Un héritage en déshérence. Les vestiges des bibliothèques populaires dans les mairies et les bibliothèques territoriales du Centre-Val de Loire
On trouve toutes sortes de choses sous les combles d’une mairie : des décorations de Noël remisées, des coupes de champagne oubliées, des tableaux d’histoire républicaine démodés, des médailles agricoles jamais distribuées, des pupitres d’écolier usés… La découverte de ce fatras d’objets a de quoi surprendre. Les municipalités successives se sont avérées particulièrement conservatrices, mais peu préoccupées par le devenir de ce qu’elles entendaient garder. Étonnamment, ces « vieilles choses » ont le pouvoir d’éveiller un brin de douce nostalgie. Vestiges d’un siècle révolu, elles sont les témoins d’une histoire sociale et culturelle que bien des communes françaises partagent et dont le souvenir demeure vivace dans la mémoire de nombreuses personnes. Ces greniers municipaux regorgent d’autres surprises qui feraient frémir les professionnels du patrimoine écrit. Il n’est pas rare de tomber sur des archives administratives qui remontent au XIXe siècle, dont le classement et les conditions de conservation épouvantent. Il arrive parfois de découvrir des amas de « vieux livres » entreposés en ces lieux depuis des décennies comme le laisse deviner l’épaisse poussière qui les recouvre. Ce sont ces ouvrages endormis qui font l’objet de cet article.
Entre 2021 et 2022, dans le cadre d’une mission patrimoine écrit financée par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) Centre-Val de Loire et accueillie par le Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j’ai été amené à visiter les greniers de quelques mairies ainsi que d’autres endroits tout aussi atypiques. L’objectif de cette prospection était de dresser un état des lieux des collections de livres antérieures à 1945 que les municipalités de la région conservaient, tout en actualisant les données d’une enquête régionale publiée vingt ans plus tôt 1
Marie-Claude Pasquet, Mission sur les fonds patrimoniaux de la région Centre, 7 vol., Centre régional du livre de la région Centre (CRL-Centre), 2003. À l’initiative du CRL-Centre, ce travail de fond remarquable et exemplaire fut conduit à partir de 1996. Que l’auteure de ce rapport soit remerciée pour cette enquête qui fut une base de départ solide pour celle de 2021-2022.
Les résultats de cette enquête sont consultables sur le carnet en ligne Patrimoine écrit en Centre-Val de Loire : https://patecritcvdl.hypotheses.org/recensement.
Sur ce plan national, voir : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/livre-et-lecture/pour-les-professionnels-des-bibliotheques/patrimoine-des-bibliotheques/signalement-du-patrimoine.
Code général de la propriété des personnes publiques, art. L. 2112-1 et art. L. 3111-1 et Code du patrimoine, art. L. 111-1 et R. 311-1. Voir aussi le Guide de gestion des documents patrimoniaux à l’attention des bibliothèques territoriales, § 1.2.2, publié par le ministère de la Culture en 2021.

Figure 1. Vestiges d’une ancienne bibliothèque populaire installés dans le grenier d’une mairie eurélienne
Généralement en déshérence, ces collections d’imprimés correspondent le plus souvent à des reliquats des bibliothèques populaires, ayant vu le jour à partir des années 1860 et ayant progressivement disparu par la professionnalisation du monde des bibliothèques et le développement de la lecture publique après 1945. La recherche actuelle a montré que le syntagme « bibliothèque populaire » désigne des établissements de lecture ouverts théoriquement à tous, qui s’étaient assignés pour mission d’instruire et de moraliser le peuple 5
Agnès Sandras (dir.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014 (coll. Papiers) • Arlette Boulogne, Des livres pour éduquer les citoyens. Jean Macé et les bibliothèques populaires (1860-1881), Paris, L’Harmattan, 2016 • Alan R. H. Baker, A French Reading Revolution ? The Development, Distribution and Cultural Significance of Bibliothèques populaires, 1860-1900, Londres, Historical Geography Reserch Group, 2018.
Ce legs des bibliothèques populaires ne constitue pas (encore) un patrimoine. Certes, plusieurs établissements de lecture publique conservent des fonds hérités de ces bibliothèques populaires dans leurs collections patrimoniales et certains ont même proposé des actions de valorisation pour faire connaître cet héritage 6
Par exemple, l’exposition « Pop’ : un siècle de littératures & lectures populaires (1830-1930) », qui s’est tenue entre septembre 2021 et janvier 2022 à la bibliothèque municipale de Chambéry et qui a donné lieu à la publication d’un catalogue éponyme.
Jean-Paul Oddos (dir.), Le patrimoine. Histoire, pratiques et perspectives, Paris, Electre-Éditions du Cercle de la Librairie, 1997 ; Fabienne Henryot (dir.), La fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs et usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019 (coll. Papiers).
À l’échelle locale, en particulier dans les municipalités où il n’existe ni de bibliothèque dotée d’un service patrimoine ni tout simplement de bibliothèque, ces livres anciens sont exclus des politiques culturelles alors qu’ils pourraient faire l’objet d’actions en faveur de la lecture, de la littérature, de l’histoire ou des arts. Paradoxalement, ces documents n’ont pas été détruits alors qu’ils sont inutilisés, voire dans certains cas inutilisables. Les discussions que j’ai eues avec les élus et les bibliothécaires de lecture publique montrent que la plupart d’entre eux connaissent l’existence de ces livres, mais qu’ils sont incapables de leur octroyer une finalité. L’objectif de cet article est d’examiner le sort qui a été réservé aux collections léguées par les bibliothèques populaires du Centre-Val de Loire, que l’on trouve aujourd’hui en mairie ou dans des bibliothèques sans service patrimoine, et de comprendre les raisons qui les cantonnent à être exclues de toute action culturelle, tout en proposant quelques pistes de réflexion pour y remédier.

Figure 2. Livre hérité de la bibliothèque populaire de Mézières-en-Brenne (36)
Ce que nous disent les lieux de conservation sur les rapports que les collectivités entretiennent avec cet héritage
L’enquête menée entre 2021 et 2022 a été adressée à 81 municipalités du Centre-Val de Loire ; 71 y ont répondu favorablement. Des ensembles de livres – allant d’une petite dizaine d’ouvrages à des collections conséquentes – hérités des bibliothèques populaires ont été repérés dans 41 localités : dans 7 établissements de lecture publique où ils ont été intégrés aux collections patrimoniales 8
Amboise (37), Chinon dont le fonds est en dépôt à la bibliothèque centrale de Tours (37), Montargis (45), Nogent-le-Rotrou (28), Orléans (45), Pithiviers (45) et Saint-Amand-Montrond (18).
Auneau (28), Chabris (36), Cloyes-les-Trois-Rivières (28), Cormery (37), Dordives (45), La Baule (45), La Ferté-Saint-Aubin (45), Meung-sur-Loire (45), Mézières-en-Brenne (36), Saint-Doulchard (18), Saint-Florent-sur-Cher (18). Des incertitudes persistent sur l’origine des collections conservées par les médiathèques de Dun-sur-Auron et de Monts.
Aize (36), Bailleau-l’Evêque (28), Berchères-sur-Vesgre (28), Bû (28), Château-Renault (37), Châteauneuf-sur-Loire (45), Concriers (41), Corancez (28), Fondettes (37), Janville (28), Ouchamps (désormais Concres-en-Sologne) (41), Pocé-sur-Cisse (37), Saint-Aignan (41), Saint-Hilaire-lès-Andrésis (45), Thenay (désormais Concres-en-Sologne) (41), Thivars (28). Des incertitudes persistent sur l’origine des collections conservées par certaines municipalités, certains projets n’ayant sans doute pas abouti, à savoir Luynes (37), Mehun-sur-Yèvre (18), Montlouis-sur-Loire (37), Montrésor (37), Saint-Laurent-des-Bois (41).
Ces 34 collections sont conservées dans des communes de moins de 10 000 habitants. Les ouvrages sont tous inexploités, dans la mesure où ils ne sont ni consultés ni valorisés. Pourtant, le choix a été fait de les conserver. Élus et agents de bibliothèque se sont interdit de détruire ces livres, peut-être parce qu’ils étaient inquiets de participer à un simulacre d’autodafé. Ainsi, si les ouvrages ont perdu leur fonction d’origine, ils n’en demeurent pas moins des objets sacrés, au sens sociologique du terme, entourés de normes qui légitiment leur conservation et dont la valeur est renforcée par leur ancienneté relative 11
Sur le livre en tant qu’objet sacré, voir Cécile Barth-Rabot, La lecture. Valeur et déterminants d’une pratique, Paris, Armand Colin, 2023, p. 27-44.
Les lieux où ces collections en déshérence sont entreposées varient. Elles dorment tantôt dans le placard d’une médiathèque tantôt dans la salle du conseil municipal. Parfois, elles sont abandonnées dans un grenier ou dans une cave municipale. Ces espaces de conservation témoignent d’approches différenciées qui ont été conférées à ces « vieux livres ».
Un usage passif peut avoir été assigné à ces ensembles documentaires. Cette affectation nécessite que les livres soient visibles. Dans les bibliothèques territoriales, ils sont parfois rangés dans les magasins (sur les tablettes, dans une armoire à part mais bien identifiée) où ils côtoient les collections courantes. Reliquats des anciennes bibliothèques établies dans la commune, ils rappellent que la médiathèque contemporaine s’inscrit dans une filiation 12
Ce qui n’est pas sans rappeler la remarque d’Agnès Sandras, op. cit., p. 416 : « C’est oublier que bien des communes ont créé leurs bibliothèques publiques tardivement, entre les années 1950 et 1970, et que “la populaire” tenait jusque-là une place importante. Il y a souvent eu passage de flambeau, et non pas rupture. Les vénérables associations ont pour certaines fermé leurs portes quand elles ont été assurées que des structures mieux dotées, mieux installées, les remplaceraient avantageusement. Elles ont alors légué leurs collections à leurs remplaçantes, sans deviner que dans les décennies suivantes le cadeau pourrait parfois paraître empoisonné. Lorsqu’elles n’ont pas émis le vœu que ce fonds soit conservé à part et dans son intégrité, celui-ci a été considéré comme patrimonial ou intégré aux collections courantes, et possiblement désherbé par la suite. Il arrive que des bibliothèques municipales recèlent tout ou partie du fonds d’une populaire sans le savoir, et redécouvrent son existence en remarquant une estampille ou un beau volume avec ex-libris provenant d’un don. »
Les échanges avec les bibliothécaires de Saint-Doulchard et de Meung, La-Ferté-Saint-Aubin, Dun-sur-Auron, Chabris, Mézières-en-Brenne, Cloyes, La Baule, Cormery, Auneau témoignent de cette approche.
On retrouve ces documents en mairie, tapissant les murs de la salle du conseil municipal 14
ou du bureau du premier édile 15 et jouxtant parfois les volumes chatoyants du Bulletin des lois. Ce mélange entre textes législatifs et collections populaires – œuvres de fiction de Jules Verne, Alexandre Dumas ou James F. Cooper, et livres de vulgarisation de Camille Flammarion, Ernest Renan ou Jules Michelet – ne doit pas surprendre : ce n’est pas le contenu intellectuel de ces objets qui préside à leur conservation, mais leur caractère culturel et leur valeur d’ancienneté. Il n’est pas anodin que ces collections aient été installées à l’endroit même où s’exerce l’autorité municipale et non dans un autre espace (un cagibi, le grenier, la cave). Elles participent à la mise en scène d’une politique locale éclairée et raisonnée. Qui plus est, ce réemploi traduit sans doute un sentiment de nostalgie d’autant plus notable que ce geste se produit le plus souvent dans des bâtiments qui sont d’anciennes mairies-écoles, dont l’architecture typique de la Troisième République (corps central flanqué de deux ailes latérales, façades sobres, encadrement des baies souligné) fait, dans l’imaginaire collectif, écho à la vie administrative, scolaire et rurale de cette époque.Dans d’autres cas, les collections des bibliothèques populaires ont été soustraites du regard. Dans cette médiathèque d’Indre-et-Loire, les livres sont rangés dans des cartons eux-mêmes déposés dans des endroits difficiles d’accès pendant que dans cette bibliothèque du Berry ils ont été relégués dans une niche murale occultée par un rideau. Ils sont noyés parmi d’autres objets inutilisés dans le cagibi de cette mairie eurélienne et remisés dans un grenier ou une cave municipale, ici et là, où ils se délitent lentement. Ce geste traduit la volonté de faire disparaître physiquement ces masses documentaires dont on ne sait que faire et qui encombrent. Il reflète l’attitude oscillante des élus et des bibliothécaires qui semblent tiraillés entre l’obligation sociale de préserver des biens culturels hérités du passé et l’incapacité à assigner une nouvelle fonction à des objets étrangers à leur époque. La méthode de l’invisibilisation des collections devient alors la voie du dernier recours puisqu’elle permet finalement de détruire mentalement ces objets en les condamnant à l’oubli.

Figure 3. Vestiges d’une bibliothèque populaire du Loiret relégués dans une cave de mairie
Les raisons d’une impossible gestion
Comment expliquer cette incapacité à attribuer un nouvel usage aux livres des XIXe et XXe siècles, qui témoignent d’un phénomène culturel passé, à une époque où tout est prétexte à parler de patrimoine et où chaque commune entend élaborer une politique touristique adossée à des projets culturels ? Mes échanges avec les élus (maires, adjoints à la culture) m’ont rappelé que le sujet des livres anciens n’était pas une priorité des dossiers municipaux, comme l’illustrent les rendez-vous que certains conseillers municipaux n’ont jamais honorés, face à la gestion de la cantine scolaire, à l’entretien de la voirie municipale ou à la rénovation de l’église du village. Couplée avec un manque de sensibilité pour l’objet-livre et une méconnaissance des humanités littéraires, cette attitude explique pourquoi beaucoup envisagent ces documents au pire comme des débris dont il serait temps de se débarrasser, au mieux comme des pièces de collections anciennes qui habillent les murs et les placards. Certains ont espéré que l’inventaire de ces ouvrages conduirait à découvrir des « trésors » au sein de fonds en complète déliquescence. D’autres ont manifesté leur désapprobation à l’idée de transférer des ouvrages dotés d’un réel intérêt historique vers une institution patrimoniale – « ça a toujours été là, c’est le patrimoine de la commune » – mais tout en reconnaissant n’avoir jamais ouvert l’armoire où ces livres étaient rangés. Quelques-uns ont cru prendre conscience que, de ces vieux livres, ils pourraient tirer un apport financier non négligeable. Finalement, les décideurs politiques ont témoigné sinon d’une incompréhension, du moins d’une certaine indifférence à l’égard de ces objets.
Des bibliothécaires ont aussi fait preuve d’un désintérêt pour ces documents anciens, mais la plupart d’entre elles ont surtout exprimé leur embarras au moment de dévoiler des objets dont elles ne s’étaient presque jamais occupées. Les causes de cette indifférence ou de cette gêne sont bien connues : priorité accordée à la lecture publique, manque de temps et de moyens (financiers, humains) pour diversifier l’action culturelle, absence de formation technique et de connaissances scientifiques pour assurer la gestion et la valorisation de ces documents un peu particuliers. Ces raisons ont logiquement conduit les bibliothécaires à exclure les livres anciens des collections à mobiliser pour faire vivre la médiathèque.
Ces visites d’expertise avaient notamment pour intérêt de suggérer des pistes de réflexion pour inciter à la conservation adéquate des livres anciens et à leur valorisation. Il n’est pas certain que ces conseils ponctuels venus d’un émissaire de l’État aient été entendus, ce que semble prouver le silence qui a succédé à l’envoi des comptes rendus adressés aux élus et aux agents.
Les conséquences de cette exclusion : la disparition progressive des vestiges des bibliothèques populaires
La mise à l’écart de cet héritage livresque entraîne des comportements néfastes à son égard, ce qui finit par créer les conditions favorables à sa destruction. Les visites ont ainsi été l’occasion de mesurer le degré de négligence des municipalités 16
Ces négligences concernent aussi les archives. Des municipalités ont été incapables de retrouver des catalogues de livres, des testaments ou des actes de donation qui étaient indiqués dans le rapport de 2003 et qui permettaient de documenter l’histoire de ces collections.

Figure 4. Cave d’une mairie du Loir-et-Cher inondée. Les collections de livres se trouvent dans le local en arrière-plan
Si certaines collections de livres parvenues jusqu’à nous sont en cours de destruction, d’autres ont d’ores et déjà disparu. Or, chaque vestige est le témoin d’une histoire des bibliothèques locales. L’élimination progressive de ces sources matérielles risque de compliquer la tâche des historiens dans leurs tentatives pour restituer le phénomène des bibliothèques populaires et pour en déterminer les apports avec précision. Elle conduira à l’oblitération d’un pan de l’histoire générale des bibliothèques françaises. Ainsi, la comparaison des rapports publiés en 2003 et en 2022 montre que les fonds de trois bibliothèques populaires et trois bibliothèques scolaires du XIXe siècle ont été détruits en vingt ans. Les raisons sont rarement connues. Il s’avère parfois que la fermeture de la médiathèque dans le courant des années 2010 a entraîné la dispersion de ses collections. À ces six cas doivent sans doute être ajoutés huit fonds dont la gestion était assumée par des municipalités en 2003 mais n’ayant jamais répondu à l’enquête 2021-2022, malgré les relances. Ce silence reflète vraisemblablement le fait qu’il n’y existe plus de livres anciens.
La physionomie et l’histoire de ces fonds qui ont disparu nous rappellent que les ensembles de livres hérités des bibliothèques populaires sont relativement similaires. Leur volumétrie était souvent faible, entre moins de cent volumes et à peine plus de cinq cent. Leur contenu général était identique, les collections étant partagées entre les œuvres de fiction et les documentaires. Les marques de provenance ont révélé que les documents étaient issus parfois des concessions ministérielles, parfois des dons de particuliers. Toutefois, quelques fonds étaient pourvus de traits distinctifs qui les rendaient singuliers. Au début des années 2000, la municipalité de Morée (41) conservait les vestiges de l’ancienne bibliothèque populaire fondée en 1833 par le don de Hilaire Noyer, avocat parisien et maire de la commune, dont il subsistait 321 volumes. Pour une large part, il s’agissait d’ouvrages du XVIIIe siècle 17
Marie-Claude Pasquet, Mission sur les fonds patrimoniaux de la région Centre, Département du Loir-et-Cher, Centre régional du livre de la région Centre (CRL-Centre), 2003, p. 34-40. Cette disparition est d’autant plus dommageable qu’un inventaire précis de la bibliothèque avait été dressé par des historiens locaux en 1962 et republié en 2008, voir Jean Coyau, Claude Leymarios, Bibliothèque Hilaire Noyer, inventaire réalisé en 2008, conservé aux archives départementales du Loir-et-Cher.
Ce rapide état des lieux des fonds disparu invite à se poser une question bibliothéconomique qui contrebalance les inquiétudes légitimes de l’historien : faut-il conserver tout cet héritage en péril ? Ne serait-il pas plus judicieux d’opérer des choix parmi ces vestiges en fonction de l’histoire de la bibliothèque populaire (est-elle originale ou commune ?), des archives qui en subsistent (permettent-ils de documenter l’histoire de la bibliothèque ?) ou de la présence de particularités d’exemplaire sur les ouvrages (ces livres sont-ils singuliers ?) ? Le débat reste ouvert.
Réattribuer une finalité à cet héritage pour assurer sa transmission : des solutions vaines ?
Face à l’inquiétude légitime de voir l’héritage des bibliothèques populaires disparaître, que faire ? On pourrait aisément blâmer l’attitude de l’État. Il serait toutefois erroné de croire que le ministère mène une politique de l’autruche à l’égard de ces fonds tout simplement parce qu’il ne les inclut pas dans le champ du patrimoine. Le financement d’études 18
Par exemple, l’enquête conduite par la mission patrimoine écrit du Centre-Val de Loire entre 2021 et 2022.
Par exemple, l’exposition « Pop’ : un siècle de littératures et lectures populaires (1830-1930) » à la bibliothèque municipale de Chambéry qui a bénéficié de subventions de l’État.
Ce qui n’est pas sans rappeler les remarques formulées par Sylvie Le Ray, « Singularité et ambiguïté du patrimoine écrit », in Jean-Paul Oddos (dir.), op. cit., p. 43, rappelant que l’extension de l’étiquette patrimoine aux collections du XIXe siècle relevait d’une stratégie visant à assurer la conservation de documents naturellement fragiles.
En Centre-Val de Loire, peu de projets ont été élaborés en vue de préserver ces vestiges. Seules deux actions de conservation ont été identifiées : à Fondettes (37), où les ouvrages se trouvent désormais aux archives municipales, et à Saint-Hilaire-lès-Andrésis (45), où la municipalité a fait aménager à la mairie un espace réservé aux archives et aux livres anciens qui étaient auparavant à la cave. Si ces efforts semblent dérisoires, ils sont pourtant en adéquation avec les moyens possibles et limités de ces collectivités. Deux actions de valorisation ont été repérées. L’une a été menée à la médiathèque de Dun-sur-Auron (18), dans le cadre d’un événement culturel. L’équipe n’envisageait pas de renouveler l’expérience car le discours autour des livres anciens de l’établissement (imprimés entre 1830 et 1937) avait été épuisé. L’autre a été conduite à la mairie de Châteaudun (28), où une bibliothèque-témoin centrée sur l’ancienne bibliothèque populaire (1882-1946) a été ouverte aux publics en 2017, mais sans être intégrée à un réel projet culturel ou touristique d’ampleur, ce qui explique pourquoi cet endroit est aujourd’hui méconnu 21
« Châteaudun fait revivre sa bibliothèque populaire dans le hall de l’hôtel de Ville », L’Écho républicain, 2017, en ligne : https://www.lechorepublicain.fr/chateaudun-28200/actualites/chateaudun-fait-revivre-sa-bibliotheque-populaire-dans-le-hall-de-lhotel-de-ville_12432974/.
Dans le cadre de la mission patrimoine écrit accueillie par le CESR, deux projets numériques visant à faire connaître ces livres oubliés ont été élaborés avec l’appui d’élus et de l’État. Le premier a consisté en la conception d’une exposition virtuelle sur les bibliothèques populaires de Saint-Hilaire-lès-Andrésis (1870-1970) et d’un catalogue informatique des livres subsistant 22
« Une histoire des bibliothèques populaires de Saint-Hilaire-lès-Andrésis… », en ligne : https://pest-hil.univ-tours.fr/. Le site a été conçu avec l’aide d’étudiants en master du CESR.
« La redécouverte d’un patrimoine oublié. La bibliothèque révolutionnaire de Janville », en ligne : https://bibliotheque-revolutionnaire-janville.univ-tours.fr/#Accueil. Le site a été conçu par le studio Kulturae’Com.
Conclusion
Que deviendra l’héritage des bibliothèques populaires en milieu rural ? Le destin des héritages subis dans l’histoire contemporaine des bibliothèques (confiscations révolutionnaires et à la suite des lois de séparation des Églises et de l’État) est un précédent qui nous permet d’entrevoir l’avenir de ces collections en déshérence. Endormies, certaines continueront de se désagréger et leur état incitera les collectivités à les détruire. D’autres seront redécouvertes – une énième fois – par un chercheur, un bibliothécaire ou un élu qui s’entêtera à faire connaître ces objets, parviendra à susciter un consensus sur l’importance de les préserver puis à les inscrire dans une politique de valorisation pérenne. Alors un fragment de cet héritage deviendra un patrimoine. Une gageure ? Osons l’imaginer.