le premier imprimeur lyonnais des Emblèmes d’Alciat soit Denys de Harsy 12, imprimeur à la marque de Dédale d’une suite de neuf ouvrages en langue vernaculaire 13 (fig. 2).
Plusieurs éléments soutiennent cette prépondérance éditoriale. Premièrement, Denys de Harsy ne semble plus pratiquer l’impression de livres en langue vernaculaire à partir de 1544 14. Deuxièmement, son édition n’est pas illustrée, ce qui est curieux lorsque l’on sait que le succès des Emblèmes d’Alciat en France fut engendré et alimenté principalement par cette spécificité du recueil et pose pour le moins question ! L’on peut s’interroger sur cette étrange stratégie commerciale de Harsy imprimeur qui donnerait au public une copie d’une édition illustrée (le texte est parisien) sans en reproduire les illustrations et ce juste après une édition distribuée complète par un de ses proches confrères ? Pour le moins, la logique voudrait qu’il tente le pari d’une édition sans illustration avant de constater une concurrence illustrée. Si ce n’est pas le cas le risque est alors incompréhensible. Notre troisième élément en faveur de la primauté de Denys de Harsy relève enfin d’une attentive observation interne de son travail dans son atelier lyonnais. En effet, le travail typographique et éditorial de Denys de Harsy à la marque de Dédale progresse naturellement en qualité et s’affine tout au long d’une chronologie que nous ne pouvons que subjectivement constater et plus difficilement dater 15. Cette progression esthétique se construit lentement dans le temps et signe selon nous l’évolution générale d’un travail et d’une maturation des pratiques éditoriales de l’officine à la marque de Dédale. Or, il semble que l’édition non illustrée des Emblèmes d’Alciat donnée à la marque de Dédale corresponde plutôt à un travail contemporain des premières phases de l’évolution technique de notre imprimeur.
Par ailleurs, si cette édition des Emblèmes est d’apparence contemporaine des deux autres livres d’emblèmes qu’il imprime entre 1539 et 1541 – à savoir le Théâtre des bons engins de Guillaume de la Perrière et l’Hécatomgraphie de Gilles Corrozet 16 – il n’empêche qu’une évolution des pratiques d’impression est visible de l’une à l’autre de ces éditions. On note aussi que ces éditions sont elles-mêmes des « copies » 17 des impressions données par l’imprimeur parisien Denis Janot entre 1539 et le milieu des années 1540.
De fait, l’édition d’Alciat de Denys de Harsy à la marque de Dédale suit le modèle et la traduction des éditions parisiennes de Wechel mais sans les illustrations, tout comme les deux autres recueils d’emblèmes de son catalogue. Nous reproduisons dans ce travail trois feuillets issus de chacun de ces trois recueils d’emblèmes cités, les Emblèmes d’Alciat, l’Hécatomgraphie et le Théâtre des bons engins (fig. 3 a, b et c). À la vue de ces exemples, il semble que la pratique de l’atelier à la marque de Dédale se soit clairement orientée vers une plus grande hiérarchisation de l’espace textuel.
Ainsi les emblèmes d’Alciat sont disposés les uns après les autres, l’espace de composition est compact 18. Composés dans la même fonte que le texte, gloses ou morales qu’ils précèdent, les titres ne s’en distinguent pas aisément. Seul le jeu entre la fonte romaine de 98 mm que l’on ne trouve au catalogue de Dédale que dans cette édition, et l’italique de 84 mm permet de saisir le découpage du texte. Le texte n’use pas de lettrines, les titres des emblèmes sont composés dans le même italique du texte.
En revanche, dans l’Hécatomgraphie, le texte est plus segmenté et le jeu entre les types de fonte – un romain de 82 mm pour les « commentaires » et un italique de 84 mm pour les emblèmes – est souligné par l’insertion d’espaces entre les paragraphes et le titre. Composés dans un romain de 112 mm, les titres restent discrets quoique d’une taille légèrement supérieure au texte. Le texte des commentaires en français est systématiquement introduit par une lettrine simple qui hiérarchise considérablement l’espace visuel de la page. Or, nous savons que Denis Janot publie une édition de l’Hécatomgraphie à Paris en 1543 sous le titre Hécatongraphie. C’est-à-dire les descriptions de cent figures &hystoires, contenants plusieurs appophthegmes, proverbes, sentences &dictz tant des anciens, que des modernes. Le tout reveu par son autheur. Cette édition parisienne comprend deux pièces liminaires. La première est adressée « A Monsieur le Prevost de Paris ou son lieutenant Civil » à qui Denis Janot demande la protection d’un privilège. La seconde pièce liminaire est un texte de l’auteur intitulé « Gilles Corrozet Parisien, aux bons espritz et amateurs des lettres ». L’édition de Denys de Harsy ne comprend pas, en dépit de la mention d’un privilège, le premier texte de Denis Janot. Mais le second texte liminaire est quant à lui présent de manière incomplète et comporte un certain nombre de variations typographiques, parfois stylistiques. Ces détails nous permettent d’une part de souligner ce que l’histoire a su mettre en lumière : le fait que Denys de Harsy exercera ses talents sur la copie des éditions parisiennes de littérature vernaculaire mais d’autre part et plus spécifiquement, que l’édition de l’Hécatongraphie se situe probablement entre 1543 et 1544, soit à la date de la publication des Emblèmes d’Alciat par Jacques Moderne.
Le troisième livre d’emblèmes imprimé par Denys de Harsy est le Théâtre des bons engins de Guillaume de la Perrière. Cette édition est un tout petit ouvrage en volume, simple de présentation. Composé dans un romain, il n’est pas folioté et ses seuls ornements résident dans la présence d’un italique bâlois comportant des majuscules penchées et dans l’usage au début de chaque huitain de lettrines simples 19. Cette édition use des mêmes dispositifs que l’Hécatomgraphie, à ceci près que les emblèmes sont numérotés au moyen de chiffres romains centrés sur la page et que les titres sont composés dans un italique bâlois de 130 mm avec des majuscules penchées. En dépit de son élégance et du fort contraste qu’elle crée avec le reste du texte, cette fonte n’est que très peu utilisée à cette période et ce détail a dû probablement renforcer l’effet de hiérarchie du dispositif textuel pour le lecteur. Le texte du Théâtre des bons engins est davantage aéré et structuré que l’édition des Emblèmes d’Alciat.
Or, si l’on admet que ces différences sont les fruits d’une évolution des pratiques typographiques au sein de l’atelier de l’imprimeur à la marque de Dédale, l’édition des Emblèmes d’Alciat serait alors antérieure à celle de l’Hécatomgraphie et du Théâtre des bons engins. En effet, pour un catalogue dont l’une des caractéristiques est de taire toute référence à une date d’édition, l’évidente évolution de ces pratiques éditoriales pourrait seule nous servir d’indice de valeur et de chronologie 20.
Mais revenant à la place de cette édition des Emblèmes dans la ville lyonnaise, il apparaît donc que le recueil d’Alciat fait manifestement sa première apparition à Lyon dans sa forme vernaculaire. Ce dernier cas de figure est d’autant plus intéressant qu’il se reproduit une deuxième et dernière fois avec l’édition de Jacques Moderne en 1544.
Jacques Moderne
Il n’existe que très peu d’information sur Jacques Moderne. On sait qu’il fut un imprimeur réputé de musique 21 et qu’il donna en 1544 une version bilingue des Emblèmes 22 (fig. 4), toujours sur la traduction de Jean Le Fèvre, et suivant l’ordre des emblèmes initié par Chrétien Wechel comportant cent treize emblèmes.
Suit la même année une version latine du même ouvrage 23. Après Denys de Harsy, ce sera la deuxième fois que les Emblèmes d’Alciat tentent de percer le marché lyonnais avec des éditions bilingues latin-français contrairement à l’usage qui semble en vigueur – usage rappelons-le dicté par le succès (du moins à Paris) des éditions latines. S’agit-il alors d’exploiter les attentes et le goût du public lyonnais pour des ouvrages de littérature en langue vernaculaire ? Existe-t-il à Lyon un terrain plus ouvertement sensible à la langue française et aux traductions en langue vernaculaire ? La production littéraire éditoriale lyonnaise de cette période semble nous apporter des éléments pour appuyer cette hypothèse 24. En tout cas, l’édition de Guillaume Roville et Macé Bonhomme dont nous parlerons, nous encourage dans cette voie.
Ceci dit, que ce soit l’ordre des emblèmes ou bien le matériel et les dispositifs de mise en page, ces premières éditions lyonnaises ne sont tout au plus que des calques des éditions parisiennes. La comparaison est aisée car il existe deux de ces éditions au fonds ancien de la bibliothèque municipale de Lyon.
La disposition et la découpe du titre sur les deux ouvrages, au détail des fontes utilisées, sont similaires. En effet l’édition lyonnaise use d’un italique aldin de 82 mm pour le texte en latin, d’une bâtarde gothique de 112 mm jusqu’au feuillet B puis d’un romain de 82 mm pour le français, alors qu’à partir de 1540 les éditions françaises de Wechel présentent le texte français dans un romain de 84 mm, délaissant les caractères de style gothique.
La très grande proximité de ces deux éditions se ressent en revanche nettement sur la mise en page des dédicaces des deux ouvrages. Les dispositions en cul de lampe des titres se répondent et les deux textes sont amorcés par une lettrine (fig. 5 a et b).
Très proches aussi la disposition et la présentation typographique des emblèmes des deux éditions. L’édition de Moderne en 1544 présente cependant la particularité d’avoir une partie des traductions imprimée dans une bâtarde et se rapproche en cela de l’édition la plus ancienne de Chrétien Wechel de 1536. Les bois utilisés par l’édition lyonnaise sont des copies fidèles quoique de qualité inferieure du matériel du parisien 25 (fig. 6, 7 a et 7 b).
Ainsi, les deux imprimeurs lyonnais Denys de Harsy et Jacques Moderne tentent en ce début des années 1540 de reproduire le succès amorcé par le travail de Chrétien Wechel : pour ce faire les imprimeurs de la cité rhodanienne copient les façons de cet imprimeur parisien, tout en s’évertuant à jouer la carte de la langue vernaculaire.
Tout autre est le travail de Jean de Tournes et Macé Bonhomme pour Guillaume Roville.
Jean de Tournes
Le troisième libraire à avoir donné une édition des Emblèmes à Lyon est Jean de Tournes en 1547 avec l’imprimeur Guillaume Gazeau 26. Il imprime d’abord une édition latine puis l’année suivante une édition vernaculaire du recueil en deux livres 27. Pour le premier livre l’ordre suivi est celui des éditions Wechel, par contre pour le deuxième livre il innove en suivant pour la première fois l’ordre de l’édition aldine de 1546 28. Les bois de cette édition ne sont plus ceux du modèle parisien 29 car l’illustration des emblèmes semble avoir été confiée au célèbre graveur lyonnais Bernard Salomon dit le Petit Laurens 30. Que l’identité du graveur – aujourd’hui en débat – soit confirmée ou non, il n’en reste pas moins que la démarche volontaire qui consiste à changer le matériel d’illustration et à chercher un modèle éditorial en dehors des frontières nationales constitue dès lors un autre pas vers une autonomisation forte vis-à-vis du modèle parisien (fig. 8 a et b).
Macé Bonhomme et Guillaume Roville
C’est donc cette même année soit en 1548, que Guillaume Roville et Macé Bonhomme publient une édition latine qu’ils feront suivre dès l’année suivante d’une édition strictement vernaculaire dans une traduction avec des commentaires de Barthélemy Aneau. Nouveauté notable : cette édition propose un agencement des emblèmes par thèmes 31. En effet, en ce qui concerne la structure de l’ouvrage, l’ordre plutôt anarchique qui dominait les éditions précédentes est bouleversé car les Emblèmes sont arrangées pour la première fois dans un ordre thématique. Le recueil d’épigrammes devient recueil de topoi et ce travail de classement n’est pas sans empiéter quelque peu sur la figure auctoriale. Ainsi, les emblèmes en rapport avec l’auteur Alciat, qui traditionnellement ouvraient jusqu’alors toutes les éditions précédentes, sont placés à la fin de l’ouvrage. Alciat est pour ainsi dire symboliquement chassé de son livre au profit du traducteur, du compilateur ou du commentateur. Ainsi en est-il de Barthélemy Aneau dont on pourrait penser que son portrait s’inscrit dans la lettrine qui ouvre la préface dans laquelle il défend son dessein. D’un point de vue strictement matériel et éditorial, l’édition de 1549 est sans précédent car elle se coupe clairement de toute une tradition éditoriale et d’autre part prend ses distances vis-à-vis de l’auteur lui-même. Lyon accouche d’une œuvre en langue vernaculaire qui n’est plus ce qu’elle était en son commencement 32.
Dès la page de titre, il est très visible que l’édition Bonhomme et Roville utilise de fort beaux bandeaux qui, en venant encadrer le titre ou les gravures, la caractérisent en renforçant l’espace visuel et accrochent le regard, faisant apparaître immédiatement sa nouveauté.
De même, les gravures, attribuées avec plus ou moins de certitude à Pierre Eskrich viennent renouveler l’iconographie du recueil et le démarquent des autres éditions. Ces bois sont plus ornés et plus gros que ceux de l’édition de Tournes. Par ailleurs, pour la première fois, la deuxième partie des Emblèmes, incluse pour la première fois dans l’édition De Tournes mais non illustrée, comporte ici des illustrations.
C’est cette version lyonnaise qui par un retour spectaculaire conditionnera à son tour les éditions parisiennes, et bien évidemment les lyonnaises, qui viendront par la suite (fig. 9, 10 et 11).
Nous sommes en 1549 et débute le troisième temps de l’histoire éditoriale des Emblèmes d’Alciat qui perdurera jusqu’à la fin du siècle. Ce temps sera fortement influencé par les apports de la version lyonnaise. De 1549 jusqu’en 1560 environ se succèdent donc les rééditions de Jean de Tournes et de Guillaume Roville sans qu’il y ait des changements significatifs tant au point de vue de la forme que du contenu. À partir de 1561 paraît de nouveau une édition parisienne due aux soins de Marnef et Ruelle. Paraissent dès lors parallèlement des éditions lyonnaises et parisiennes jusqu’à la fin du siècle.
Deux tableaux permettent de mieux visualiser les étapes de cette histoire éditoriale (En bleu : les imprimeurs libraires parisiens, en rouge : les imprimeurs lyonnais) :
Sont ici représentées les premières éditions latines et bilingues parues au catalogue de chaque imprimeur par ville. En bleu les éditions parues à Paris, en rouge les éditions qui sont imprimées à Lyon 33. On voit clairement la partition qui s’opère entre les deux villes, mais aussi que l’édition de Roville et Bonhomme se situe bel et bien à la charnière de deux phases. Le second tableau permet de mieux visualiser les rapports d’influences entre les villes. En bleu toujours Paris, en rouge Lyon 34. Les étapes géographiques sont toujours visibles mais sont éclairées par les traductions utilisées pour composer ces éditions. Derrière la traduction de Jean le Fèvre on trouve l’ordre et la manière de Chrétien Wéchel, derrière la traduction de Barthélemy Aneau ce nouveau recueil que nous venons d’étudier.
L’histoire éditoriale des Emblèmes d’Alciat fait assurément partie de ces éditions en perpétuel mouvement tant géographique qu’éditorial. Le propre du succès en somme.
Mais pour conclure brièvement, il est peut-être nécessaire de placer ce recueil sur le plan plus vaste de l’histoire de l’imprimerie, car son célèbre succès confirme de fait la tendance générale qui, à cette période, est en train de s’opérer dans le monde de l’imprimerie et de l’illustré en France. Vraisemblablement sous la pression commerciale, il apparaît que la tranche temporelle qui nous intéresse (1530–1560) est une période de spécialisation obligée pour les différentes officines et ateliers d’imprimeurs-libraire en France. Ce phénomène général s’observe bien évidemment plus à Paris, où Denis Janot, célèbre imprimeur parisien, écrase littéralement le monde de l’imprimerie dans ce secteur spécifique. À sa mort, en 1544, qui rappelons-le, est aussi l’année de la première édition lyonnaise datée de l’atelier de Moderne, le partenariat entre Bonhomme et Roville d’un côté, et Jean de Tournes de l’autre, assurent avec talent la relève lyonnaise. Par son esprit d’entreprise, qui perçoit tout l’intérêt que porte en lui l’usage de la traduction du texte latin en français, Lyon, devient pour un temps, la capitale du livre vernaculaire illustré.
C’est une belle réussite, preuve en est l’exemplaire des Emblèmes disponible à la bibliothèque interuniversitaire de Lyon.