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Série « New Romance et bibliothèques », n° 3 • Littérature web en bibliothèque : accompagner et valoriser de nouvelles pratiques de lecture et d’écriture

Annie Loeser

La New Romance et ses genres cousins (Dark Romance, Romantasy, etc.) constituent un phénomène éditorial qui peut déconcerter certains professionnels du livre. Bien que ces genres émergents soient présents en librairie et en bibliothèque sous la forme de livres imprimés, c’est d’abord sur Internet qu’ils trouvent leur public et bâtissent leur succès. Beaucoup d’auteurs et d’autrices de New Romance se sont fait connaître grâce à l’autoédition et à des plateformes en ligne comme Wattpad, Fyctia ou FanFiction.net. Ils y ont trouvé leurs premiers lecteurs avant d’être publiés, alors que les réseaux sociaux leur ont permis d’accroître leur notoriété, en permettant l’émergence de communautés de lecteurs interagissant directement et émettant des avis et des recommandations.

Les bibliothèques doivent prendre en compte le fait que ces nouveaux genres littéraires s’inscrivent dans un paysage numérique dynamique, favorisant la création amateur et offrant une bien plus grande visibilité aux voix minorisées que l’édition traditionnelle. Cet article vise à encourager les bibliothèques à réfléchir à de nouveaux services pour accompagner ces pratiques amateurs et les rendre visibles. Il s’appuie sur un travail de mémoire réalisé en 2024 1

, basé sur des entretiens avec des auteurs et lecteurs de littérature web 2 ainsi qu’une analyse des dynamiques de recommandation de textes en ligne.

La littérature web : une diversité de plateformes, de genres et de publics

L’écriture amateur sur Internet existe depuis longtemps, mais elle a évolué avec le Web, prenant des formes variées que les productions éditées ne reflètent que partiellement. Les écrits qui alimentent aujourd’hui les collections éditées de New Romance et des autres genres apparentés font partie d’un écosystème plus large, où les textes ne s’échangent pas tous sur un mode marchand.

Dans les années 1990 et 2000, la diffusion des écrits amateurs fonctionnait sur un mode non marchand, avec des partages via des listes de diffusion, des forums puis des blogs comme Tumblr ou Skyblog. Avec l’essor des réseaux sociaux dans les années 2010, la diffusion de ces contenus s’est amplifiée, estompant les frontières entre amateurisme et professionnalisme. Les récits les plus populaires ont été repérés par les éditeurs traditionnels et transformés en best-sellers, comme Cinquante nuances de Grey, d’E. L. James en 2012 ou After d’Anna Todd en 2014 3

. Ce phénomène n’est pas limité au monde anglo-saxon. On peut le faire remonter en France à la publication en 2014 de la chronique 4 Facebook Dans la peau d’un Thug, de Nargesse Bibimoune 5, même si c’est plus récemment que le phénomène est devenu plus visible, à travers des succès comme celui de la trilogie Captive, de Sarah Rivens, issue de Wattpad.

En parallèle, des plateformes dédiées à la fanfiction, comme Archive of Our Own (AO3), ont émergé pour défendre une approche collaborative et gratuite, s’opposant frontalement aux tentatives de marchandisation de fanfictions par des acteurs comme Amazon 6

. Les sites de fanfiction reposent sur une logique d’économie du don, où la reconnaissance et la visibilité sont les principales monnaies d’échange. Aujourd’hui, des plateformes comme Wattpad et Webtoon proposent un modèle hybride, combinant gratuité et monétisation. Elles offrent des contenus en libre accès mais également des options payantes, telles que des chapitres disponibles en avant-première ou des abonnements permettant de lire des histoires sans publicité. Ce modèle attire les maisons d’édition qui y voient une opportunité de repérer de nouveaux talents et d’expérimenter des formats narratifs innovants. Ainsi, les éditeurs traditionnels investissent de plus en plus dans ces plateformes pour repérer des talents et publier des best-sellers : Hachette a un partenariat avec Wattpad, Glénat détient la plateforme Fyctia depuis le rachat d’Hugo Publishing, et Editis a acquis Scribay, rebaptisé L’Atelier des auteurs, pour ne citer que quelques exemples.

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Figure 1. Capture d’écran de l’ouvrage Captive de Sarah Rivens dans l’application Wattpad. L’application permet de voir les statistiques de lecture de l’ouvrage et le nombre de personnes qui lui ont accordé un vote favorable (une étoile). L’histoire ayant été éditée dans la collection BMR d’Hachette, elle n’est plus disponible sur l’application dans son intégralité. Il ne reste que les 13 premiers chapitres.

Accompagner des publics hétérogènes

Comprendre que les nouveaux genres littéraires sont étroitement liés à la production amateur en ligne est crucial pour les bibliothécaires, qui ne voient souvent ces œuvres qu’à travers leurs versions éditées et qui font face à des publics inégalement acculturés aux codes du Web. Pour les plus jeunes générations, la lecture sur Internet est banalisée. Si l’on se réfère aux statistiques de téléchargement des applications, au moins 25 % des 18-24 ans en France ont déjà utilisé Wattpad ou Webtoon. La majorité des 82 lycéens interrogés dans le cadre du mémoire avaient déjà utilisé ce type d’application et 60 disaient lire régulièrement sur leur téléphone pour le loisir, contre 48 sur papier. De nombreux jeunes lecteurs découvrent précocement la littérature web du fait des recommandations de leurs pairs. De nombreuses personnes interrogées en entretien font remonter leurs pratiques de lecture sur Internet à des interactions entre amis, à l’école, au collège ou au lycée :

« J’ai commencé avec la plateforme Fyctia [...]. J’étais en troisième, c’est une de mes amies, qui m’en avait parlé et j’ai découvert des histoires très sympas – beaucoup de new romance – et j’ai participé une fois à un concours d’écriture dessus. » (L., 22 ans, lectrice et autrice de fictions originales)

« Au lycée, je m’étais fait des potes qui lisaient beaucoup de Wattpad, et c’est devenu un enjeu de discuter avec les gens de ce qui se passait dans les trucs et tout. J’ai lu un truc sur Wattpad sur Fred et Hermione, super populaire à l’époque. J’avais une pote qui me l’avait recommandé et du coup on en parlait. » (A., 20 ans, lectrice de fanfiction)

Les lecteurs et lectrices de littérature web, lorsqu’ils se retrouvent en bibliothèque face à un rayonnage de New Romance, ont peut-être déjà lu une version préliminaire de certains textes sur des plateformes comme Wattpad ou Fyctia. Ils ont pu interagir directement avec leurs auteurs ou autrices, ou partagé leur enthousiasme avec d’autres lecteurs ou lectrices. Ils apportent alors une charge émotionnelle importante, comme en témoigne cette lectrice :

« Il y a beaucoup d’auteurs que j’ai commencé à suivre sur Fyctia et qui après ont été publiés chez Hugo New Romance. Il y en a pas mal tout compte fait que j’ai pu rencontrer dans la vraie vie, des salons du livre ou ce genre de choses, donc c’était assez émouvant parce qu’il y avait les commentaires, ou on avait pas mal échangé même en messages privés sur Fyctia. » (L., 22 ans, lectrice et autrice de fictions originales)

Ce public « expert » peut formuler des demandes assez spécifiques qui ne coïncident pas toujours avec les pratiques d’acquisition des bibliothèques, notamment en matière d’autoédition. Répondre à ces demandes nécessite de réfléchir en amont à la manière de traiter ces requêtes, qu’il s’agisse par exemple de définir des critères pour s’appuyer sur les suggestions d’achat pour élaborer la politique documentaire, ou d’associer directement les lecteurs aux acquisitions, comme cela se fait parfois pour les mangas 7

. Une veille sur les réseaux sociaux peut également être mise en place pour s’informer directement à la source, ce qui peut nécessiter une formation, tant le vocabulaire des recommandations peut être déroutant pour les non-initiés. Par exemple, la catégorisation des ouvrages sur la communauté des lecteurs de TikTok, le #booktok, ne suit pas les frontières traditionnelles de genre, mais fait un large usage de la notion de trope 8 développée par les communautés de fans.

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Figure 2. Collage d’extraits de vidéos de recommandations sur TikTok utilisant des catégories typiques de la littérature web. (Montage et captures : Annie Loeser)

À côté du public d’initiés ou d’expert, il importe aussi de prendre en compte le public novice, qui découvre des ouvrages issus de la littérature web directement sur les étagères. Lorsque les lecteurs découvrent une série comme Lore Olympus de Rachel Smythe au rayon bande dessinée d’une bibliothèque, ils ne font pas spontanément le lien avec Internet. Un lecteur familier de la littérature web comprendra immédiatement la mention « La série n° 1 sur Webtoon » qui figure sur la couverture, mais d’autres ne devineront pas l’œuvre a d’abord été conçue pour être déroulée linéairement sur un écran. Ils ne sauront pas non plus, si le récit leur plaît et qu’ils ont épuisé tous les ouvrages similaires édités, qu’ils peuvent se tourner vers la littérature web pour en trouver d’autres à leur goût, à moins que les bibliothèques ne mettent en place des dispositifs de médiation pour faire le pont entre leurs collections et ce qui circule sur Internet.

De tels dispositifs peuvent prendre plusieurs formes. Premièrement, la rédaction de guides ou de sitographies, à l’instar de ce qu’ont proposé Kimberley Griffis et Yvonne D. Jones en 2008 dans Public Libraries 9

. Il peut aussi s’agir d’effectuer une curation de contenu, dans une newsletter, un blog, un compte de réseau social, ou en créant une rubrique dédiée dans un magazine.

Proposer des représentations plus diverses

Intégrer dans la recommandation des contenus qui n’ont pas été édités, et donc qui ne sont pas potentiellement présents dans les catalogues des bibliothèques permet de pallier certaines lacunes de l’offre éditoriale. Les lecteurs et lectrices tendent à déclarer que la littérature en ligne reflète une diversité de récits, qu’il s’agisse d’histoires LGBTQ +, de personnages neurodivergents, ou de relations qui échappent aux schémas hétéronormés classiques, plus grands que dans l’offre éditoriale. Les éditeurs qui en publient se concentrent sur les écrits les plus recommandés sur les réseaux sociaux, qui ne représentent pas toute la diversité de ce qui s’y produit.

D’après une étude commandée par Wattpad et menée par Wakefield Research, la majorité des lecteurs nés après les années 1980 estime que la littérature web leur permet d’accéder à des voix minorisées peu présentes dans les circuits classiques. 29 % des lecteurs et lectrices de la « génération Z » – nés après la fin des années 1990 – lisent des fictions catégorisées LGBTQ+, contre 5 % des lecteurs nés avant 1980, une proportion que ne reflète pas la production éditoriale.

Les entretiens illustrent ce phénomène. Plusieurs personnes déclarent se tourner vers la littérature web pour combler un manque de représentation dans la littérature éditée, et notamment dans la littérature jeunesse. Ainsi, une lectrice explique avoir lu des fanfictions se déroulant dans l’univers d’Harry Potter ou de Percy Jackson plus volontiers que les textes originaux, car elle y a trouvé des représentations plus poussées de relations entre personnes de même sexe :

« Dumbledore est gay, mais on le dit après que les livres soient sortis ! […] Sur Percy Jackson, quand il y a eu le premier couple LGBT qui a été confirmé dans le canon de la série, [...] je me souviens avoir réagi très fortement quand je me suis rendu compte qu’il y avait un perso gay dans une série que je lisais. C’était un truc qui n’existait pas dans toute la littérature jeunesse avant. [...] Du coup je me souviens avoir lu plein de fanfics sur ce personnage et son copain. Même si le couple existe dans le livre, c’est pas un des trucs principaux et moi j’étais un peu dans le truc “OMG, c’est trop cool”. » (A., 20 ans, lectrice de fanfictions)

Une autre enquêtée oppose le type de relations qui lui semble « être à la mode » dans la romance éditée, à ce qu’elle aime lire sur Internet :

« Je ne lis pas des fictions pour retrouver les inégalités qu’on voit déjà dans la vie. Je ne fantasme pas sur les inégalités, donc ça ne m’attire pas spécialement. [...] Les thèmes qui m’intéressent ne sont pas publiés. Il y a tout un pan de la romance qui est assez peu exploité. Que ce soit d’un point de vue LGBT ou des personnages différents on va dire. [...] Moi-même je suis neurodivergente, j’ai un handicap, je suis en relation avec une personne trans. Ça, ce n’est pas des choses que je retrouve en littérature. Pas du tout du tout. » (M., 32 ans, autrice et lectrice de fanfictions)

La littérature web constitue donc un moyen d’offrir des histoires qui répondent à une demande de plus de diversité dans les représentations, notamment des dynamiques amoureuses.

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Figure 3. Les tags les plus utilisés sur Archive of Our Own. Les tags sont des mots-clés assignés par les auteurs à leurs histoires. Ils permettent de faire des recherches, mais aussi d’avertir les lecteurs de contenus qu’ils pourraient trouver perturbants, notamment de thématiques violentes ou à caractère sexuel.

Légitimer des pratiques dévalorisées

Mieux connaître les pratiques de lecture sur le Web, c’est pouvoir mieux orienter son public, mais aussi participer à construire une autre image de la lecture, et légitimer des pratiques marginalisées. La littérature web est à la fois dévalorisée de par ses contenus, qui se rapprochent de ceux des littératures dites « de genre », elles-mêmes historiquement marginalisées, et pour sa dimension amateur. Les lecteurs interrogés sont conscients de la hiérarchie culturelle entre littérature éditée et littérature web. Ils remettent en question cette hiérarchie autant qu’ils l’entretiennent en étant plutôt discrets sur leurs lectures sur le Web :

« Pour moi la fanfiction, c’est plus un genre, comme on dirait la fanfiction vs. le roman vs. la poésie vs. le théâtre, plus que… Quand c’est amateur, c’est souvent mal considéré par les gens, mais moi je vois qu’il y a un certain nombre de fanfictions qui sont clairement bien mieux écrites que pas mal de romans qui sont eux-mêmes publiés pour le coup. J’aurais du mal à faire une hiérarchie, parce que pour moi c’est deux choses différentes. J’ai tendance à clairement préférer la fanfiction. Mais il y a des fanfictions qui sont très mauvaises, il y a des fanfictions qui sont très bonnes, comme il y a des romans qui sont très mauvais, des romans qui sont très bons… [...] Pour moi le vrai blocage de la fanfiction c’est que les gens associent ça qu’à “histoires de cul”, et “un truc pour gonzesses” qui est assez mal vu. Du coup c’est vrai que j’irais pas jusqu’à assumer auprès de tout le monde que je lis des fanfictions [...]. La majorité de mes proches le savent, mais j’irais pas dire à des collègues de bureau que je lis des fanfictions, j’irais pas le dire à des gens que je ne connais pas spécifiquement. » (S., 25 ans, lectrice de fanfictions et de webtoons)

Donner une place à la littérature web, c’est donc permettre aux lecteurs et lectrices de voir que d’autres ont des pratiques similaires et qu’ils peuvent échanger sur la question. Il s’agit de faire confiance aux lecteurs et lectrices, qui affirment que des textes de grande qualité peuvent y être trouvés :

« J’ai lu certaines fanfictions certainement mille fois meilleures que certains livres édités… Et même pas forcément des livres édités parce que “elle a du succès sur Wattpad”, non non, même désolée mais… Il a certains bouquins de littérature blanche d’auteurs modernes qui font un tabac pas possible à chaque fois je me dis : “OK. J’ai déjà lu mieux quand même. Et pas forcément qu’en romance, d’ailleurs”. » (M., 32 ans, autrice et lectrice de fanfictions)

Enfin, en parler plus en bibliothèque permettrait d’expliciter que la lecture sur écran, et notamment sur écran de smartphone, est aussi une forme de lecture. En effet, certains lecteurs ont tendance à dénigrer leurs propres pratiques, qu’ils perçoivent comme peu légitimes, ainsi que le décrit une des enquêtées travaillant en bibliothèque :

« J’en ai déjà eu beaucoup des ados, qui arrivent à la bibliothèque et qui me disent “Oh, moi je ne lis pas des vrais livres, je lis sur Wattpad”. »

Une jeune lectrice fréquentant assidûment sa bibliothèque, regrette ainsi que la littérature web n’y soit pas plus présente, et que certains adultes ne voient pas qu’on puisse lire autrement que sur papier :

« Je trouverais que ça a du sens [de faire des recommandations de littérature web en bibliothèque], et puis ça libérerait un peu l’image que les gens en ont. C’est-à-dire que j’ai l’impression que de manière générale la littérature numérique est vraiment sous-estimée, voir jugée comme « mal ». J’ai déjà entendu ça, que les jeunes lisent moins en format papier et que c’est mal. Et moi je trouverais ça intéressant, parce que justement ça permettrait de faire comprendre que la littérature numérique n’est pas forcément une sous littérature et qu’elle pourrait avoir sa place. » (C., 17 ans, autrice et lectrice de fiction originale)

Elle regrette l’absence de référence à la littérature web dans le club de lecture destiné aux adolescents qu’elle a fréquenté plusieurs années en médiathèque :

« J’aurais trouvé ça vraiment intéressant si dans ce club de lecture, en plus des lectures papier sur un même thème, on m’avait proposé, je ne sais pas, trois-quatre ouvrages numériques type Wattpad qui portaient aussi sur le thème. En plus, il y avait aussi des films, des BD, ou des mangas, ça aurait pu… »

Il s’agit donc de participer à donner une nouvelle image à l’objet livre, en lien avec l’évolution des pratiques.

Rendre la lecture plus accessible

S’il est particulièrement important de faire des bibliothèques des lieux qui valorisent et légitiment les pratiques de lecture dans leur diversité, c’est aussi parce que certaines caractéristiques formelles de la littérature web facilitent l’entrée dans la lecture et dans l’écriture, et peuvent constituer des outils intéressant pour plus d’inclusivité. Premièrement, une grande partie des textes web est très facilement convertible au format EPUB, ce qui permet ensuite de faire varier la taille des caractères et la police afin de l’adapter à des difficultés cognitives ou visuelles. Cette caractéristique est partagée avec la littérature éditée au format numérique, mais l’accès à la littérature web permet d’élargir le champ des lectures possibles, sachant que l’offre numérique éditée n’est pas aussi large que l’offre papier. Une lectrice explique ainsi que la littérature web est pour elle un moyen d’accéder à des contenus en police agrandie qu’elle n’arrive pas à trouver en bibliothèque :

« Je ne lis plus en papier, parce qu’il faut que je lise sur liseuse avec police agrandie, donc même ce que je lis de littérature publiée de toute façon, c’est des epub, c’est sur liseuse. Parce que j’ai une très mauvaise vue et que, soyons clairs, le choix de livres en police agrandie en bibliothèque est quand même très restreint. Et puis c’est des gros livres qui ne sont pas confortables à porter sur les poignets, contrairement à ma liseuse où je peux gérer la police comme je veux. [...] Très clairement, je suis contente d’avoir perdu ma vision dans les années 2010-2020, parce que si ça avait été dans les années 70-80, ça n’aurait pas du tout été le même handicap, parce que j’ai toujours été une énorme lectrice. » (S., 33 ans, autrice de fictions originales et lectrice de fanfictions)

Le format numérique est aussi appréciable pour les publics ayant des difficultés à se déplacer. Les bibliothèques pourraient promouvoir ce format à destination des personnes âgées à mobilité réduite, sachant qu’elles sont moins susceptibles que les plus jeunes d’avoir déjà connaissance de cette offre et d’être familières avec le vocabulaire propre aux différentes plateformes.

Enfin, le contenu même des textes de littérature web les rend parfois plus accessibles en termes cognitifs. S’il s’agit de fanfiction, ces textes impliquent des personnages et des univers déjà familiers. Hors fanfiction, les webnovels reposent souvent sur des tropes et des schémas narratifs clairement identifiables, et généralement annoncés explicitement grâce aux tags associés. Parmi les personnes interrogées, trois ont déclaré avoir substitué la lecture de littérature web à la lecture de littérature éditée pour des raisons de fatigabilité.

« Récemment, j’ai été malade, donc ça a beaucoup changé les choses. Avant, je lisais beaucoup de nouveautés, et globalement, tout ce qui recevait un prix ou était nommé à un prix, j’allais le lire dans l’année. [...] Maintenant, ça demande un peu trop d’énergie mentale pour moi. [...] Je dirais que ces deux dernières années, j’ai lu plus de fanfics que de livres originaux, et que c’est relativement récent. Parce que j’ai toujours lu des fanfics, mais j’ai des problèmes cognitifs et c’est beaucoup plus facile de suivre une fanfic où je connais déjà le contexte, les personnages et ainsi de suite. Même s’il y a toujours des choses nouvelles, c’est le principe de la fanfic. Je vais lire des alternative universes 10 complets avec des histoires qui n’ont rien à voir avec le truc, mais au moins je connais les persos, je connais leur caractère, je sais qui va être un gentil, qui va être un méchant, ce genre de choses. Du coup, c’est beaucoup moins intellectuellement pesant. [...] C’est clairement parce que j’ai des problèmes de mémoire et de concentration, et que je lâche prise en fait sur les bouquins où je n’ai pas assez de contexte, parce que ça ne s’imprime pas. Mes pratiques de lecture ont beaucoup changé pour des raisons de santé. » (S., 33 ans, autrice de fictions originales et lectrice de fanfictions)

De plus, il est facile de trouver en littérature web des formats trop courts pour être édités, qui conviennent mieux aux difficultés de concentration :

« Je n’arrivais pas à lire des romans. Alors que des fanfictions qui durent un chapitre, c’est quand même vachement plus simple. Donc ça fait quelques années que j’ai complètement arrêté de lire des romans. » (M., 21 ans, auteur et lecteur de fanfictions)

« Je n’arrive pas à rentrer dans les livres. J’ai fait des études qui demandaient pas mal de concentration et de travail, je n’ai pas eu beaucoup de temps libre, et les livres, j’ai l’impression qu’il y a une pression à avoir 3-4 heures devant moi pour vraiment rentrer dedans. Alors que tu peux prendre une fanfiction de 2 000 mots, tu vas la lire rapidement et ça va être fini. Du coup, tu peux en lire plusieurs et ça demande moins d’implication, je sais pas, émotionnelle, en tout cas d’implication en temps. Je n’ai pas lu un “vrai” roman depuis 3 ans je pense ? Par contre j’ai lu énormément de fanfictions entre-temps, y compris des fanfictions bien plus longues qu’un roman (rires). » (S., 25 ans, lectrice de fanfictions et de webtoons)

Cette ressource mérite d’être valorisée et pourrait enrichir les dispositifs « Facile à lire ».

Démocratiser l’écriture par l’interaction sociale

Mais si la littérature web permet d’élargir les possibilités de lecture, elle est aussi une démocratisation de l’écriture, pratique qu’elle ancre dans des interactions sociales poussées.

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Figure 4. Collage d’interactions entre lecteurs et auteurs sur Archive of Our Own, Facebook, Wattpad et Webtoon. (Montage et captures : Annie Loeser)

Les entretiens révèlent que presque tous les auteurs et toutes les autrices enquêt·ées sont entré·es dans l’écriture par une forme de jeu, de défi, ou par des formes ludiques : drabbles 11

concours de nouvelles, engagement dans le NaNoWriMo 12. La pratique de l’écriture collective semble aussi relativement répandue, qu’il s’agisse de tenir un blog à deux, ou d’écrire une histoire à plusieurs mains.

Ce type de pratiques permet d’entrer dans l’écriture en réalisant qu’on en est capable, et qu’écrire n’est pas forcément un travail solitaire. La question du plaisir de l’écriture a été centrale dans les récits qu’ont faits les personnes enquêtées en entretien, et notamment d’un plaisir dérivé du partage désintéressé. Ainsi que la référence à l’écriture comme don ou comme cadeau, deux enquêtées ont déclaré échanger chaque année des textes pour Noël, sous la forme de calendrier de l’avent ou de Secret Santa :

« Tous les jours on a un thème d’écriture, et on doit écrire un petit texte sur ce thème. Et là c’est vraiment du partage, du partage. » (C., 17 ans, autrice et lectrice de fictions originales)

« On s’échange des noms, et pour la date de Noël on s’écrit quelque chose en rapport avec ce que la personne voudrait avoir. C’est un exercice d’écriture, parce qu’on n’écrit pas ce qu’on veut, on veut faire plaisir à la personne. » (L., 24 ans, autrice et lectrice de fanfictions)

Un enquêté s’est lancé dans l’écriture suite à une histoire improvisée lors d’un repas de Noël, qu’il a voulu ensuite rédiger pour ses filles, et qu’il a fini par publier sur Wattpad puis chez Gallimard dans la collection Folio SF.

Les ateliers d’écriture existent déjà dans nombre de bibliothèques, mais l’examen du plaisir pris aux interactions communautaires dans les pratiques de littérature web incite à prendre en compte au moins autant l’aspect social que l’aspect créatif dans la mise en place de ces dispositifs.

L’étude de la littérature web révèle enfin l’importance des écritures paralittéraires dans les pratiques sociales qui entourent la lecture. Commenter, recommander, critiquer : ces formes d’écriture constituent une part non négligeable des pratiques des lecteurs et lectrices sur Internet, même si ce ne sont pas celles spontanément mises en avant par les enquêtés.

De manière générale, la conception culturellement dominante de l’écriture tend à placer les écritures utilitaires – écriture de messages, de commentaires, de conseils, de modes d’emploi… – au second plan par rapport aux pratiques d’écriture créative. Anne Cordier et Christine Mongenot remarquent ainsi, dans leur enquête sur les pratiques adolescentes que : « Deux imaginaires très forts liés à la pratique d’écriture sont ainsi prégnants : se définir comme scripteur, c’est à la fois d’abord écrire de façon créative, élaborée, sans se limiter aux écrits du quotidien, mais aussi écrire à la main, de façon importante, en dehors des obligations scripturales scolaires », et que de ce fait, « les adolescents interrogés ont tendance à occulter tout un pan de leurs écritures quotidiennes » 13

. Les bibliothèques peuvent jouer un rôle clé en valorisant ces formes d’écriture inspirées des pratiques en ligne, qu’il s’agisse de posts de recommandations, de commentaires voire de traductions.

La littérature web ne se limite plus aux textes amateurs : elle joue désormais un rôle important dans le monde du livre. Intégrer cette réalité en bibliothèque permettrait d’offrir une médiation plus inclusive, en phase avec les pratiques réelles des lecteurs. En accueillant les écritures amateurs et institutionnelles, les bibliothèques ont l’opportunité de devenir des passerelles entre ces mondes et de promouvoir des pratiques de lecture et d’écriture plus accessibles, qu’elles soient sur papier ou écran.